mercredi 22 mai 2024

Lucky PETERSON " Black Midnight Sun " (2003), by Bruno

 


   Les finances étaient au plus bas, flirtant avec le rouge. Plus de sorties, de concerts, de restos ; on faisait durer les vieiles fringues et investissait dans les pneus d'occasions (belle connerie). Restriction sévère sur les bouquins et les disques. Mais bon, difficile de résister à un p'tit arrêt chez le disquaire. Surtout quand il est sur le chemin d'un trajet d'un déplacement professionnel (autant allier l'utile à l'agréable). On a bien le droit de s'arrêter prendre un p'tit café. Hein ? Surtout avant de reprendre la voiture ; vaut mieux éviter tout risque de somnolence. En même temps, c'est l'occasion de papoter avec le poto-disquaire, tout en sirotant et appréciant le breuvage. Et au passage, de jeter un coup d'œil sur les arrivages. Vieille (et saine ?) addiction... C'est là qu'on tombe sur ce nouveau CD, à la livrée peu avenante - mais qui a tout de même l'avantage de n'avoir rien de racoleur. Bien obligé de l'écouter. Voilà des années, depuis la découverte du monsieur en question (Lucky Peterson, pour ne pas le nommer), que ses disques ne restaient jamais longtemps éloignés du mange-disques, et les trois concerts auxquels j'ai pu assister étaient mémorables. Alors forcément, la tentation était trop forte. C'était impératif. Grand bien m'en a pris (même si l'état de mon compte en banque me disait le contraire). Ouch ! Crénom ! Je ne m'attendais pas à ça, même si le gars avait déjà réussi à me surprendre deux ou trois fois. Deubeule grÔsse klaque ! Pif !! Paf !!! Sans avoir besoin d'en faire des tonnes, tranquillou, voilà t'y pas qu'il m'a mis K.O. (1) A peine remis du choc, il me pousse des ailes derrière les esgourdes et me voilà en lévitation d'un bon mètre. (ben ouais, pourquoi pas ? Y'en a bien un qui file à toute berzingue avec des toutes p'tites ailes aux malléoles). J'ai succombé à la tentation et suis reparti avec le CD in the pocket (Tant pis, on sautera un repas ou deux cette semaine...), mais des années plus tard, ce "Black Midnight Sun" revient régulièrement sur la platine.


     Découvert en 1990 avec « Triple Play », il y avait déjà un monde entre ce dernier - plutôt conventionnel, en droite ligne des productions des labels Alligator et Black Top des années 80 - et le suivant, l'excellent « I'm Ready ». Il aura peut-être fallu qu'il signe sur un label français pour se libérer et explorer sans a priori (sans censeurs ?) d'autres contrées au-delà du Blues. On remarque d'ailleurs que ce label, Gitanes Jazz, n'a jamais lésiné sur les moyens offerts aux quelques bluesmen qu'il a signés dans les années 90. En accordant soutien et confiance, le label a permis à ses artistes de s'émanciper d'un type de production qui avait tendance à rester cloisonné, quasiment hermétique au monde extérieur.

    C'est ainsi que l'écurie française a également permis à ses poulains de s'ouvrir à un autre public. Notamment en Europe où certaines radios ont inclus dans leurs programmes quelques rares pièces (grâces à des bakchichs de Gitanes Jazz Prod. ?). En l’occurrence, après quelques chansons de John Lee Hooker et de Robert Cray (oui, de Clapton aussi), l'élégante version de « Who's been Talking ? » par Lucky Peterson doit tenir une bonne place parmi les morceaux de blues les plus diffusés sur le vieux continent en ce début des années 90 (2) . Pour certains, c'est surtout grâce à une production nettement plus « radio-friendly ». Ce qui fait grincer des dents les puristes qui ne prennent pas de gants et n'hésitent pas à parler de trahison. Ressentiment auquel s'ajoute aussi le reproche acrimonieux de (trop) flirter avec le Rock. Il en a été de même pour les productions de Point Blank, la division « Blues » de Virgin. Pourtant, cette ouverture a permis au Blues non seulement de se regénérer, mais de s'ouvrir à un nouveau public. Ce qui profita aussi bien aux nouvelles recrues qu'aux vieilles gloires.

     Lucky Peterson, plus que tout autre, put laisser libre cours à son talent et illuminer la décennie de formidables disques de Blues moderne et classieux, naviguant avec une aisance insolente de la Soul au Rock. Jusqu'à l'excellent "Double Dealin'" en 2001. En 2003, il passe chez un autre label français : Dreyfus Jazz (vraisemblablement par l'intermédiaire de leur antenne New-yorkaise). Ce sera pour un seul album, mais quel album ! 


