vendredi 14 mars 2025

L'ILE de Robert Merle (1962) par Luc B.

 


Robert Merle, c’est un peu comme Stephen King, ou Philip K. Dick, on connaît ses romans parce qu’ils ont été adaptés au cinéma. WEEK END A ZUYDCOOTE d’Henri Verneuil, MALEVIL de Christian de Challonge, UN ANIMAL DOUÉ DE RAISON de Mike Nichols, LA MORT EST MON MÉTIER de Theodor Kotulla. Et personne n’a pensé à adapter L’ÎLE ? C’était presque déjà fait, puisque que ce formidable roman d’aventures s’inspire du récit LES RÉVOLTÉS DU BOUNTY, qui a déjà donné trois films, la version de 1935 avec Clark Gable (superbe, la meilleure ?), celle de 1962 avec Marlon Brando (format hyper scope 2:76), et en 1984 avec Mel Gibson.

Robert Merle, décédé en 2004 (95 ans aux pruneaux) aimait s’inspirer de faits réels, s’entourer de données sociologiques ou scientifiques. Il faisait de longues recherches pour bâtir la trame de ses romans sur des données précises. Pour L’ÎLE, il a donc fouillé toute la documentation possible et inimaginable de l’aventure du Bounty. Ce qui l’intéressait, le thème qu’on retrouve notamment dans le fabuleux post-apocalyptique MALEVIL, c’est comment s’organise une société humaine, et quelle idée on se fait de la justice.

J’y avais fait référence en parlant de SA MAJESTÉ DES MOUCHES de William Golding. Où comment des gamins naufragés sur une île déserte récréaient un semblant de société. Pas de naufrage, ici, mais une mutinerie. Celle des marins du Blossom, voilier britannique, qui après une énième crise d’autorité du tyrannique commandant Burt - le genre de salopard qu’on adore détester - prennent le pouvoir. 


Burt avait frappé à mort un jeune mousse qui avait eu outrecuidance de mouiller son uniforme, puis fait jeter le corps à la mer sans même une bénédiction. L’équipage se rebelle, Mason, le commandant en second, tire sur Burt. Puis ordonne de mettre le cap sur Tahiti, et propose ce marché à l'équipage : rester sur place, puis regagner l’Angleterre, ou chercher une île où s’installer, pour échapper à la justice - la mutinerie étant passible de la peine de mort.

Une poignée d’hommes accepte, dont le lieutenant Purcell. Des tahitiens sont recrutés aussi, ainsi que des femmes. Au total, quinze hommes et douze femmes, Mason refusant d’en prendre davantage, pour lui c’est déjà douze de trop. Après plusieurs semaines de navigation, une île non référencée sur les cartes se profile à l’horizon.

On s’y installe, le Blossom est démantelé pour y récupérer un maximum de matériaux qui serviront à construire le village, c’est le charpentier Mac Leod qui s’y colle. La hiérarchie militaire est abolie, les hommes forment une assemblée démocratique. Les premiers problèmes arrivent lors du partage des femmes...  

Le roman brasse de grandes scènes d’aventures, maritimes d’abord, puis terrestres. Construction d’un palan, démantèlement du Blossom, construction des maisons, exploration de l’île... Belle scène de suspens lorsqu’un bateau est repéré, croisant au loin, menaçant d’accoster et donc de découvrir les mutins. Que faire ? Se planquer ou attaquer les premiers pour se débarrasser de témoins gênants ? Il y aura par la suite d'autres épisodes tendus, des scènes de fusillades, qui au fil des pages n’épargneront pas grand monde. Voilà pour le roman d'aventure...

Mais c'est aussi un roman psychologique, politique. Avec une formidable galerie de personnages, et de portraits. Le dégalonné Mason qui se drape dans sa dignité d’officier, refusant de s’abaisser aux votes de cette assemblée de sous-hommes, l’idéaliste Purcell, élément central, le seul à parler le tahitien, Mac Leod qui prend de l’ascendant, se rêve calife à la place du calife, et son sbire Smudge, la fouine plein de rancoeur, Hunt le balèze qui ne s'exprime qu'en borborygmes. Et les vahinés, la colosse Omaata, la frivole Itia, la douce Ivoa, la femme de Purcell. De petites querelles en grands débats (les tahitiens devraient-ils avoir le droit de voter, d’avoir une femme, un lopin de terre à cultiver ?), d'affrontement oratoires puis armés, la démocratie s'effrite et fait place à un système autoritaire.

Si cette société miniature était basiquement modelée en deux ethnies (les anglais et les tahitiens), chacune va encore se scinder, comme une division cellulaire, de multiples entités prêtes à s’affronter. Robert Merle observe la communauté se disloquer, sous le poids des classes sociales, des cultures, des croyances, envenimée par la jalousie, la veulerie, la recherche du pouvoir. Les regards, les gestes, les intonations de voix sont disséqués, Merle creuse au plus près, avec une minutie de mots. A mesure que le roman avance, et que les personnages disparaissent, souvent violemment, les relations sont toujours plus tendues, chacun son camp, son bastion. L’île paradisiaque devient un enfer que l’on ne peut pas quitter.

L’ÎLE est un formidable roman, merveilleusement bien écrit, précis, exigeant, mais populaire, qui accuse tout de même quelques longueurs, un rythme qui faiblit parfois, mais passionnant jusque dans son épilogue d'un pessimisme profond. 

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