vendredi 29 mars 2024

LA CHEVAUCHÉE FANTASTIQUE de John Ford (1939) par Luc B.

Quand Orson Welles, qui venait du théâtre et n’y connaissait que dalle en cinéma, s’est vu confier CITIZEN KANE, il a visionné vingt fois LA CHEVAUCHÉE FANTASTIQUE pour apprendre comment réaliser un film. Quand on a dit ça, on a tout dit de l’importance du film de John Ford, qui a offert au western ses lettres de noblesses. Ce genre très populaire dans depuis les années 20 (les aventures de Tom Mix) se cantonnait pourtant, à quelques exceptions près (Raoul Walsh, le premier qui a repéré John Wayne) dans les sérials, la série B, des trucs vite faits mal faits, produits à la chaîne, qu'importe la qualité puisque le public était au rendez-vous. 

« Personne n’y croyait, le western était un genre mineur » raconte John Ford, que le producteur star du moment David O. Selzick envoie bouler. Il se tourne vers Walter Wanger, réputé pour lâcher la bride aux auteurs, qui accepte le projet pour la United Artist. Le scénario est tiré de la nouvelle « Stage to Lordsburg » relecture du « Boule de suif » de Maupassant. STAGECOACH (en VO) est un succès planétaire au box office, il a permis à un certain Marion Morrison de devenir une star sous le pseudo de John Wayne. Là encore Ford impose l’acteur contre l’avis du studio qui aurait préféré un Gary Cooper. Wayne crève l’écran, c’est peu de le dire, plan mythique où il apparaît sur la piste, stoppant la diligence d’un coup de winchester, recadré par un rapide travelling avant d’anthologie (un peu flou d’ailleurs dans le mouvement !).

Dans ce film il y a la confrontation de l’immense et du petit. Un condensé du monde entier. Les grands espaces sublimés de Monument Valley resteront le décor préféré de Ford, qui aimait l'endroit car situé à 300 km de Hollywood, il n’avait donc pas les costards-cravates sur le dos, parce que le panorama est sublime*, et parce que c’était une réserve indienne. Le tournage (et les suivants) a donc bénéficié à ceux qui y vivaient. Il faisait aussi bosser les Mormons, car ils ne se mettaient pas en grève !

L’immense, ce sont les espaces magnifiquement cadrés et photographié avec ce ratio qui fait jurisprudence : 1/3 terre - 2/3 ciel (mais ici aussi 1/4 – 3/4). Cette fameuse poursuite finale filmée depuis une voiture lancée à 60 km/h, avec des cascades hallucinantes (Yakina Canut, c’est lui qui se fait labourer par les chevaux et la diligence, il était aussi la doublure de Wayne). Les cascadeurs, qui travaillaient avec leurs propres chevaux, labouraient le sol sur 20 m2 à l’endroit exact où ils devaient chuter. John Ford affirme qu’en 50 ans de cinéma il n’a pas blessé un seul cheval.

Et il y a l’intime. La diligence ou les relais sont des espaces clos, confrontation de personnages que le réalisateur a admirablement croqués en quelques plans. C’est la force du cinéma de Ford, cette capacité à cerner les gens en deux images, les rendre vrai, humain. Le thème de la communauté irrigue son cinéma, sublimé dans LA POURSUITE INFERNALE (« My Darling Clementine » avec Henry Fonda), dont le Clint Eastwood de JOSEY WALES s’est intelligemment souvenu. Ford filme des familles, des clans, des groupes, des gens qui construisent une vie, un projet.

En 5 minutes, les personnages sont posés : Gatewood le capitaliste véreux (« Ce qui profite aux banques est bon pour le pays » ; « l’Etat ne doit pas se mêler de gérer les affaires »), la magnifique Dallas, certainement un des plus beaux personnages féminins du western, prostituée rejetée par la communauté (génial insert sur les dames patronnesses à la réplique « il y a pire que les Apaches »), Boone, le docteur alcoolique et philosophe, figure fordienne par excellence (« la vraie maladie de la société, c’est les préjugés »), qui prend le vieux Peacock pour un révérend alors qu’il est VRP en whisky (quelle aubaine, il voyage avec ses échantillons !), Hatfield le joueur dandy à la fine moustache, Lucy Mallory, épouse d’un soldat. Et Ringo Kid (John Wayne) échappé de prison. Tous vont prendre la diligence pour Lordsburg, le film raconte leur épopée.

Il y a les trajets en diligence où les voyageurs respirent le mauvais tabac et la poussière, où les différences sociales s’affirment : Lucy Mallory a droit à un gobelet pour boire, Dallas se contente du goulot. Il y a les haltes aux relais. Quand on voit les scènes d’intérieurs, on comprend ce qu’en a retenu Welles. Ford cadre en légère contre plongée, sol et plafond prennent la moitié de l’image, il y a de la profondeur de champ, les cadres sont larges, Ford filme tout le monde en même temps, qui vont et viennent dans l'image, rien n'est figé. Ringo Kid montre du respect à Dallas, l’invite à la table commune. Ils sont des parias tout les deux. Il y a ce plan sublime où Dallas longe un couloir vers l’extérieur, rejoint par Ringo, qui lui propose le mariage, tout de go ! « Vous ne connaissez rien de moi » dit-elle, « J’en sais suffisamment » répond-il. Sublime !

