jeudi 18 avril 2024

MILT JACKSON : le swing Bop, par Benjamin

Une église est un endroit où certains trouvent ce qu’ils cherchent sans savoir le définir. La croyance a besoin d’une bonne dose d’insouciance, trop raisonner c’est déjà sortir de la cage d’or du dogme. Le mysticisme est un anti-rationalisme, une façon de nier la réalité ou une envie de la transcender. L’homme est un être irrationnel, de cette irrationalité naquit ses pires crimes et ses plus grandes œuvres. Parce qu’il fallut bien trouver une incarnation à ce besoin d’imaginer un monde plus beau, plus harmonieux, plus vivant, dieu naquit de la harangue dévote des premiers prêcheurs.

La musique est ainsi devenue sa tendre épouse, tant il est vrai que l’on en joua surtout pour honorer les dieux ennemis des diverses religions. Comme nombre de musiciens avant et après lui, Milt Jackson découvrit d’abord la musique dans les habits austères de la foi catholique. Fasciné par la douceur paisible mais puissante de l’orgue, il fit du piano et du vibraphone ses instruments de prédilection. Objet donnant de la douceur aux tempos les plus marqués, le vibraphone était une belle version miniature des imposantes âmes mélodieuses des églises. Encouragé par des parents compréhensifs, Milt Jackson suivit une solide formation de musicien, avant de rejoindre ses premiers orchestres locaux. Les grands orchestres étaient alors l’école de la discipline, une sorte de service militaire du swing.

Sorti de brillantes études, Milt Jackson aurait pu passer sa carrière à naviguer de groupe en groupe, devenir le mercenaire adoré des Big band. Mais il était à New York, ville dont Scorsese célébra plus tard la vitalité en compagnie d’un De Niro en pleine ascension. New York, c’était la ville de la 52e rue et du Milton, l’épicentre d’un séisme qui ne tarderait pas à troubler la tranquillité des grands orchestres. Le club où s’écrivit l’histoire portait d’ailleurs presque le même nom que ce vibraphoniste en pleine ascension, comme si le destin voulut lui signifier où était sa place. Le destin en question se nomma Dizzy Gillespie, qui tomba sous le charme de son jeu doux et sautillant, tendre et guilleret. Le trompettiste lui présenta alors celui qu’il ne quitte plus, le drôle d’oiseau Charlie Parker. Milt entre alors dans le cercle fermé de la 52e rue, où la controversée arithmétique monkienne disputa le titre de père du bop contre l’hyperactive virtuosité parkerienne. Il y eut aussi le poétique Bud Powell, ange aux ailes brûlées qui construisit son jeu en reproduisant les prodigieux solos parkeriens.

Puis vous aviez les visionnaires Charles Mingus et Miles Davis, le premier se révélant aussi brutalement puissant que le second fut discret et gracieux. Le bop était l’accomplissement d’une libération du jazz timidement esquissée par Louis Armstrong, qui fut un de ses premiers solistes. Portés par le culte de l’improvisation féconde, les boppers créèrent un monde musical pleins de nuances et de contradictions, d’harmonies relaxantes et de dissonances vivifiantes.

Mis en confiance par ses faits d’armes au sein de l’orchestre de GillespieMilt Jackson se mit au service d’une arrière garde en quête de renouveau, comme les orchestres de Coleman Hawkins et Illinois Jacquet, avant de commencer à voler de ses propres ailes. Un bopper ne voguant jamais réellement seul, son quartet reçut la visite d’invités aussi prestigieux que Thelonious Monk et Horace Silver, mais il y eut surtout la grande époque du Modern Jazz Quartet.

En conciliant la rigueur des grands orchestres avec la liberté des boppers, cette formation fut la première expression de la passion de Milt Jackson pour la beauté sonore. Voyant au-delà des mouvements passés et présents, le Modern Jazz Quartet remit le talent individuel au service du swing collectif. Ce communisme musical n’empêcha pourtant pas la formation de muter au rythme de ses changements d’effectifs, prouvant ainsi qu’elle avait trouvé un équilibre unique entre la discipline vitale pour les grands orchestres et une liberté laissant respirer les grands noms qui firent son histoire.

L’art de Milt Jackson ne fut pourtant jamais aussi fascinant que dans l’intimité de ses sessions organisées avec des pointures tels qu’Art Blakey, Oscar Petiford, Horace Silver ou Kenny Clarke, pour ne citer que les plus fameux. Là, dans les grands espaces de ces mélodies épurées, Milt Jackson atteignait des sommets de douceur bluesy et cotonneuses secoués par des rythmiques aussi complexes que limpides. Si le génie est plus celui qui réalise des choses complexes avec simplicité que l’inverse, alors Milt Jackson est un des plus grands génies que le jazz ait connu.

Dans ses compositions, les virages mélodiques sont aussi radicaux que limpides, cassures irrégulières d’un escalier sonore à l’architecture aussi harmonieuse qu’unique. Puis il y a ces ballades d’une douceur foisonnante, majestueux mariage de la douceur mystique du blues et de la richesse du bop. Quand les plus grands vinrent lui demander où il avait trouvé le secret de ce parfait accord entre la folie improvisatrice et la sagesse mélodique, Milt Jackson répondit toujours : « dans les églises ». Preuve que, en Amérique plus qu’ailleurs, la grande musique reste un éloge de ce que l’on nomme dieu.

 

On écoute un blues, et une reprise de Monk :


1 commentaire:

  1. Tiens, lui aussi j'en ai un... "Sunflower" de 1972 sur CTI Records.

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