On ne remercie jamais assez
l’inventeur des boites à livres. Rien que l'idée qu'un bouquin écorné passe anonymement de mains en mains, c'est beau ! C’est tout de même génial,
au coin d’une rue, cet alignement d'ouvrages en libre-service,
plus débarras qu’autre chose, certes, mais quand on a la main
heureuse, on tombe sur de bons trucs.
Comme ce CARTE VERMEIL, du
fameux duo Boileau-Narcejac (je connaissais les ouvrages de
Jacob-Delafon, moins passionnants, trop techniques) célèbre notamment pour les adaptations qu’en ont faites HG Clouzot, et
Hitchcock. D’ailleurs, il se dit que Hitchcock était tellement
écœuré du succès de LES DIABOLIQUES (1955), parce qu’il n’avait
pas eu l’idée en premier, qu’il s’empressa d’adapter D’ENTRE
LES MORTS (en bonne position sur ma table de chevet) qui deviendra à l’écran VERTIGO (1958).
Les
premières pages de CARTE VERMEIL semblent nous plonger dans la
France surannée des années 50. Pourtant ce bouquin a été écrit en 1979.
C’est justement cet aspect désuet qui en fait un roman pépère,
genre vieux fauteuil club qui sent légèrement le renfermé, mais méfions nous des apparences, le regard des auteurs sur cette petite société est pleine d'ironie et d'acuité.
L’action se situe dans une maison de retraite, Les Hibiscus. Le narrateur est Michel Herboise, un pensionnaire, veuf, qui traîne sa
solitude et sa sciatique, de sa chambre au réfectoire, du réfectoire
à sa chambre. Ca commence par : « Il y a 412 pas jusqu’à
la grille. Il y a 4222 pas jusqu’au banc, au fond du parc, mon
banc. Personne ne m’y rejoint jamais ». La solitude lui pèse
tellement qu’il nous confie avoir préparé son suicide, par
poison, c'est l'affaire de quelques jours.
Ces pages sont très
belles, mélancoliques, tristes. La vieillesse et la solitude inerrante décrite avec justesse et économie de mot. Herboise consigne ses faits et
gestes, ses projets morbides, dans un cahier qu’il cache au fond
d’un tiroir.
Il suspend finalement l’exécution de son projet empoisonné. Car un couple de nouveaux pensionnaires est arrivé, les Rouvre. Lui, ancien magistrat, qu'on dit grabataire, ne quitte jamais sa chambre, et sa femme Lucile, la soixantaine encore pimpante, collet monté, que la directrice
installe pour les repas à la table d’Herboise, qu’il partage
avec Jonquières et Vilbert.
Les
auteurs décrivent les petites habitudes de chacun, les manies,
Vilbert et ses pilules alignées sur la nappe, tout le monde est très
respectueux, dans tout on y met les
formes. En réalité, on se délecte des
derniers cancans, les infirmières sont une source inépuisable de
ragots, on jalouse la chambre plus grande du voisin, ou mieux
orientée au soleil. Michel Herboise ne fait pas exception. Ce qui
lui redonne des couleurs aux joues, c’est justement d’avoir
surpris Jonquières et Lucile Rouvre, dans le parc, à deux doigts
de s’engueuler. Ces deux-là se connaissaient donc déjà ?…
Le
roman va basculer dans un récit de détective en charentaises. Michel Herboise pourrait
être un cousin de Miss Marple, le mystère le titille. Un soir,
après le dîner, il retrouve Jonquières sur la terrasse, il le sonde,
ne sait pas trop comment obtenir plus d’informations. Le lendemain,
Jonquières est retrouvé mort, tombé de la dite terrasse, un stupide
accident, il avait oublié ses lunettes qu’on a retrouvées dans sa
chambre, ça explique tout. Sauf qu'Herboise se rappelle très
bien que la veille, à moins que sa mémoire ne vacille, son compagnon avait ses lunettes sur le
nez…
La
manière dont les auteurs versent pas à pas dans le polar est
assez diabolique. Des petits riens, des observations, des intentions
voilés, des bouts de phrases qu’on lâche, et qui prennent un sens
différent du point de vue du narrateur, qui s’improvise
détective pour rompre la monotonie des journées. Ses rapports avec
Lucile Rouvre évoluent dans une direction inattendue. L’intime
s’immisce, une confiance, une complicité, une amitié presque, des
sentiments qu’il faut cacher des autres, pas question de s’afficher
aux Hibiscus, c’est une bonne maison, et les ragots circulent vite. Et
puis à leurs âges, voyons, ça n’se fait pas. Là encore, belles pages sur l'amour au troisième âge. Ce qui est
intéressant, c’est comment chaque scène peut, du point de vue
d’Herboise, se lire, se comprendre différemment.
Plus Lucille et Michel se rapprochent, plus les pensionnaires tombent comme des
mouches, à chaque fois des accidents malencontreux… On
cogite avec le narrateur, d’autant qu’il se confie toujours à
son cahier, y élabore des hypothèses. Il y a un petit côté Agatha
Christie, par le huis-clos, ces personnages bourgeois, comme d’un
autre âge, ça sent la naphtaline et le vernis craquelé des
apparences. La tension est soutenue bien qu’aucun artifice du thriller
contemporain ne soit utilisé, c’est très intelligemment conçus,
écrit (une belle langue). Le lecteur ne sait plus si Herboise a l’esprit qui déraille, si son imagination lui joue des tours juste
pour tromper son ennui, ou si un prédateur rode réellement dans les
couloirs.
Ca se lit vite, mais surtout, ça se lit bien !
"Rien que l'idée qu'un bouquin écorné passe anonymement de mains en mains, c'est beau !"
RépondreSupprimerSauf si le précédent propriétaire avait les mains sales ou contaminées...
Pas faux, j'aurais du écrire : "de mains en mains gantées". D'ailleurs, les dites boites étaient verrouillées pendant le covid !
SupprimerAnecdote :
RépondreSupprimerUne dame avait accompagné sa fille voir Les diaboliques de Clouzot puis Psychose de Hitchcock…. elle écrivit une lettre incendiaire à Alfred :
"Depuis avoir vu ces films, ma fille ne veut plus se laver, ni dans une baignoire ni sous la douche…….."
Hitchcock lui répondit ! "Vous avez essayé le nettoyage à sec" ?
Quoique de nos jours il y a éléphant bleu :) Le karcher est très efficace...
RépondreSupprimerLà, on est dans le roman noir (ou gris plutôt). Quant à Jacob Delafon, il sont publiés dans la collection Blanche, chez Gallimard.
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