vendredi 1 septembre 2023

LA SPLENDEUR DES AMBERSON d'Oson Welles (1942) par Luc B.

Un p’tit goût d’inachevé, et pour cause, et pourtant… LA SPLENDEUR DES AMBERSON est sans doute le film maudit le plus célèbre du cinéma. Dans son livre d’entretien, Peter Bogdanovitch raconte comment Orson Welles s’est caché de ses invités pour pleurer quand il a vu son film passer à la télé.

Le regretté William Friedkin, qui avait interviewé Fritz Lang, rapporte que le cinéaste de M. LE MAUDIT trouvait sa période allemande à chier. Rien à sauver. Parce qu’il n’avait pas pu en assumer le montage à 100%. Quand on voit la version horriblement colorisée et rabougrie de METROPOLIS (avec la musique affreuse de Gorgio Moroder), on ne peut que lui donner raison. Sauf qu’entre temps, des historiens ont cherché et retrouvé les bobines originelles, et on a (presque) pu reconstituer le film comme son auteur l’avait imaginé.

Cela n’arrivera pas avec le film d’Orson Welles, dont les rushes ont été brûlés par le studio RKO, au motif que c’était la guerre, et qu’il fallait récupérer le nitrate de la pellicule. Ou alors pour être certain que Welles, envoyé au Brésil superviser une nouvelle production, ne puisse pas sortir son film comme il le souhaitait. On lui avait donné le final-cut pour CITIZEN KANE, la RKO n’allait pas reproduire la même erreur deux fois. (Contractuellement, Welles avait le final-cut jusqu'à la projection test, mais pas au delà. Heureusement, CITIZEN KANE n'était pas passé par cette étape, car il en aurait rien resté !)

Après KANE, il tourne dans la foulée LA SPLENDEUR DES AMBERSON d’après un roman de Booth Tarkington, qu’il avait déjà adapté en format radio. Puis enchaîne avec IT’S ALL TRUE, docu-fiction de propagande financé par le gouvernement américain. Qui ne verra le jour qu’en 1993 ! Mais revenons aux AMBERSON.

Le montage brut, le bout à bout, dure 2h30. Ce qui permet à Welles d’enregistrer la voix-off, juste avant de s’envoler pour le Brésil filmer le carnaval de Rio, laissant les rushes aux bons soins de son monteur Robert Wise (futur réalisateur de LA MAISON DU DIABLE, WEST SIDE STORY) à qui il transmet ses instructions par téléphone, lorsque la liaison le permet. Le métrage final fait 2h15. Mais le premier test est désastreux, trop long, trop sombre, la RKO exige de nouvelles coupes. Par lettres ou télégrammes, Welles détaille chaque coupe, chaque raccord, chaque effet photographique. Il a tout son film en tête. Mais la RKO panique devant le futur désastre financier, ignore les recommandations du metteur en scène. Un responsable suggère : « Jetez tout en l’air et ramassez ce qui retombe sauf 40 minutes, coupez n’importe où, ça n’a pas d’importance ! ».

D’incroyables plans séquences d’une bobine entière (11 minutes) sont charcutés pour n’en extraire qu’une réplique, les performances d’acteurs sont sacrifiées, l’ordre des plans inversé. Le film se concluait par des fondus enchaînés sur la ville moderne, fatras de hangars, poteaux, lignes électriques. Les dirigeants de la RKO ne comprenaient pas d'où provenaient ces images. Welles les avaient tournées lui même à Los Angeles, mais l'idée qu'un réalisateur sorte une caméra du studio pour tourner dans la rue était impensable, ils n'en voulurent donc pas, il n'en reste que quelques unes dans le montage. 

Le monteur Robert Wise, l’acteur Joseph Cotten, le producteur Jack Moss alertent Welles. Ça pue le naufrage, l’accident industriel. Ça ne fonctionne pas, il faut retravailler. Ils font ce qu’ils peuvent pour tempérer le studio, qui chaque jour mutile un peu plus le film. En coupant ce qui parait trop sombre, tragique, en réécrivant des scènes, en rappelant les acteurs pour retourner une fin, une fin heureuse.

La version que nous connaissons des AMBERSON dure 1h25, avec un happy end. Il manque 50 minutes. Et pourtant, quelle splendeur ! Jack Moss dira « c’est un hommage au génie de Welles que le film reste aussi efficace malgré toutes les mutilations qu’il a subies ! »

Le film s’ouvre sur une succession de scénettes courtes et joyeuses, rythmées, un prologue comme il y en avait dans CITIZEN KANE (les fausses images d’actualités) afin de situer l’époque et les protagonistes. On y voit le changement du temps, de l’urbanisme, la mode vestimentaire, l’apparition de l’automobile. Le tout ponctué par des apartés d’habitants qui cancanent, Welles reprenant le principe des chœurs de la tragédie grecque.

