vendredi 22 juillet 2022

DECISION TO LEAVE de Park Chan-Wook (2022) par Luc B.

On peut aisément comprendre pourquoi le dernier jury du Festival de Cannes a décerné la Palme de la mise en scène à DECISION TO LEAVE de Park Chan-Wook, auteur du célèbre OLD BOY (2003). C’est un film de pure mise en scène. La question est de savoir si Chan-Wook voulait nous faire plaisir, ou se faire plaisir ? Parce que faut s’accrocher pour appréhender tous les éléments d'une intrigue à priori simple que le réalisateur s’est plu à déconstruire et rendre opaque.

On pense à quelques références du Film Noir, garces vénéneuses et flics soumis à leurs fantasmes. LAURA (1944) d’Otto Preminger, VERTIGO (1958) d’Hitchcock, voire le BASIC INSTINCTS de Paul Verhoeven. Un film qui pourrait se résumer ainsi : cherchez la femme. Sur le papier, l’intrigue semble (relativement) classique. Un flic, Hae-Joon, enquête sur la mort d’un homme, victime d’un accident d’alpinisme. Accident, c’est vite dit. Peut-être un suicide, voire un meurtre. La police ouvre donc des investigations, ce qui conduit Hae-Joon à rencontrer la (jeune) veuve Seo-Rae qui ne semble pas particulièrement éplorée. Et dont il tombe amoureux.

Pas très déontologique tout ça… Comme le flic fait des insomnies, il en profite pour épier Seo-Rae à la jumelle. Elle est aide-soignante et officie au domicile de personnes âgées. Son mari était violent, il la cognait, ce qui aurait pu être un motif pour s’en débarrasser. Mais elle a un parfait alibi. Le mari était victime de chantage, il aurait pu se suicider. Le problème est que tout ce que l’on sait, on l'apprend de la veuve. Est-elle fiable ?

Les relations entre le flic et la suspecte sont particulières. Ils restent distants, froids, sans effusion, on ne les voit jamais s’embrasser - le policier est marié - et pourtant, rapidement, ils semblent se comporter comme un couple, à se balader, se mitonner des petits plats chez l’un, chez l’autre. Tout cela reste platonique.  

La mise en scène est d'une sophistication qui confine à la maniaquerie. Images parfaitement composées et photographiées, avec d’amples mouvements de caméra. Mais Park Chan-Wook joue aussi avec le spectateur. Lorsqu'il illustre visuellement la déposition de Seo-Rae (fabuleuses scènes d’interrogatoires avec ce jeu entre écrans de contrôle interposés et ce qu’on voit à travers les glaces) il y intègre le personnage du flic. Ce qui rappelle le procédé de Bergman dans LES FRAISES SAUVAGES où le personnage s’invitait à l’image dans les souvenirs des autres. Il matérialise à l'écran le récit de Seo-Rae, donc des flash-back, ce qui trouble le spectateur qui ne sait plus ce qui est vrai - récit objectif - ou ce qu'elle veut raconter à l'enquêteur. C'est diabolique ! 

Sachant que Seo-Rae, on le comprendra assez rapidement, manipule son monde, cela rajoute un étage à la confusion. Comme dans la scène où l’adjoint de Hae-Joon débarque ivre mort chez Seo-Rae, et met à sac son appartement. C'est elle qui le raconte, on le voit, donc on le prend pour argent comptant. Mais est-ce la vérité ?  Là est la toute puissance de la mise en scène, nous montrer des situations objectives ou biaisées par le point de vue du narrateur de la scène. Suis-je clair ? Est-ce pour cela que le flic se met régulièrement des gouttes dans les yeux ? A cause des nuits de planques nocturnes et du manque de sommeil, ou pour y voir plus clair dans cette intrigue tortueuse ?

Autre principe vertigineux : jouer sur la temporalité. Park Chan-Wook pose des situations qu’il n’expliquera que plus tard. Je pense à cette scène qui entame la seconde partie du récit. On voit un type fou furieux qui engueule Seo-Rae, l’accuse d’avoir tué sa vieille mère. On pense logiquement qu’il s’agit du fils de la patiente dont elle s’occupe. En fait, non. Le réalisateur joue avec les pièces d'un puzzle, les ordonne à sa guise, selon l'image qu'il veut faire apparaître.

Le film vacille entre romance amoureuse, attirance passionnelle, obsession, et film policier. Car il y a une vraie enquête, des indices, des témoignages qu’il faut décrypter, une scène de poursuite sur les toits génialement réalisée en plan séquence à grands mouvements de grue. Et des retournements de situation, des détails qui font voir les évènements d’un tout autre angle. La griffure sur la main, le modèle de téléphone portable (qu’on retrouve dans la seconde enquête), cette remarque anodine de la patiente dont s’occupe Seo-Rae, son alibi le jour du meurtre : « Je ne sais pas quel jour nous sommes, mais si elle était là, oui, c’est qu’on était lundi ». Peut-on vraiment croire le témoignage d’une personne dont on découvre qu’elle souffre d’Alzheimer ?

Lorsque le policier envisage différents scénarios de l’accident d’alpinisme, qu’il imagine différentes versions de ce qui a pu se passer, il se matérialise à l’écran, dans l’action. C’est un film de faux semblants, la mise en scène est donc tout à fait raccord avec l’intrigue, qui manipule le spectateur comme Seo-Rae manipule Hae-Joon.

On croit que c’est fini ? Bah non, plus d’un an après, Hae-Joon retrouve par hasard Seo-Rae, sur un marché. Elle a un nouveau mari. Un type louche, escroc de la finance, avec beaucoup d’ennemis. Et vous savez quoi ? On va le retrouver lardé de coups de couteaux dans sa piscine, vide. Et comme par hasard, dans la même circonscription judiciaire du flic, qui hérite donc de l’enquête. Mais est-ce vraiment un hasard ? Ca se corse un peu plus, il faut vraiment être d’une vigilance de tous les instants, ou revoir le film trois fois.

C’est dans ces moments qu’on songe à VERTIGO, le personnage de Kim Novak qui réapparaît, le James Stewart aveuglé par ses sentiments, manipulé, incapable de raisonner. La dernière séquence sur une plage est superbe, glaçante, presque onirique, puisqu’une fois de plus le spectateur ne sait pas vraiment si peut croire ce qu’il voit.  

On a le droit de ne pas tout saisir sur le moment. La complexité du montage, la narration alambiquée et visiblement assumée comme telle, participe à cette complexité. Park Chan-Wook nous embarque dans un grand livre d’images, il s’y dégage un mystère réel intelligemment entretenu par les rebondissements de l’enquête. Il manque sans doute une dimension sensuelle, charnelle (sans aller jusqu’au sulfureux de Verhoeven) pour vraiment croire en cette passion entre ce flic et cette femme fatale.


couleur  -  2h20  -  scope 1:2.39

 

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