La scène de l’accouchement de Lucy Mallory est superbe. Le doc doit dessoûler avant d’opérer. Dans cet environnement viril, violent, la présence du bébé tient du miracle. Une naissance, un mariage, des morts, des prostituées ou femmes du monde, des naïfs et des escrocs : le cocktail fordien.

John Ford est plutôt adepte des plans fixes, et larges. Quand la caméra bouge, c’est qu’il faut une bonne raison : cadre serré sur la diligence qui arrive à un relai, la caméra se met en mouvement (travelling arrière) pour recadrer le décor dans son entier, qu'on découvre saccagé, incendié. Ford aurait pu montrer d'abord le désastre puis la diligence arriver, ou construire la séquence en champs/contrechamps. Il se suffit d'un plan, qui dit tout ce qu'il y a à savoir. Autre moment : la diligence est filmée de très loin traversant Monument Valley, et d’un coup, vlan, un panoramique ultra rapide recadre les Apaches qui attendent sur la crête.

Tout autre ambiance pour l’épilogue à Lordsburg. On a perdu quelques personnages en route… On découvre Luke Plummer, le gars dont Ringo Kid est venu se venger, raison pour laquelle il s’est échappé de prison. Grand moment quand Plummer apprend que Ringo est en ville, un silence pesant tombe sur le saloon, tout le monde se fixe, s’éloigne du zinc (en emmenant son verre !), le patron retire le miroir derrière le bar ! Admirable plan de la ville la nuit, très stylisé, ligne de fuite, contraste, le dispositif ressemble étrangement à la fameuse fusillade de LIBERTY VALANCE.

Magnifique épilogue. C’est au banquier Gatewood à qui on passe les bracelets, Ringo Kid aura l’indulgence du shérif, un grand sentimental. John Ford a souvent été qualifié de droitier réactionnaire, voire de raciste. Comment peut-on dire de telles conneries ! Il suffit de regarder ses films pour y voir sa bonté envers les humbles, sa foi en la justice, clémente, son rejet des puissants, des politiques, des cyniques (quasiment du Franck Capra !) tous les types de personnages sont représentés, il sait parfaitement cerner qui sont les bons, et les nuisibles.  

LA CHEVAUCHÉE FANTASTIQUE est sans doute le premier chef d’œuvre du western, le film qui en a défini le cadre, les règles, la façon de tourner. Si le film est particulièrement brillamment dialogué (les répliques de Boone sont fameuses) Ford raconte les évènements, les personnages, par l’image. Des images immédiatement compréhensibles (il avouait l'influence de Murnau). Ca parait simple, évident, sauf que si ça l'était, on aurait des films de cette trempe toutes les semaines. 

Tous les acteurs sont incroyables, on les retrouvera souvent dans ses films, Thomas Mitchell en Boone, John Carradine en Hatfield, Claire Trevor, sublime en Dallas, Andy Devine en conducteur de diligence, Tim Holt en soldat, et bien sûr le Duke, John Wayne, fidèle compagnon de route du réalisateur, ils auront l’occasion de nous offrir encore quelques magnifiques moments de pellicule.

* si vous avez un jour la chance d'y aller, une pancarte indique le "John Ford's view", l'angle de prise de vue préféré du réalisateur. Spectaculaire. A l'entrée du site, trône un petit motel, le Goulding's Lodge, où Ford installait ses équipes, il y a même tourné plusieurs scènes de ses films, c'est juste incroyable de reconnaître tel escalier, telle porte. Ce serait Harry Goulding, le proprio, qui aurait suggéré à Ford de venir y filmer La Chevauchée Fantastique, pour renflouer son établissement qui faisait faillite. Info à prendre avec précautions, plus d'un revendiquent la découverte du site.

noir et blanc  -  1h30  -  format 1:1.37 


2 commentaires:

  1. Shuffle Master.29/3/24 08:07

    Évidemment. En profiter pour relire Boule de Suif, extraordinaire jeu de massacre. Encore un exemple de titre traduit n'importe comment, comme La poursuite infernale, citée, ou La Poursuite impitoyable (Penn). Hombre, de Martin Ritt, joue un peu sur le même procédé, le huis clos de la diligence, avec Newman/le métis dans le rôle du paria.

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  2. Remarque pertinente sur Hombre, comment ai-je pu passer à côté ! Je l'ai revu il y a quelques semaines, grand film. J'en profiterai pour me trouver Boule de suif, bonne suggestion.

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