LA SPLENDEUR DES AMBERSON est une saga familiale, une histoire d’amour contrariée, un film nostalgique sur une époque qui change, l’arrivée de l’industrialisation, un hymne aux inventeurs de génie. Le personnage d’Eugène Morgan, lunaire et iconoclaste (joué par le fidèle Joseph Cotten) est calqué sur le père d’Orson Welles, c’est donc aussi un film très personnel. Autant CITIZEN KANE était novateur dans sa construction en flash-back, ses trouvailles photographiques, ses effets spéciaux, sa gestion du son, autant ce deuxième film, sans doute plus éblouissant visuellement, suit une trame linéaire, une narration classique. Le génial chef 'op de KANE, Gregg Toland, était pris sur un autre tournage, c’est Stanley Cortez qui le remplace.   

L’histoire : Eugene Morgan a toujours été amoureux d’Isabel Amberson. Mais son piètre statut social lui interdit d’épouser cette fille de magna immobilier, à qui sa famille préfère le pâlichon, mais meilleur parti, Wilfred Minafer. 20 ans plus tard, Morgan a fait fortune en inventant un prototype automobile. Il est désormais persona grata à la cour, et se rend au bal donné dans la riche demeure du patriarche Amberson, accompagné de sa fille Lucy (Anne Baxter en début de carrière qui jouera chez Lang, Hitchcock, Preminger, De Mille, Mankiewicz)  Isabel a eu un fils, George (Tim Holt, vu dans LE TRÉSOR DE LA SIERRA MADRE), du même âge que Lucy. George en pince pour Lucy

Premier morceau de bravoure, la séquence du bal de 15 minutes. Welles orchestre une succession de plans séquences d’une virtuosité hallucinante, le plus souvent en forte contre-plongée, une figure de style caractéristique de ses films. Ces cadres baroques exacerbent les sentiments, les impressions, la toute puissance ou l'autorité d'un personnage, ou au contraire isolent des personnages perdus, écrasés par un décor, en accentuant le poids des plafonds. Mais le plus souvent, la profondeur de champ (qui fait rentrer plus de lumière en élargissant la focale) doublée d'une contre-plongée, permettent tout simplement (dixit Welles) d'obtenir de plus belles images ! Pendant ce bal, George découvre qu’Eugène a été le premier amour de sa mère. Ce qu’il ne lui pardonnera jamais, comme poignardé dans son orgueil d’héritier d’une arrogance à gifler. Même lorsque Wilfred Minafer laissera Isabel veuve, George s’opposera à ce qu’Eugène puisse la reconquérir, voire même l’approcher.

La séquence se conclut par cette image magnifique (photo à droite) les invités sont partis, restent Eugène et Isabel qui dansent, comme isolés du monde, avec au premier plan la silhouette en ombre des musiciens et à l'arrière plan George et Lucy assis en bas l'escalier qui regardent leur parent respectif, avec admiration et soulagement pour elle, dépit et jalousie pour lui. Regardez comme la lumière sculpte le décor jusque dans ses moindre recoins, donne du volume à l'espace, conduit le regard du spectateur dans l'image (la flûte amène le regard vers les danseurs, le tapis roulé au sol vers l'escalier). 

Orson Welles admirait deux films, LA CHEVAUCHÉE FANTASTIQUE de John Ford, et LA RÈGLE DU JEU de Jean Renoir. De ce dernier il décalque la scène du coucher, après la soirée, où chacun se souhaite bonne nuit, long plan dans le couloir qui mène aux chambres.

Une des rares séquences joyeuses, toute de blanc filmée, et celle de la balade sous la neige, quand Eugène Morgan embarque la famille sur sa nouvelle invention, pas encore tout à fait au point. George préfère un cab, pour avoir Lucy à ses côtés, avant que le canasson ne renverse les tourtereaux dans un ravin. Une séquence coûteuse, tournée dans un auditorium réfrigéré (à Los Angeles !) car Welles voulait de la vraie neige. Dans les scènes hivernales de CITIZEN KANE, la neige au sol était faite de cornflakes, quand les acteurs parlaient, ils n’avaient pas de buée à la bouche.

Orson Welles était un homme de troupe, directeur de la compagnie de théâtre Mercury. Ce sont ses acteurs qu’il réunit à l’écran, avec la même méthode, cinq semaines de répétition avant le tournage pour s’approprier les personnages. D’où cette scène improvisée dans la cuisine, un plan séquence fixe sur George et sa tante Fanny (superbe Agnes Moorehead) qui discutent au premier plan devant un capharnaüm de casseroles suspendues (2’30), rejoints par l’oncle Jack, pour 2 minutes supplémentaires. Qui oserait filmer aujourd’hui une telle scène, faite de silence, de non-dits, où George apprend l’histoire de sa mère, sacrifiée sur l’autel des affaires, et la frustration qui nourrit sa tante, amoureuse incomprise.   

