vendredi 26 septembre 2025

CUTTER'S WAY de Ivan Passer (1981) par Luc B.


Un bel exemple de film invisibilisé, sacrifié (plus que "maudit" puisque tout de même conforme aux vœux de son auteur) que ce CUTTER’S WAY, qui a eu la malchance de sortir chez United Artists un an après le naufrage financier de LA PORTE DU PARADIS de Michael Cimino, chef d'oeuvre absolu qui pourtant précipitera la faillite du studio. 

Le scénario que Jeffrey Alan Fiskin a tiré du bouquin « Cutter and Bone » devait être réalisé par Robert Mulligan, avec Dustin Hoffmann en vedette. Les studios voulaient une star. L’agenda de l’acteur n’étant plus compatible, il se retire du projet, du coup, Mulligan aussi. 

On soumet une liste de réalisateurs à Fiskin, qui pointe du doigt le seul qu'il ne connaissait pas : Ivan Passer. Un compatriote de Milos Forman, figure de la Nouvelle Vague tchèque, dont les premiers films américains ont été remarqués. Le studio embauche Jeff Bridges, le petit jeune qui monte (LA DERNIERE SEANCE, LE CANARDEUR, KING KONG) qui tourne actuellement LA PORTE DU PARADIS auquel on croit (encore) beaucoup. Pour le rôle-titre, le réalisateur exige John Heard, jusqu’ici acteur de théâtre. 

La suite, c’est de la tambouille de studios : désaccords, turn-over, démissions, restrictions budgétaires. Bref, personne pour accompagner le film qui se vautre lors des premières projections de presse. On remballe les bobines, on change le titre (CUTTER AND BONE suggérait un film sur des chirurgiens !), on ressort le film. Et la bonne idée est de le présenter en festivals, genre Arts et Essais, où il commence à gagner ses galons.

CUTTER’S WAY s’inscrit dans la veine 70’s des films de anti-héros, de remise en cause du modèle américain, de l’après Vietnam. Alex Cutter pourrait être un proche cousin du Travis Bickle de TAXI DRIVER, un vétéran rempli ras la gueule de colère, prêt à repartir en guerre, mais contre son pays. 

Le titre français est « La Blessure », parfois « La Déchirure », que je préfère. On pourrait même l’appeler « La Fracture ». Car CUTTER’S WAY est un film fracturé, à l’image de son héros, qui a perdu jambe, bras et œil gauches. Fracturé comme le pays, les notables comme le magnat du pétrole JJ Cord d’un côté, et les ploucs de l’autre ; les valides, les invalides ; les Blancs, les Noirs.

Dans la première scène avec Alex Cutter, dans un bar, à deux Noirs qui jouent au billard, il braille : « Comment faut vous appeler ? Bamboulas, Négros ? ». Malaise. Son pote Richard calme le jeu : « Tu pourrais les appeler... messieurs »

Cutter est aussi aigri, irascible, cynique, que Bone est lisse, tout beau, creux, indécis. Il est vaguement commercial dans une marina, un job acquis grâce à un copain. Mais il fait surtout le gigolo auprès de rombières, et visiblement ce n’est pas un as au pieu. Entre les deux hommes y'a Maureen, la femme d’Alex (superbe Lisa Eichborn), dépressive et alcoolique, qui n’en peut plus des subites crises de son éclopé de mari.

Voilà le tableau. Et on s’étonne que le public, qui vient d'élire Ronald Reagan, n’ait pas adhéré à cette vision de l'Amérique chrétienne et triomphante ?

Alex, Richard et Maureen forment un bizarre ménage à trois, les relations sont ambigües. Au départ on pense même que les deux derniers sont ensemble. Scène superbe où Maureen, dans les vapes, tend une main tendre vers Richard, torse nu. Moment suspendu. Il s’approche, hésitant, mais elle le stoppe : « Non, pas toi, la bouteille… » désignant la vodka. Plus tard, il la reluquera alanguie dans son transat, le peignoir à l'abandon, elle lui demandera : « Le spectacle t'a plu ? ».   

Le générique du film est un long plan fixe (en longue focale qui écrase la perspective) axé sur une parade de rue, avec fanfare et majorettes. Images d’abord en noir et blanc, la couleur arrive ensuite, léger ralenti, pas de son direct. La liesse est muette. Et il suinte de la superbe musique de Jack Nitzsche une angoisse sourde qui prend aux tripes, et intrigue. Dès le départ, donc, fracture entre ce qu'on voit et ce qu'on entend.

Rien n'est raccord dans ce film. Autant les intérieurs sont baignés de lumières ocres, chaudes, à la manière de LE PARRAIN, autant les extérieurs peuvent être d’un froid bleuté, et les nuits noires, opaques, pluvieuses, justes lardées de néons (le directeur photo Jordan Cronenweth éclairera BLADE RUNNER l’année suivante, on a fait pire).

C’est une nuit sans jour, sous des trombes d’eaux, que Richard Bone est témoin d’un meurtre. Tombé en panne de voiture dans une ruelle, il croit voir un type larguer un paquet dans une poubelle. Et s'enfuir. Le lendemain, des éboueurs découvrent le corps d’une jeune majorette, disloquée, violée, et la voiture de Bone à proximité. Les flics l’identifient, l'embarquent et l'interrogent. Bone n’a rien vu ou presque, il faisait nuit. Et à vrai dire, il s’en fout un peu. 

