Il y eut le duc Ellington, le baron Mingus, parlons désormais du non moins noble comte Basie. Notre illustre musicien naquit dans une famille modeste, d’un père cocher et d’une mère blanchisseuse. A cette époque, où la télévision et un show business décadent n’avaient pas encore transformé le peuple en infâme populace, c’est bien la mère du comte qui lui donna ses premières leçons de piano. Le gamin progressa si vite que, alors qu’il n’était encore qu’un adolescent, le cinéma l’embaucha pour jouer les bandes-sons de quelques films. Loin d’être dispensable en cette époque où les films étaient encore muets, le musicien de studio soulignait les émotions que les voix ne pouvaient exprimer.
C’est suite à ce dernier engagement qu’il rejoignit le grand orchestre de Benny Motten. Nous étions alors en plein âge d’or des big bands, ces grands orchestres dont le swing monumental semblait saluer la puissance d’un pays en pleine croissance. Lorsque Benny Motten décéda brutalement, le comte décida de partir à la conquête du jazz moderne en formant son premier orchestre. Dotée d’une des meilleures sections rythmiques de tous les temps, cette glorieuse armée du swing tourna sans relâche pour défendre la notoriété de son leader. Le toucher délicat du guitariste Freddie Green habilla le jeu sobre, économe et percutant du comte, la basse de Walter Page et la batterie de Jo Jones se chargeant d’ajouter un peu de piment à ce swing atomique.
« Atomic swing » fut d’ailleurs le nom du grand classique de Count Basie, symbole de ce swing d’une virilité tout en finesse. Quelques années avant la sortie de cet inoubliable classique, le comte vécut ce qui dut être la plus belle soirée de sa vie. John Hammond venait de lui faire signer son contrat chez Columbia, une jeune maison de disque promise à un grand avenir. Pour faire connaître son nouveau poulain, le producteur organisa une soirée exceptionnelle, où le pianiste joua en compagnie d’une jeune chanteuse alors inconnue. Le galant musicien tricota un somptueux tapis sonore sur lequel la jeune femme posa son premier couplet. Billie Holiday devint alors le modèle indépassable de la diva jazz, celle dont l’allure majestueuse n’avait d’égale que le charme sensuel de sa voix.
[avec Billie Holiday] Derrière son oraison divine, le comte fut assez énergique et sobre pour mettre en valeur cette sirène sans commettre le crime de la brusquer. Le coup de John Hammond fut si réussi que ses deux protégés devinrent des légendes lors de cette fabuleuse soirée. L’histoire qu’il écrivit alors fut belle comme un conte de fée, un conte narrant comment un noble pianiste sublima la voix d’une chanteuse belle comme le jour.
Suite à cette soirée, le comte imposa sa vision du big band, plus populaire et direct que celle de son rival le duc Ellington. Basie eut beau avoir atteint le plus haut rang de la noblesse jazz, sa musique puisait ses racines dans le Harlem des années 20-30 et dans l’énergie populaire du boogie woogie. Tel était le comte, symbole d’une époque où la grandeur du peuple n’eut rien à envier à celle de ses élites. Le grand comte Basie fut sans doute l’un des plus grands musiciens que son pays eut connu, ce statut lui permettant de prolonger l’existence de la tradition du big band jusqu’à sa disparition en 1984.
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