Il fit avec sa musique le même travail de porte-voix des petites gens que Steinbeck avec sa plume. Comme le personnage de « En un combat douteux » cet homme ne voulut rien pour lui, ce qui le mena à finir ses jours dans l’isolement de cette triste chambre d’hôpital. Les plus grands altruistes finissent souvent mal, il n’est jamais bon de se soucier du bien-être de ses semblables avant d’avoir assuré le sien. Dylan ne se souciait alors que peu des grands idéaux politiques. Ce qu’il aimait dans le folk, ce fut surtout la profondeur des mots et la beauté rustique des mélodies. Ainsi fut il conduit à New York, ex-capitale du jazz abritant le temple du folk. Crasseux et malingre, le grand Bob dut lutter pour sa survie avant de pouvoir défendre son art. Dans les rues de ce bastion, il eut d’abord mauvaise réputation. Les gens bien n’aiment pas que l’on suive un autre chemin qu’eux et, entre les sommets vertigineux des immeubles, le troubadour fut traité de freaks (monstre) par des passants vindicatifs. La masse n’aime pas les hommes libres, elle lui rappelle trop sa propre servitude.
Assis au milieu de cette petite assemblée, Johnny Cash fut fortement impressionné par ce qu’il entendit. Rescapé des premières heures du rock’n’roll, l’homme en noir s’était bâti une légende faite d’excès et de rédemption religieuse. La voix de Dylan n’était ni vraiment juste ni vraiment belle, ce fut une litanie nasillarde que personne ne parvint jamais à reproduire. Cette voix avait une allure unique et noble, celle des grandes statues portant leur rouille comme de somptueuses rides. Obtenir un tel charisme ne s’invente pas, il faut avoir été malmené par la vie et formé par les mélodies de la grande musique.
Dans la pure tradition passéiste du folk, le premier disque du jeune Dylan fut un disque de reprises à l’échec commercial retentissant, au point que Hammond dû peser de tout son poids pour empêcher les cadres de Columbia de le congédier. Columbia lui devait bien ça, lui dont les productions permirent à la firme d’écrire certaines des plus belles pages de la musique populaire. Les journalistes fustigèrent donc l’aberration Hammond, inconscient que dans ce modeste esprit germait une véritable révolution musicale. Dylan ne cacha jamais que la musique fut d’abord pour lui un moyen de diffuser sa prose, conscient qu’il était que les électrophones avaient alors bien plus d’audience que les livres ou les journaux. Alors il écrivit des mots à graver dans le marbre de l’histoire, juste sous ceux de Rimbaud et Dylan Thomas. Pour donner une couleur à cette beauté révolutionnaire, il y eut d’abord l’influence d’une muse, Suze Rotolo. Sensible aux illusions gauchistes de son temps, elle parvint à donner aux mélodies de son amant poète une légère couleur rouge.
« How many road must a man walk down / Before you call him a man / How many seas must a white down sail / Before she sleeps in the sand / Yes and how many time must the cannonball fly / Before they are forever banned / The answer my friend is blowin in the wind / The answer is blowin in the wind »
Combien de routes un homme doit il parcourir avant qu’on ne le considère comme un homme ? Dylan n’aura bientôt plus à se poser cette question, le succès de « The freewhelin Bob Dylan » le faisant passer du statut de troubadour méprisé à celui de guide d’une génération. Il dut néanmoins subir la vindicte des ayatollahs du folk, qui se pressèrent à chacune de ses prestations pour le traiter de traître. Son crime fut alors d’avoir refusé de se cantonner au répertoire ancestrale, ses paroles eurent pour certains la gravité blasphématoire de souillures infligées à un texte sacré. Il se trouve que ces souillures firent le tour de l’Amérique, blessant ainsi mortellement le passéisme folk au profit d’une poésie surréaliste. Comme Dylan le chantait lui-même, les temps étaient en train de changer, il ne faisait alors que faire de son œuvre le témoin de ce changement. Chez lui, les tourments culturels et politiques de son époque côtoyaient les turpitudes de sa jeune vie, le poussant ainsi à changer de muse en même temps qu’il changeait d’inspiration. Si la reconnaissance n’est pas une vertu naturelle chez l’homme, elle l’est encore moins chez l’homme ambitieux. Suze Rotolo le comprit cruellement lorsque, alors qu’elle vit Bob Dylan et Joan Baez sur scène, elle remarqua dans leurs yeux cette étincelle qu’elle avait déjà perdue.
