lundi 21 octobre 2024

DOUBLE FOND de Elsa Osorio (2018) - par Nema M.


Dans la corbeille de fruits sur la desserte de la cuisine, il n’y a que des poires. Nema s’en étonne et interroge Sonia :

- Sonia, pourquoi il n’y a que des poires comme fruits ?

- Il y avait une promotion sur les poires William d’Argentine, alors j’en ai pris 5 kg… Et puis l’un des petit-filleuls de Madame Portillon est parti en Argentine étudier la médecine à l’Université de Buenos Aires…

- Tu sais où se trouve l’Argentine ? Tu ne penses pas qu’on a nous aussi des poiriers en France et en Europe ? Hein ?

- Bof

 

Elsa Osorio

On connait mal, voire très mal, voire pas du tout l’histoire de ce pays d’Amérique Latine de plus de 47 millions d’habitants. Peut-être que l’on sait qu’aujourd’hui les universités argentines sont très bien placées au niveau international. D’où le départ de l’un des petit-filleuls de Mme Portillon pour y faire sa médecine. Pour entrer plus facilement dans « Double fond » de l’autrice argentine Elsa Osorio, je propose un petit rappel historique très sommaire et approximatif : juste après la deuxième guerre mondiale, Juan Domingo Perón prend le pouvoir. Les besoins alimentaires dans le monde de l’après-guerre font que l’Argentine s’enrichit grâce en grande partie aux exportations de produits agricoles. Eva Perón, première femme de Juan Domingo, met en place des mesures sociales et le droit de vote des femmes mais meurt en 1952 (Réécoutons Don’t cry for me Argentina chantée par Madonna). Perón est destitué par la Révolution Libératrice en 1955 puis il remporte des élections en 1956 mais vont ensuite se succéder des coups d’état et des périodes de dictature militaire jusqu’à son retour au pouvoir en 1973. Il doit alors faire face à des terroristes de droite et de gauche. Il meurt en 1974. La présidente qui lui succède (sa troisième épouse) sera rapidement renversée pour faire place en 1976 à une junte militaire qui gardera le pouvoir jusqu’en 1983 (période de la « guerre sale »). C’est enfin le retour de la démocratie en 1983.

 

2004-1978 ou 1978-2004. Navigation entre ces deux dates pour deux histoires distinctes ou en parallèles ? Cela peut paraître déroutant, mais il faut entrer dans les deux récits et apprécier cette mise en perspective d’une période douloureuse de l’Argentine à l’aune d’un regard de jeunes trentenaires de 2004.

 

Plage de la Turballe
 

Muriel Le Bris est une jeune journaliste bretonne qui est envoyée de Nantes à Saint-Nazaire pour y couvrir les faits divers. Ce n’est pas vraiment une promotion, mais son caractère franc et direct fait qu’elle n’a pas toujours une relation simple avec son patron, le rédacteur en chef du journal. Alors désormais, elle couvre les chiens écrasés, les accidents de circulation, et les foires de Saint-Nazaire et environs… Un jour de 2004, une morte est trouvée par un pêcheur à La Turballe. Le corps est identifié : il s’agit de Marie Le Boullec, une femme médecin bien connue dans le milieu hospitalier. Une femme discrète et sans histoire, peu causeuse, très dévouée à ses malades. Veuve depuis relativement peu de temps d’Yves Le Boullec, photographe d’art et de presse, Marie se serait-elle suicidée ?

  

Muriel est curieuse. Cette noyée l’intrigue. Elle va fouiller partout et bien entendu, elle commence par aller voir son ami le commissaire Fouquet. Et c’est d’ailleurs ce dernier qui lui parlera le premier de l’histoire des noyés argentins (Marie Le Boullec était d’origine argentine) ces gens que la junte faisait disparaître en les balançant vivants depuis un avion au-dessus de la mer : choc fatal et disparition des corps assurée. Muriel interroge la voisine des Le Boullec, Geneviève Leroux. Curieusement, Geneviève ne croit pas au suicide. D’autant que Marie et elle s’entendaient bien, Marie passait chez Geneviève en rentrant du travail pour se détendre, elles prenaient de thé ensemble, et Marie ne paraissait pas déprimée.  De plus, depuis quelques temps, Marie venait chez Geneviève pour utiliser son ordinateur et envoyer des messages.

