Un peu de pluie après cette période de sécheresse est la bienvenue. Sonia est contente que le réservoir de récupération des eaux du toit de la maison soit de nouveau plein. Elle peut se remettre à arroser le jardin de leur propriétaire. Elle essaie d’y faire pousser des bambous depuis des mois. Nema est devant la porte d’entrée, elle s’apprête à partir en scooter.
- Nema, regarde, les bambous ne sont pas morts de sécheresse, ils ont résisté !
- Ah oui. Bon. Tant mieux, répond Nema en enfilant son casque.
- Tu ne t’intéresses à rien quand il n’y a pas de béton, de pont ou de
bâtiment à rafistoler !!
- Pas vrai, reprend Nema. A propos de bambous et autres plantes, de
pluie et d’eau, j’ai bien apprécié la façon dont Wu Ming-Yi nous fait
rentrer dans le changement climatique et la nature de l’Ile de Taïwan
avec son roman « L’homme aux yeux à facettes ».
- Pff ! Drôle de titre… dit Sonia.
Un titre étrange pour un roman un peu fantastique, très contemporain, avec
une certaine dose de poésie et d’écologie. Diable, de quoi s’agit-il ? D’une
histoire qui se passe dans des îles et sur la mer. A TaÏwan et dans
l’île imaginaire de Wayo-Wayo. Une histoire de vies bouleversées par les sautes d’humeur de la météo :
tsunami, inondation, tempête… Une histoire d’eau. Et de détritus. Mais aussi
de destins de personnes qui se cherchent, vont se croiser, s’enrichir
mutuellement.
Le continent de plastique… l'horreur |
Atihei est un adolescent de
l’île de Wayo-Wayo. Une île minuscule où la population vit dans des traditions ancestrales
très éloignées de toute civilisation.
Atihei a atteint l’âge de passer
le rituel d’entrée dans le monde des hommes : il part seul en mer sur un
petit bateau qu’il a construit lui-même, avec de la nourriture pour 10
jours. Il n’y a pas de retour possible car c’est un cadet et pour les
Wayonésiens le sort du cadet est de partir s’offrir à la mer. La nuit
d’avant son départ, il a le droit d’honorer les jeunes filles de l’île qui
se cachent dans des buissons. La préférence
d’Atihei va à
Wursula. C’est avec le souvenir de ce doux moment de connivence partagée avec
Wursula, qu’il part en mer. Au grès des flots et des tempêtes, ballotté comme un
fétu de paille sur son
taylawaka (cette petite barque
avec une voile, fait à la main), le jeune garçon s’affaiblit mais résiste et
un matin se retrouve sur une drôle d’île, très colorée, parfois un peu
transparente, composée de bric et de broc. Personne. Il organise sa survie
en pêchant et en récupérant l’eau de pluie.
Montagne de Taïwan |
Pendant ce temps, sur Taïwan,
Alice est très triste et
déprimée : son fils Toto ainsi
que son mari Jakobsen ont
disparu en montagne. Elle décide de tout abandonner et même de mourir, elle,
la professeure de littérature qui avait rencontré son futur mari
Jakobsen, ce passionné d’alpinisme, lors d’un voyage au Danemark. Cette belle
maison face à l’océan qu’ils ont construite ensemble avec beaucoup d’amour
quand elle attendait Toto lui
paraît désormais inutile et trop grande. Elle commence à se débarrasser de
tout ce qui l’encombre et même de donner ses poissons à un de ses étudiants.
Alors qu’elle s’est assoupie dans la chambre de son fils, un tremblement de
terre l’a réveillé. Que s’est-il passé ? la maison est complètement entourée
d’eau, des falaises ont dû s’effondrer…
Tout ce coin à l’est de l’île de
Taïwan a été ravagé par un
tsunami. Et comble de malheur, des tonnes de détritus, de déchets de
plastiques de toutes sortes, se sont retrouvées sur le rivage. Les
journalistes affluent. Quel scandale écologique ! Quel lourd tribut payé par
ce bout de terre à des décennies de consommation débridée, de rejets
inconsidérés d’emballages et de matériaux ou équipements de toutes sortes
!
Après le tsunami |
Il s’agissait d’un joli terrain rocheux, coincé entre le littoral et la
forêt qui se perd dans la montagne, habité essentiellement par des
aborigènes comme la
pangcah Hafay qui tient une
sorte de petite cantine où elle reçoit Alice à n’importe quelle heure. Les
effondrements ont soit tout emporté soit laissé des morceaux de cabanes plus
ou moins bancales.
Hafay regrette sa petite maison
et va finir par trouver refuge chez un autre autochtone, Dahu. Dahu et ses
chiens Caillou et Lune connaissent la montagne sous toutes ses coutures :
ravins, forêts, falaises, ruisseaux… Il aura à cœur d’essayer de comprendre
comment Jakobsen et
Toto ont pu se perdre et
disparaître car Dahu les connaissaient bien. Mais toutes les montagnes ont
leurs secrets.
Avec le tsunami, Atihei est
éjecté du milieu de son île de plastiques et se retrouve sur la terre ferme
non loin de la maison d’Alice. Bien qu’ils ne parlent pas la même langue, une forme de complicité va
naître entre les deux, renforcée par la présence d’une petite chatte, elle
aussi rescapée du tsunami. Dans l’île
Wayo-Wayo il n’y a pas d’écrits
: toutes les traditions sont transmises oralement. Toutefois
Atihei découvre avec ravissement
papier et crayon et dessine énormément et avec précision ce qu’il n’arrive
pas à exprimer autrement.
Alice et
Atihei iront en montagne à la
recherche des disparus Toto et
Jakobsen, mais en vain.
Il n’y a pas que des journalistes qui s’intéressent à la catastrophe.
Sara, une biologiste norvégienne spécialiste des mondes marins, fille d’écolo
défenseur des océans, vient également constater ce désastre avec
Boldt, un ingénieur qui était venu trente ans plus tôt pour percer un tunnel
dans la montagne, tunnel désormais sous l’eau.
Dans ce roman, tout tourne autour de l’océan, de la montagne, de la forêt.
Ce qui peut être donné par la nature, ou pris, ou repris. Finalement c’est
la nature, et sa force face aux dégâts causés par les humains, l’héroïne de
ce roman. L’homme aux yeux à facettes, vous ne saurez pas ce que c’est où
qui c’est. Pour chaque personnage, il y a une histoire dans la grande ville
puis dans cet endroit originellement si beau, avec des échecs et des
réussites, des parts d’ombre et d’incompréhension.
Si Wu Ming-yi est photographe
en plus d’être écrivain, cela ne m’étonne pas. Il y a de nombreuses
descriptions qui donnent du relief à un récit original et posant de
nombreuses questions sur le rapport à sa propre civilisation et à la nature.
Bonne lecture !
La Cosmopolite Stock
355 pages
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