   Rien que ce son sculpté par une basse énorme et liquide, comme issue des profondeurs abyssales, telle une méduse titanesque et mélomane, tendant ses filaments pour en faire un instrument à cordes organique - ou l'image sonore d'une lampe à lave devant s'exprimer à travers une basse. Un truc hérétique, qui ne devrait normalement jamais sortir d'un disque de ce genre. Oui, mais de quel genre précisément s'agit-il ici ?  Et puis, qui oserait reprendre l'obscur "Herbert Harper's Free Press News", issu de l'album "Electric Mud" (1968) ? L'album tant décrié de blues-psychédélique, plus ou moins imposé par Marshall Chess, au pilier de Chess Records, Muddy Waters. Si l'original peut laisser perplexe, la présente version est un aller direct dans des zones d'outre-espace où les astres et cailloux (parfois aussi nommés planètes) se dilatent et se contractent au rythme d'un funk-bluesy intersidéral. Où comètes et météores, dans un panache de poussière d'étoiles, de plasma et de glace millénaires, tissent dans une danse sensuelle des entrelacs éblouissants.

   Dans cet univers, le "Jody's Got Your Girl and Gone" de Johnny Taylor, trouve une nouvelle jeunesse, tout comme "She's a Burglar", plus proche, en dépit de la guitare, de la version d'Howard Tate - soit la première gravée (1972), et donc avant celle de Freddie King -. Le "Talkin' Loud and Saying Nothing" de James Brown (1972), et l'apathique "Thank Your for Talking to Me, Africa" de Sly Stone (1971) - tous deux dans une version plus en chair - sont également conviés à la fête. Lucky a saisi l'essence Funk de ces morceaux et l'a magnifiée. Il parvient ainsi à parer le discutable "Lucky in Love" de Mick Jagger, d'un nouveau plumage bien plus chatoyant - reste tout de même ce refrain aux effluves de guimauve pop qui fait un peu tache. Le beau et langoureux "Black Midnight Sun" de l'ex-chanteur de Japan, David Sylvain, dans lequel sont glissés des éléments du "Drifting Blues" de Johnny Moore et de Charles Brown, profite également d'un retraitement, assez subtil ici, qui le hisse à un niveau supérieur. 

   De même que pour "Is It Because I'm Black" de Syl Johnson (1970), ralenti et épuré pour lui procurer plus de profondeur et de force. Exaltant avec retenue, sans emphase, sans haine, les douleurs et l'incompréhension pouvant saisir nombre d'Afro-américains. "Oooh mon peuple... Les nuances brunes foncées de ma peau ne font qu'ajouter de la couleur à mes larmes qui éclaboussent mes os creux, qui bercent mon âme". D'ailleurs, c'est ce que porte la plupart des reprises égrenant cet album. Des appels au respect et à la reconnaissance, à la paix (le "Herbert Harper's Free Press News" fait référence à la guerre du Viet-Nam, aux pauvres conscris se retrouvant perdus, à lutter pour leur survie, sachant qu'à tous moments la mort peut les saisir), à la justice sociale et à la tolérance.


   Si évidemment, entre ses parties d'orgues, de guitares enivrantes et de chants rugueux, Lucky fait le gros du boulot, il convient de partager le mérite de cet album atypique avec
Bill Laswell qui, non content de produire cet album en lui procurant un espace sonore réellement Hi-Fi, d'une dynamique spatiale, nous gratifie d'un phénoménal jeu de basse vibrant, lourd, mais terriblement funky, à la mesure d'un Larry Graham ou d'un Bootsy Collins, servant d'édifice à l'album. 
Une basse qui, sur les rythmes plus lents, est encore plus grave et sidérale, plus moelleuse et veloutée. Comme si alors, Laswell caressait une fretless branchée dans une sobre auto-wah. Jamais aucun coup de médiator ou un frisage de cordes sur une frette, n'est perceptible. 
On félicitera aussi la frappe groovy et les patterns entraînants de Jerome « Bigfoot » Bradley - celui-là même qui a participé aux chaudes heures des Parlamient et Funkadelic. Une présence justifiant l'omniprésence d'une pulsation typique évoquant sans détour ces deux derniers. Dans l'ensemble, on pourrait estimer que l'album pourrait être la descendance blues des Funkadelic, Betty Davis, Sly Stone et Buddy Miles Express. Lucky, quant à lui, explose avec un jeu de guitare magnifié, ponctué, à la wah-wah, se gardant bien de tout babillage.

   Lucky se fend tout de même de deux morceaux originaux. "Truly Your Friend", dans la tradition de ses slow-blues, et le percussif "Changes Your Ways".

   Étonnamment, la reprise d'un des classiques d'Howlin' Wolf, " Smokestack Lightning ", arrive un peu comme un cheveu dans la soupe. Son traitement néo-psychédélique perclus de jets aléatoires de flûtes traversière et de hurlements erratiques de loup blessé, en fait un bazar foutraque à l'allure de jam de musiciens sous effets de psychotropes. De son côté, la presse, parfois extatique, a généralement salué cette version - Burnett a dû faire des bonds dans sa tombe. Mais qu'importe, ce petit trébuchement ne parvient pas à ternir cet album. Probablement l'un de ses plus intéressants, et peut-être même son dernier grand album. La suite de sa carrière va se poursuivre avec des disques sans surprises, plus conformistes, sans éclats. Il faudra attendra 2019 pour le retrouver avec un très bon album, nettement plus pertinent et plus solide que ses prédécesseurs. Hélas, des ennuis de santé le rattrapent, et il rend l'âme le 17 mai 2020, à 55 ans.