Il faut dire aussi que l’interprétation des acteurs est constamment bluffante, rien de poussiéreux, de vieillot ou de théâtral, malgré le CV des acteurs. Le cinéma de Welles est très visuel, il aime le spectacle forain, le cabaret, la magie, mais c’est aussi un homme de radio, de texte, de dialogues.   

Autre morceau de bravoure, ce travelling latéral (le plus long du monde ?) à l'entrée des studios RKO, qui suit George et Lucy en voiture à cheval, en ville, à la fin au détour d’un virage, on voit les rails du travelling au sol. Comme si le magicien dévoilait ses trucs.   

Welles parle d’un vieux monde qui s’écroule, une aristocratie désuète, symbolisée dans le décor par ce grand escalier central qui domine la demeure des Amberson, que Welles utilise dans deux scènes superbes, l’une en long plan fixe, l’autre au contraire en un vaste et virtuose mouvement de grue. Les Amberson ont fait fortune dans l’immobilier, la pierre, la stabilité, Eugene Morgan dans l’industrie automobile, la nouveauté en mouvement et pétarades. Lors d’une réunion, le patriarche se lamente : « Les automobiles repoussent les habitants loin des villes, s’ils partent, le quartier perd de sa valeur ». George renchérit : « Les automobiles sont un fléau ».

George hait le changement. Il n'est plus le petit prince capricieux dorloté par sa mère, il n'est plus au centre des préoccupations, c'est à lui que revient la charge de la famille, dont il rend Eugène responsable de la ruine. C'était le sujet du film, la chute, le déclassement, la déchéance d'une noblesse désargentée. C’est l’aspect mortifère qui a horrifié le studio RKO, une noirceur qui s’immisce dans le film, un poison qui gangrène, des cadres baroques qui effraient, des ombres noires qui menacent. Un dernier tiers passé à la trappe, dont il ne reste que des miettes, comme ce plan séquence de tante Fanny adossée à la chaudière de la cuisine, que son neveu George peine à relever. Tu vas te brûler lui dit-il. « Non, ce n'est pas chaud, c'est froid ! ». Sans doute car il n'y plus de bois pour entretenir le chauffage. Il l’entraîne de pièces en pièces, travelling arrière ébouriffant, jusqu’au salon dont les meubles sont recouverts de draps, comme un manoir désormais habité par les fantômes.

Et puis vient ce fameux dernier plan stupide d’Eugene et Fanny à l’hôpital, bras-dessus bras-dessous, expédiant en trois répliques l’épilogue heureuse, que Robert Wise a été contraint de filmer, qui fait tache aussi car filmé en longue focale (net sur les acteurs, flou sur le décor) qui détonne avec l’esthétique du film. Welles filmait tout en profondeur de champ, focale courte, car ça correspondait tout simplement à la vision de l’œil humain, comme au théâtre où le spectateur voit dans une même netteté acteurs et décors.  

Le générique de fin est lui aussi célèbre. La voix d’Orson Welles présente les acteurs, qui apparaissent à l’écran en médaillon désuets, ainsi que les techniciens. Il conclut par « j’ai écrit et dirigé ce film, mon nom est Orson Welles ». On lui a fait procès de cette boursoufflure égocentrique. Mais c’était tout simplement ainsi qu’il concluait ses émissions de radio.     

LA SPLENDEUR DES AMBERSON est un film sublime et poignant, drôle aussi, d’autant plus beau que nous n’en connaîtrons jamais la version souhaitée par son auteur.

François Truffaut faisait dire à Belmondo, à propos de Deneuve, dans LA SIRÈNE DU MISSISSIPPI : « Tu es si belle, quand je te regarde, c'est une souffrance (…) c'est une joie et une souffrance ». C’est le sentiment qui étreint le spectateur face à ce chef d’œuvre maudit, le plus beau film qu’Orson Welles n’aura jamais pu réaliser.

 

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La vidéo n'est pas la bande annonce originale, mais un montage de fan, avec une meilleure qualité d'images. Et le générique du fin.  

Noir et blanc  -  1h25  -  format 1:1.37

 

1 commentaire:

  1. Ben dis-donc ...
    Je l'ai vu une fois à la télé, y'a très longtemps, certainement une vieille version non restaurée, mais je suis sûr que c'était en V.O. sous-titrée.
    Ce qui fait que j'ai surtout passé la durée du film à lire les sous-titres, sans trop avoir le temps de m'occuper du reste... alors forcément, les profondeurs de champ, les cadrages, les focales et tout le reste, pas rendu compte ... et j'ai plus aucun souvenir de l'histoire, des tenants et aboutissants du machin ...
    Il m'en est resté un avis très mitigé.
    Au vu de ton agile prose, je vais être obligé d'essayer de le revoir (d'après télé 7 jours, il passera sur tf1 vers 2061) ... comme si j'avais que ça foutre, alors qu'il sort des versions 4K 3D Dts Atmos 12.3 de tous les marvel ...
    Ben quoi, j'ai dit une connerie ?

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