vendredi 14 juin 2024

BLACK BOOK de Paul Verhoeven (2006) par Luc B.

[Paul Verhoeven, à droite, en tournage] Et si on tenait-là un des tous meilleurs films de Paul Verhoeven, le hollandais violent ? BLACK BOOK coche toutes les cases, à commencer par une maîtrise du récit qui laisse pantois. Ça ne débande pas pendant 2h25. Verhoeven parvient à nous passionner pour une histoire et un contexte pourtant mille fois rabâchés au cinéma. Il est à la fois dans le classicisme hollywoodien, et dans le dynamitage des codes du genre.

BLACK BOOK est une grande fresque de guerre, le plus gros budget pour un film hollandais à l’époque (et sûrement depuis) qui fêtait le retour au bercail du réalisateur batave (car il avait eu avant, on le sait peu, une première partie de carrière très brillante et subversive aux Pays Bas) après sa faste période américaine. 

Dynamiter les genres, comme un Robert Aldrich dans les années 50, Verhoeven s’en est fait une spécialité. Son film le plus célèbre, BASIC INSTINCT, n’était ni plus ni moins qu’un grand Film Noir, une enquête ultra-classique avec flic border-line et garce vénéneuse. Mais en y injectant une surdose de sexe, de perversité, d’insolence, dans un cadre d’une grande élégance (gros clins d’œil vers le VERTIGO d’Hitchcock, notamment via la musique) il redéfinissait le mode du thriller.

Sous les attraits de films d’action bourrins, STARSHIP TROOPER et ROBOCOP étaient à la fois des spectacles efficaces au premier degré et un dézingage ironique des obsessions américaines bien pensantes. Avec cette petite dose de mauvais goût assumé, quand le Robocop tire au flingue juste sous l'entre jambe d'une fille pour loger sa balle dans la braguette de son agresseur planqué derrière elle. Ou la suspecte de BASIC INSTINCT qui décroise les jambes sans culotte, la sœur de BENEDETTA qui utilise son crucifix comme godemichet, la victime de ELLE qui se tape de son viol comme de sa première dent le lait. Verhoeven sent le soufre, il le sait, en abuse parfois, on ne sait toujours pas si SHOW GIRL est un monument de vulgarité ou un grand film subversif. 

On dit que le cinéma de Verhoeven est pervers. C'est vrai. Mais aussi au sens où il pervertit le sujet, le genre. Sans dévoiler la fin de celui-ci, elle n'est pas celle qu'on attend de ce type de film.

BLACK BOOK ne fera donc pas exception. La petite scène qui fait tilt est sans doute celle où l’héroïne se teint les poils pubiens en blond pour être certaine de paraître aryenne sous toutes les coutures. Lorsque les racines brunes de ses cheveux risquent de la trahir (plan vertical, elle s’apprête à gâter oralement le commandant Müntze) elle lui expose son pubis blond : « et ça, c’est juif ça ? ». A quoi l’autre répond, dubitatif : « vous êtes une perfectionniste ». Du pur Verhoeven.  


C’est qui cette fille ? Elle s’appelle Rachel Stein, elle est juive et se planque à la campagne pour échapper aux rafles des nazis. Nous sommes dans les derniers mois de la guerre, près de La Haye. Rachel se prélasse au soleil, au bord d’un lac, aguichant un jeune homme sur son petit bateau. On les imagine déjà batifolant au milieu des roseaux, quand boum, un avion en perdition largue ses bombes qui détruisent la ferme où Rachel vivait clandestinement. L’explosion alerte les allemands qui débarquent en force. Rachel doit fuir, grâce à un réseau de la résistance qui exfiltre les juifs. Et la voilà embarquée malgré elle dans une sale guerre…

C’est délicat de raconter ce film, tant les rebondissements, parfois à peine croyables, sont nombreux. Faut pas gâcher les surprises. Ce que je viens de raconter ne sont que les cinq premières minutes. L’intrigue générale rappelle LES ENCHAÎNÉS d’Hitchcock (encore lui !) où Ingrid Bergman, en service commandé usait de ses charmes pour infiltrer un réseau de nazis, quitte à passer pour une traître. On retrouve donc l’attrait de Verhoeven pour les classiques hollywoodiens (la manière de filmer les scènes du train) auxquels il va injecter une bonne dose d’ambiguïté.