Valérie (la douce et jolie Ann Dusenberry), la sœur de la victime, ne comprend pas ce mutisme, lui colle aux basques, lui met la pression, lui fait les yeux doux. Scène sans équivoque, lors d'une balade en bateau, lorsqu'elle colle la main de Bone dans son décolleté. Plus tard, c’est Alex qui lui passera la main sous la jupe.

Celui qui va foutre le pied qu'il lui reste dans la merde, c’est Alex Cutter. Qui s’est trouvé une croisade : retrouver l’assassin de la majorette. Et il a de brillantes intuitons. CUTTER’S WAY s’apparente au Film Noir, avec son détective alcoolo, ici éclopé, bandeau sur l’œil comme un pirate, une enquête sur un meurtre, la lutte des classes en filigrane. Quand Richard pense reconnaitre en JJ Cord le gars qu’il a vu cette nuit-là, Cutter fomente son plan. Faire chanter l’assassin, l’obliger à se dénoncer. 

JJ Cord n'est pas vraiment un personnage, c'est une figure omniprésente, un symbole, toujours filmé de loin, lunettes miroir sur le nez, inaccessible. Quand enfin il y aura confrontation, Passer le filmera, fier, devant son portrait au mur, dans toute sa puissance, les deux autres au sol, comme des cafards.

Dans sa quête jusqu’au-boutiste, Cutter me rappelle le Lee Marvin de LE POINT DE NON RETOUR de John Boorman. Quand sa maison partira en flamme, ce qui décuple sa colère - sans que l'on sache la cause du drame - on pense à L’ANNEE DU DRAGON de Cimino. A une nette différence près : Ivan Passer se contrefout de l’aspect policier de son film ! 

Il ne s'intéresse qu'à son trio de paumés, aux dépens de son intrigue, ressassant un peu trop les scènes d'hystérie de Cutter, ses diatribes contre les USA et le monde entier, qui part en vrille à la moindre contrariété. A une fête foraine, il tire au flingue sur la peluche que Valérie vient de gagner au ball-trap. Et pour garer sa voiture, il défonce celle du voisin pour prendre la place. Excessif est un euphémisme pour le décrire. L'acteur John Heard est habité par le rôle, grandiose et horripilant. C’est à la fois la force du film, mais aussi sa limite. 

A une réception mondaine chez JJ Cord (j'ai pensé à VERA CRUZ avec l'intrusion des petits chez les grands) on le voit chevaucher un cheval, défoncer une baie vitrée, sur une musique de western, tel le chevalier blanc, ultime baroud d'honneur contre les corrompus, les vicieux. La scène est osée, mais trouve sa place dans l'ensemble, on bascule dans l'irrationnel, l'absurde. Sans comprendre finalement si cette croisade était justifiée. Un final proche du PRIVÉ d'Altman

CUTTER’S WAY est un film d’un pessimisme profond, nihiliste, dans la lignée des thrillers paranoïaques 70’s, devenu culte au fil des années. Est-ce le chef d'œuvre maudit comme souvent décrit ? Le scénario a tendance à boiter, comme son héros. C’est en tous cas une œuvre atypique, dérangeante, une balade tragique peuplés de détraqués sociaux, sexuels, ultime fiesta avant de crever. 


couleur  -  1h50  -  format 1:85              

7 commentaires:

  1. J'connais pô. Jamais entendu parlé 😲
    Par contre, "La Déchirure", oui 😉 Grand, très grand film.

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  2. Mais, mais, mais oui !!! C'est Pif qu'on assassine dans la piscine !!! Shocking !

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  3. "La déchirure", oui, grand film, mais homonyme, ça n'a pas grand chose à voir !

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  4. Shuffle Master.26/9/25 21:49

    Pareil, connais pas, jamais entendu parler. Ça m'intéresse fortement, mais où peut-voir ça? D'accord aussi pour La Porte du paradis. malgré Isabelle Huppert. Pour ceux qui suivent ma carrière, j'avais annoncé être recruté par un trio acoustique avec audition ce soir même. Les gougnafiers m'ont signifié hier que ça ne les intéressait plus... J'ai bossé 8 ou 9 morceaux pour que dalle. Je donne le nom du groupe Lone & Quiet (annonce Zikinf / Landes ) pour leur signifier qu'ils sont passés à côté de la gloire.

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    1. "malgré Isabelle Huppert" : non, aussi grâce à. Elle est la "touche" européenne, en total décalage avec le décorum américain, aussi par son jeu. Une Meryl Streep, à laquelle on aurait pu penser à l'époque, n'aurait pas apporté la même fraicheur, le même instinct. Il jouait quoi ton trio acoustique ? Quels genres de morceaux tu as bossés ? Ca veut dire quoi "ça ne les intéressait plus". Pas intéressé par un batteur ? Seigneur, pardonnez leur, ils ne savent pas ce qu'il perde.

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    2. Moi qui pensais qu'il n'y avait que d'insupportables bandas dans les Landes ! Il y aurait donc aussi des groupes de musiques ? Je viens de passer 10 jours près de Contis , a part les hordes de blonds teutons en combi VW et planches de surf .....culturellement ca semble aussi désert que la dune du Pila en hiver! C'était quoi ton band Shuffle , des reprises acoustiques de Gov't Mule ?

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    3. Shuffle Master.27/9/25 09:04

      La côte landaise, c'est, culturellement, des bandas, effectivement, ainsi que des groupes de reprises de Patrick Sébastien, Goldman et Johnny, des courses de vachettes et des concours de T-shirts mouillés. Il y avait quelques standards de soul: Cry to me, Two of us..., du Amy Winehouse, des trucs assez calmes.

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