 

Short Skyvan : les "avions de la mort"
 

Mais qui était vraiment Marie Le Boullec ? Maria Landaburu, née en Argentine et arrivée en France en 1978 ? Pourquoi le cadavre présente-t-il de nombreuses fractures ? Quels sont ces messages en espagnol signés Soledad et adressés à un certain Matias que Geneviève montre à Muriel sur son ordinateur ? 

Dans les mails de Soledad à Matias, il y a beaucoup d’allusion à la période des FAR (Forces Armées Révolutionnaires) et des Montoneros, autre mouvement révolutionnaire plus à droite, deux mouvements qui fusionneront dans les années 70.

Dans les récits de 1978, on découvre une jeune femme, Juana, militaire gradée des FAR, mère d’un petit garçon. Elle sera capturée, torturée, emprisonnée… Et finalement, parce qu’elle est très belle, et que même les monstres tombent amoureux, elle deviendra la « chose » de Raul Radias. Accepter cette soumission pour sauver son petit garçon qui pourra vivre avec Manuel son père, mais ils devront s’exiler aux Pays-Bas. Raul Radias est une ordure absolue, lieutenant de vaisseau dans la marine, surnommé le Poulpe, qui finira bien placé dans la Junte. Juana est franco-argentine, elle parle très bien français. Ainsi, elle devra suivre Raul en France pour un voyage de « propagande positive » en vue de la coupe du monde de foot de 1978.

 

À cette époque, de nombreux français manifestaient en soutien du peuple argentin opprimé par la Junte. Mais les militaires au pouvoir, dont l'Amiral Massera, essayaient de donner le change et Juana a fait partie de ceux qui portaient le message de ces gouvernants argentins aux représentants de l’État français, via le Comité Argentin d’Information et de Solidarité entre la France et l’Argentine.

 

En 2004, Muriel fait appel à un ancien camarade de fac. Marcel, cet éternel étudiant qui cherche à tout pris un sujet de thèse d’histoire, est un bon copain (très amoureux d’elle) et hispanophone. Il aide à traduire les messages de Soledad et les réponses de Matias. Le trio Muriel, Geneviève et Marcel se passionne pour ces récits épistolaires d’un Matias en recherche d’informations sur sa mère et d’une Soledad qui répond de façon parfois très évasive sur ce qu’elle sait de la période de l’enfance de Matias en Argentine. La famille Le Boullec ne semble pas trop désireuse de savoir d’où venait exactement Marie Le Boullec, ni qui elle était. Jusqu’au jour où il y aura la lecture du testament…

Pour un cadavre découvert à La Turballe, il appartient à la gendarmerie de mener les investigations, mais en même temps, s’il s’agit d’un meurtre d’une habitante de Saint-Nazaire, la police judiciaire est concernée. Qui fait quoi ? On retrouve comme dans de nombreux téléfilms, le trio procureur, gendarmerie, PJ. 

Jeu de piste, jeu de pouvoirs, on avance un pas, on recule de deux. Muriel se retrouve tantôt poussée par son rédacteur en chef et par le commissaire Fouquet à continuer à approfondir « l’enquête » tantôt vertement tancée pour se mêler de ce qui ne regarde pas les lecteurs du journal.  

 

Elsa Osorio est née à Buenos Aires en 1952. Elle a vécu à Paris et à Madrid. Cette romancière et scénariste de cinéma et de télévision, a reçu de nombreux prix, dont le prix Amnesty International. Elle a l’art de mêler faits historiques et fiction romanesque. Le sens des nuances et la traduction des sentiments des principaux personnages rendent cette histoire très attachante. Traduction de l’espagnol (Argentin) par François Gaudry.  


© 2024
Editions Métailié
329 pages


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