Ce qu’explore le réalisateur, ce sont les zones grises, floues. Il y a autant de danger, de coups fourrés, de gars bien intentionnés ou de salopards chez les résistants qu’au siège de la Gestapo. L’ignoble capitaine Günther Franken, qui a monté une fructueuse affaire pour spolier les biens des juifs, est le même qui divertit les soirées par son don de pianiste et de joyeux drille. Scène très hitchcockienne lorsque Rachel, invitée à chanter pour un parterre de nazis, découvre qui se tient au piano. Le commandant Müntze, l’homme à séduire, redevient un enfant devant sa collection de timbres. Müntze passera même pour un traître aux yeux de sa hiérarchie pour avoir pactisé avec la résistance : vous arrêtez les attentats, j’arrête les exécutions.

Côté résistants, si Rachel est célébrée pour son courage et son sacrifice, elle passe aussi pour une opportuniste, une vendue à la cause nazie. Regardez bien la scène où la planque des résistants est attaquée par des soldats allemands qui défoncent la devanture en camion. Hans, le chef du groupe, se dérobe dans un bureau. Verhoeven le filme à part. Ce découpage n’est pas anodin. L'insert de ce plan intrigue. Qu’y a-t-il donc de si important à comprendre pour que Verhoeven place ce plan à ce moment-là ? Hans ressort du bureau avec une mitraillette et flingue les soldats. Mais on ne peut pas s’empêcher de penser à autre chose. Voilà tout l'art de la mise en scène. Verhoeven connaît les ficelles, sans cesse il nous lance sur des fausses pistes. Il s'amuse avec le spectateur, partant du principe que le spectateur a assimilé les codes du genre. Quand j'vous dis que ce gars-là est un pervers... 

BLACK BOOK est aussi, et surtout, une formidable machinerie parfaitement huilée. Les scènes d’actions ou de suspens s’enchaînent sans temps mort. La scène dans le train (la rencontre Rachel / Müntze qui tient à la fois du hasard mais provoquera une cascade d’évènements), la scène où Rachel pose des micros, la libération des prisonniers (on pense à L’ARMÉE DES OMBRES de Melville), la fusillade sur les quais, l’enlèvement de Van Gein (toujours vérifier la date de validité du chloroforme), la fuite en corbillard… Autant de scènes, non seulement efficaces, mais qui font rebondir l’intrigue, offrent de nouveaux développements.

BLACK BOOK est un film sans cesse en dynamique, qui ne s'appesantit pas sur les drames. Un train qui roule quoi qu'il arrive. D'une extraordinaire fluidité narrative, autant par ses amples mouvements de caméras que par l’absence de scènes d'exposition / transition. Tiens, à propos de fluides… Verhoeven s’en donne à cœur joie. Sous le vernis glamour (reconstitution impeccable, la jolie Rachel et ses robes de soirées) Verhoeven rappelle que quelques soit leur camp, les protagonistes restent faits de chair et de sang, titre d’un autre de ses fameux films. Et du sang y’en a, qui coule, gicle, comme les larmes, le sperme, le vomi, la pisse, la merde (scène de l'épuration et la cuve d’excréments). C’est un film organique, cru, viscéral, on pleure, on rit, on chante, on a peur, on baise, on voit des seins, des culs, des sexes (Franken la bite à l’air face à Rachel et Ronnie). 

Chez Paul Verhoeven la violence et le sexe sont liés. Eros et Thanatos. Souvenez-vous de l'entame de BASIC INSTINCT, baise et pic à glace, et les nombreuses scènes de viols dans SPETTERS, LA CHAIR, ELLE. Quand Rachel rejoint Müntze au lit, attirée par sa splendide érection, elle fait glisser le drap et tombe nez à nez avec le canon d'un pistolet. C'est en pointant son arme vers son sein que Müntze tente d'obtenir des aveux. Érotisme et brutalité cohabitent dans la même image. 

BLACK BOOK est tiré d’une histoire réelle, mais Paul Verhoeven y injecte aussi ses souvenirs. Il avait 8 ans au moment des faits. Le choc des années d’occupation allemandes et son cortège d’horreurs, puis la libération avec l’arrivée des films américains ont fasciné et modelé le futur cinéaste. Ce sont ces deux aspects qu’on retrouve dans BLACK BOOK, où la violence la plus brutale peut surgir à n’importe quel moment. Paul Verhoeven avait déjà évoqué cette période trouble dans LE CHOIX DU DESTIN (1977, avec Rutger Hauer).