(1) Knock out 

(2) passée la décennie, le catalogue Blues des radios hexagonales semble se limiter au "Natural Blues" de Moby. 


🎶

Autre article (lien) 👉 "Lucky PETERSON (13.12.1964 - 17.05.2020) R.I.P"

6 commentaires:

  1. Shuffle Master.22/5/24 09:25

    J'ai la série des Gitanes Jazz, un Verve et deux Alligator (pas terribles, effectivement). Vu en concert une fois. Sur la fin, il faisait mal au cœur: bouffi, méconnaissable, ayant quasiment laissé tomber la guitare au profit de l'orgue. Le dernier, Just Warmin' up, n'est pas mal. On a fait les mêmes reproches (son, flirt avec le rock) à des types comme Michael Burks (plus (dur) ou Larry Gardner (plus funky).

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    1. Le "Verve" fait partie de la série "Gitanes Jazz". Les premiers de cette série étaient en collaboration avec la maison "Verve" (spécialisée dans le Jazz), et les deux derniers en collaboration avec "Blue Thumb" (ressuscité par .... Verve, qui garde la main mise dessus).

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  2. Passé la période (d'apparence) heureuse, bornée par cet album, Lucky Peterson accumuler divers problèmes de santé. De mémoire (et donc, sauf erreur), il avait dû entamer un long combat contre ses addictions (dopes et alcool). Son changement physique est surprenant, avec un impressionnant changement de tour de taille ; lui, qui était pourtant resté si longtemps filiforme, les joues creusées. Le succès et l'aisance financière n'ont pas dû l'aider...

    Par chance, le connaissant avant le succès, j'ai pu le voir une première fois dans une petite salle où il avait mis le feu, mettant tout le monde dans sa poche. Il savait alors tenir une salle. Une poignée d'années plus tard, c'était à un p'tit festival de Blues, en plein air. Et là encore, super concert avec traversée de la foule, de bout en bout, sans perdre une note, et avec le sourire. C'était un showman... jusqu'à ce qu'il doive se caler sur une chaise ; à seulement la cinquantaine passée. Très mauvais signe... et finalement...

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  3. Larry Gardner ? Vraiment ? Il me semblait au contraire qu'il avait fait la joie des conservateurs - ou du moins, d'une bonne partie.
    Je me souviens de Larry McCray qui avait été le sujet des critiques (au contraire des revues de guitares 😁). Quant à Michael Burks, effectivement, le pauvre, ils y sont allés un peu fort.
    Et ne parlons pas de Popa Chubby. Lui qui a pourtant tant fait pour que son public retourne à la base. Qu'il (re)découvre Freddie King, Otis Rush, Magic Sam et j'sais plus qui. Arguant humblement qu'il n'avait rien inventé, qu'il devait tout à ces gars-là - et le démontrant sur sa vieille Strato cabossée. Lui qui s'investit, profitant de son peu de notoriété, pour essayer d'entraîner à sa suite ses collègues New-yorkais. Et d'autres, comme Magic Slim.
    Mais il est vrai que son "look" blessait la rétine des censeurs 😉 Une forme de racisme, d'intolérance ?

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  4. J'avais vu aussi Lucky Peterson, dans une petite salle parisienne, gros son et beaucoup de show. Mais il avait enflammé l'auditoire. Sur la fin, plus arrondi, assis sur sa chaise, bandoulière à l'épaule, il ressemblait de plus en plus à BB King, avec les mêmes mimiques. J'aime beaucoup Larry Garner (qu'est ce qu'il devient ?), c'est vrai qu'il flirte avec le funk parfois, héritage métissé des états du Sud, comme la soul, voire la country. Il a aussi gravé des blues dans la plus pure tradition, des shuffle terribles, tout dépend de la couleur qu'il souhaitait donner à ses albums.

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    1. J'avais également fait le même parallèle. Cependant, à 55 ans et au-delà, BB King, lui, se produisait encore debout... C'est comme si Lucky Peterson avait pris dix ans d'un coup. Ou plutôt que passé les 45 ans, les ans comptaient pour lui double ou triple.

      C'est vrai que Larry Garner semble avoir raccroché. Son dernier disque était une collaboration avec Neal Black avec qui il a tourné en Europe. Auparavant, c'était une collaboration avec l'Allemand Michael Van Merwyck.
      J'avais bien aimé son album "Standing Room Only", mais moins convaincu par la période Dixiefrog.

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