Portant assez mal son nom, ce disque mariait plus la profondeur d’un Leadbeally et l’énergie d’un Chuck Berry, que la douceur des Beatles et l’utopisme de ses jeunes années. La poésie était bien sûre toujours là, mais elle se fit plus légère, hédoniste et un peu nihiliste. Comme pour éloigner une foule devenue étouffante, l’homme criait sur un riff digne de « Back in the USA » « Don’t follow the leader ». Cette foule, il s’apprêtait à lui faire face une nouvelle fois, l’énergie électrique de « Bring it all back home » lui valant les foudres de cette scène folk qui le découvrit. Loin de s’effrayer des premiers cris de colère des ayatollahs du folk, Dylan embaucha celui dont les riffs lui permirent de greffer un cerveau au rock’n’roll, l’inoubliable Mike Bloomfield. Pour l’accompagner, le claviériste Al Kooper para ses mélodies blues folk d’un voile lumineux et légèrement planant. Kooper joua alors le jeu de sa vie sur « Like a rolling stones », fresque mémorable qu’il dora de ses sifflements nostalgiques. A l’image de la jeune femme en perdition de cette chanson, les personnages de « Highway 61 revisited » semblent souvent perdus dans un environnement qu’ils ne comprennent pas. Comme pour prendre sa revanche sur le coup de force d’Al Kooper, Mike Bloomfield retrouve l’intensité émotionnelle des grands maîtres du blues sur « Ballade of a thin man ». Ce « thin man » est le symbole de toutes ces forces d’inerties contenues dans une foule médiocre, le nom de tous ces puritanismes belliqueux pourrissant les cultures et les esprits.
A la même époque, le Zim affirma d’un ton péremptoire « celui qui n’est pas occupé à naître l’est à mourir ». Peu après la sortie de « Highway 61 », Dylan trouva son groupe en rencontrant The Band, brillante assemblée de mercenaires servant jusque-là un obscur chanteur de rockabilly. Devenue historique, la tournée qui suivit vit Dylan affronter les quolibets de ses premiers admirateurs. La musique, elle, fut superbe, le Band montrant une brillante capacité à marier la profondeur du blues et l’énergie du rock. Traité de Judas et menacé de mort, le Bob n’en continua pas moins de suivre sa muse électrique. C’est que le swing du Band lui inspirait des refrains vengeurs, sa classe mélodique illuminait ses mélodies épiques.
« Well they stone you when you try to be so good / They’ll stone you like they said they would /They’ll stone you when you’re tryin to go home / And they stone you when you’re there all alone / But I would not feel so all alone / Everybody must get stoned »
Oui tout le monde pourrait être lapidé, si tout le monde osait ainsi aller au bout de ses idées. Mais la masse n’ose pas, n’osera jamais, elle se contente de lancer ses pierres sur ceux qui osent aller à l’encontre de ses idées étriquées. Le monde ne se résume heureusement pas à elle et, s’il parvient à garder l’œil alerte et le cœur ouvert, le poète peut trouver ici-bas quelques oasis de beauté et d’amour.