Rachel est jouée par Carice van Houten, (elle me fait penser à Gloria Grahame parfois) c’est peu dire qu’elle donne de sa personne. On la reverra dans le film WALKYRIE ou la série GAME OF THRONES, mais à l’instar Sebastian Koch qui interprète le commandant Müntze, ils ne feront pas une grande carrière à l’international.

BLACK BOOK est une réussite totale, tant sur l’écriture et la mise en scène du récit, feuilletonnesque, que dans le contour ambigu des personnages, et ce qu'il dit de la nature humaine. Paul Verhoeven n’oublie pas que le cinéma est aussi affaire de spectacle, il sait nous captiver en dosant action, suspens, drame, glamour.


Couleur  -  2h25  -  format scope 1:2.35

Désolé (encore une fois) pour la piètre qualité de la bande annonce, entre la censure pour scènes de nudité, les mauvais ratio de cadre, les versions doublées en azerbaïdjanais, les remontages intempestifs de fans ou les fichiers compressés en 144p, ça devient duraille de trouver des images de qualité...


 
 
Autres chroniques sur  Paul Verhoeven : BENEDETTAELLE BANDE ORIGINALE DE BASIC INSTINCT

9 commentaires:

  1. Mmmouais.... c'est vrai qu'il est bon ce Paul Verhoeven.
    Cependant, j'ai vraiment beaucoup, beaucoup de mal avec la violence sur les femmes et les enfants. Cela me fait monter la tension et les envies de prendre ma hache préférée.... 😠 Rien que les deux photos présentées, ça m'hérisse le poil.
    (autant les films de zombies me font marrer, mais ça non. J'peux pas)

    Sinon, Van Houten, j'l'aurais pas reconnue. Entre ce Black Book e GTO, elle est méconnaissable.

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  2. "une histoire et un contexte pourtant mille fois rabâchés au cinéma."
    Je dirai même : inépuisable.

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  3. Shuffle Master.15/6/24 12:59

    Chronique très intéressante. J'y ai en effet appris qu'on pouvait écrire godemichet avec "t". Ce que j'ignorais.

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    1. C'est parce que vous n'aviez pas suffisamment creusé le sujet...

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  4. "A quoi ça sert de faire des films si ce n'est pas pour choquer ? Il faut choquer. Choquer, c'est émouvoir, c'est bouger, le spectateur ne sort pas indemne. Si c'est pour sortir indemne, pourquoi aller au cinéma, autant rester chez soi. Moi je pense que si on va au cinéma, c'est pour en ressortir transformé, sinon ça n'a pas de sens. Les censeurs sont des gens qui ne comprennent pas ça, ils sont dans une autre logique. En plus, ce sont des gens qui pensent pour vous. Donc ça, c'est très très dangereux. C'est pour ça qu'il faut combattre ces gens-là. Qui sont-ils pour penser à ma place ? Je suis assez grand." (Christophe Bier)

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  5. Ce n'est parce qu'un gus annonce quelque chose qu'il faudrait prendre ça pour parole d'Evangile.... 😂
    Qui est-il pour penser à notre place ? 🤣

    D'autant que ce spécimen est un sacré numéro dans son genre. Auteur d'un dictionnaire sur les films de fesses français, collectionneur de romans SM
    et de BD italiennes pour adultes (très) avertis

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    1. Oui, et ? Si ces adultes sont "avertis" (et consentants), où est le problème ?

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  6. Un des deux ou trois meilleurs Verhoeven, un peu dans la lignée (par le scénario) de son plus gros succès (Soldat Orange) de sa période dite "européenne" ...
    Celui-ci met l'accent sur des scènes qu'on qualifiera pudiquement de "difficiles". en tout cas, je préfère les scènes "fortes" de Black Book à celles beaucoup plus douteuses par leurs références totalitaires de quelques-uns de ses films (Robocop, StarshipTroopers), où il laisse le prétendu second degré se faire bouffer par le premier degré ...

    La mignonne Candice (qui voudrait passer pour candide) a très largement payé de sa personne et fait faire des économies de costumes dans GoT. Elle n'a eu par la suite que des propositions de rôles fort peu vêtus, et rêvant d'autres rôles, se serait mise en retrait de plateaux de tournage. Pourquoi pas, mais il aurait peut-être fallu lire les scénarios de Verhoeven et de Game of Thrones avant de signer, le coup du "piège" Basic Instinct, ça a déjà été fait ...

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