« Sad eyes lady of the lowlands / Where the sad eyes prophets says no man comes / My warehouse, my arabian drums / Shoul I put them by your gates, or sad eyes lady should I wait »
Celle que Dylan nommait sad eyes lady, c’est cette femme que nombre d’hommes cherche sans jamais la trouver, celle avec laquelle la communion des âmes sublime celle des corps. Devenu une pop star, Dylan avait bien besoin de cette douceur pour supporter la pression que lui infligeait une foule dévote. Plongée dans une irrésistible fuite en avant, il écrivait alors ses textes entre deux excès narcotiques et alcooliques, ce rythme infernal le rendant de plus en plus impulsif et agressif. La pression s’accumula, le poussant sans cesse au bord du précipice, jusqu’au jour du drame. Sa moto roulait alors à vive allure sur une route paraissant déserte, la tranquillité des décors endormant quelque peu la vigilance du chauffeur. De cet accident, personne ne connut vraiment les détails, au point que nombreux furent ceux qui le considérèrent comme une simple manœuvre pour échapper à ses admirateurs. Réfugié dans une maison située au milieu des bois de Woodstock, Dylan fut pareil au héros du meilleur des mondes, un esprit libre s’isolant pour ne pas être contaminé par l’hystérie de son temps.
Le rock psychédélique faisait alors ses premières victimes, pauvres fous aux cerveaux grillés par les substances qu’ils ingéraient, triste naïf tué par un poison que l’on disait inoffensif. Quelques semaines plus tard, le chaos d’Altamont poussa toute une scène à descendre de son nuage. Ainsi naquirent des disques tels que « Sweatheart of the rodéo », « Workinman’s dead » ou le « Burger » de Hot Tuna, humbles retours à la terre de musiciens désillusionnés. Cette période permit également à Dylan de graver des classiques tels que « All along the wachtower » et « Lay lady lay » dans le marbre de sa légende. Malgré une reprise inoubliable de Hendrix, la superstar de la poésie musicale semblait être parvenue à modérer les ardeurs de ses fans les plus fervents. Nombre d’observateurs annoncèrent alors la fin de l’âge d’or de cet artiste indomptable.
Vint ensuite la grande réunion avec The Band, que Bob immortalisa sur « Before the flood ». Après ses deux monumentaux premiers albums, The Band s’était élevé sur des sommets comparables à ceux du chanteur qu’il accompagnait. Déjà lumineux sur « Blonde on blonde », le folk rock rustique du Band prit toute son ampleur dans ces salles emplies d’auditeurs fascinés. Voyant souvent les live comme un moyen de faire patienter les fans entre deux albums studios, la critique refusa de considérer ces performances comme le signe d’un renouveau Dylanien.
« L’homme est un élève la souffrance est son maître, et nul n’a appris qui n’a réellement souffert » Musset
Plonger dans des abîmes de souffrance en espérant en sortir, tel est le seul moyen de se renouveler véritablement. En cette année 1975, Dylan était en quelque sorte le nouvel enfant du siècle, « Blood on the track » présenta ses confessions. Sa « Sad eyes lady of the lowland » lui échappait peu à peu, les prémices d’une rupture inéluctable le plongeant dans un torrent de colère et d’angoisse. Comment une chose qu’il chérissait tant put elle en arriver là ? Par quel mécanisme démoniaque un amour aussi transcendant finit-il dans la fange de la haine ? Ces questions, l’auteur des textes de « Blood on the tracks » se les posa sans jamais pouvoir y répondre. Porté par la furie de l’incompréhension, il éleva l’injure au rang d’art majeur sur « Idiot wind ». Puis vinrent ces textes où, tel un Dostoïevski du folk, il fouilla la psyché de ses personnages pour mieux en déceler la noirceur. Comme son auteur l’avoua plus tard, « Blood on the track » est un amas de souffrance, il sublime la peine comme seuls les grands auteurs surent le faire avant lui. Vivre la fin d’une grande histoire d’amour, c’est se prendre l’absurdité de la vie en pleine face. Une seule solution se présente alors à l’homme amoureux de la vie, combattre ses idées noires par une envie de vivre décuplée.
Heureux de le voir ainsi changer le charbon de ses peines en or, la critique cria enfin au renouveau Dylanien. Redevenu un mystère fascinant, Bob Dylan parcourut les routes où il forma un groupe composé d’inconnus rencontrés lors d’improvisations impromptues. Parmi eux se trouva Scarlette Riviera, une violoniste qui devint l’élément indispensable à la folk bohème dans laquelle Dylan se réfugiait. Naquit ainsi « Desire », formidable acte de résilience d’un homme oubliant sa peine dans des mélodies qui sont autant d’hymnes à la liberté.
« Your breath is sweet, your eyes are like two jewels in the sky /Your back is straight, your hair is smooth on the pillow where you lie /But I don’t sense affection, no gratitude or love / Your loyalty is not to me but to the stars above / One more cup of coffee for the road / One more cup of coffee ‘fore I go / To the valley below »
A l’image de cette ode au voyage, « Desire » est un disque de libération spirituelle, le cri de joie de celui que la route guérit. La route apporte une ivresse addictive, c’est une sirène faisant croire au voyageur que le moyen d’arriver quelque part est en réalité le but. Le voyage n’est sans doute jamais aussi beau que lorsque l’on ignore vers quoi l’on marche, quand on ne l’a pas oublié. Faisant la tournée des petits clubs pour retrouver la magie de ses débuts, Bob Dylan invita Joan Baez, Roger McGuin et même Allen Ginsberg à partager un bout de son fabuleux voyage. Il sortit de ce périple légendaire lessivé, sa maison de disque ayant la mauvaise idée d’immortaliser la vacillante queue de cette magnifique comète nommée « Rollin thunder revue ». Rejouant le sketch du dramatique déclin Dylanien, la critique se plut à relater le désastre artistique et financier de la pièce Renaldo et Clara. Emportée par son élan, elle accueillit l’album « Street legal » avec la même froideur, tant il fut visible que l’ex-guide s’y adaptait à sa triomphante descendance. Il y eut pourtant son chant, le plus beau de sa vie, il fallait bien ça pour répondre à la ferveur gospel rock d’un groupe presque Springsteenien.
C’est que l’un des plus grands rêves de ce poète fut de s’approprier le charisme sulfureux d’Elvis. Les enfants du King, des Stones à Aerosmith, conquéraient le monde et faisaient hurler de désir les femmes du monde entier. Même les hommes les plus brillants cachent en eux de tels désirs de puissance virile, la nature a ses lois que nul ne peut ignorer. Pourtant, même porté par le groupe d’Elvis et affublé de son blanc uniforme, l’apprenti rocker Dylan restait ce poète au charisme plus cérébral que sensuel. « Live at budokan » eut beau développer un lyrisme spectaculaire digne du King à Las Vegas, son chanteur garda l’allure d’un poète coincé dans un costume de rocker. A défaut de remuer les corps, Bob voulut désormais remuer les âmes. Initié par son ami Johnny Cash, celui qui revendiqua ses racines juives quelques jours plus tôt devint le fervent porte drapeau du christianisme Born again.
« Today and tomorrow , and yesterday to / The flower are dying like all things do / Follow me close , I’m going to Balian Piale / I love my mind if you don’t come with me / I fuss with my hair , and I find blood feuds / I contain multitude »
Cette multitude devint une œuvre, un puzzle plus complet que toutes les biographies, un labyrinthe poétique dont les mystères insolubles fascinent les générations.
J'aime bien cette phrase de Springsteen (qui dit rarement de conneries) : le rock, Elvis lui a donné un corps, puis Dylan lui a donné une tête.
RépondreSupprimerDans son bouquin de mémoire, pas toujours facile à lire (y a t il eu un "volume 2" parue en France ?), Dylan racontait s'inspirer de vieux articles de presse, des faits divers, piochés dans les archives d'une bibliothèque, et en faire des chansons. Par les thèmes abordés, remis au goût du jour, les auditeurs étaient persuadés qu'il s'agissait de chansons du folklore, des reprises, comme c'est souvent le cas dans le folk, ou le blues. Mais personne ne trouvait d'anciennes versions, et pour cause, c'étaient des créations originales !
Parmi les témoignages de spectateurs de sa période folk, une idée revient souvent : quand il chantait, chaque auditeur semblait persuadé que la chanson avait été écrite pour lui ! Il arrivait à mêler l'universel et l'intime, ce qui a déclenché cette dylan-mania incroyable au début des 60's, les mêmes qui voulaient le tuer quelques années plus tard pour avoir osé électrifié sa guitare !