Chaque American recordings s’articule autour d’un thème central. Le premier exprimait la nostalgie d’un vieil homme revenu de tout, le second montrait sa révolte face à la décadence de l’époque, ce troisième opus est celui de la solitude. En cette fin de millénaire, Johnny Cash vécut ce que vivent nombre d’hommes de son âge. Les amis commencent à disparaître, d’autres se battent contre une maladie leur annonçant qu’ils arrivent au bord de l’abîme. Puis les décors changent, les chants n’ont plus la même chaleur, une nouvelle génération abat les repères bâtis par la précédente.
Si les American recordings ont eu autant de succès, c’est justement parce qu’une part de cette jeunesse destructrice fut nostalgique d’une époque qu’elle n’a pas connue. Alors Cash devint son témoin, avec tous les honneurs et les tourments que ce rôle implique. Que vaut en effet l’admiration de ces milliers d’inconnus lorsque tout ce que vous connaissez disparaît ? Que peut bien faire les sommets des ventes et les éloges lorsque vous commencez à vivre comme un exilé ? « L’homme est condamné à être libre » disait Sartre, il aurait dû dire « l’homme est condamné à être seul ».
C’est lorsque le temps commence à peser sur ses épaules que l’homme se rend compte qu’il a toujours été isolé, que l’amitié et l’amour ne furent que des consolations passagères. « Liberté est un autre mot pour dire rien à perdre ici-bas » . Ces mots de Kris Kristofferson résument bien l’ambiance de cet album. On retrouve sur ce « Solitary man » la ferveur pastorale du premier American recordings nostalgie mystique qui ne fera que ce renforcer sur l’album suivant. Le disque s’ouvre donc sur « I won’t back down » une bluette sentimentale écrite par Tom Petty. Cash troque la légèreté pop de la version originale contre une gravité digne de la folk originel. Cette femme vers laquelle Cash dit qu’il ne reviendra pas semble représenter un passé regretté et révolu, l’horloge avance et il essaie de se convaincre qu’il abandonne ses joies passées de son plein gré.
Le titre suivant sonne comme une sentence, « I will be what I am, a solitary man ». Derrière ces mots, la guitare sonne comme une harpe rythmant un poème funèbre, les chœurs résonnent comme des lamentations venues d’outre-tombe.
Et, pendant que l’homme subit ces tourments, « ce chanceux vieux soleil n’a rien d’autre à faire que de tourner autour du paradis ». On sent, dans la façon dont Cash chante cette phrase, tous les regrets de celui qui se rend compte que son existence touche à sa fin.
On retrouve sur ce « Solitary man » la mysticité acoustique du premier volet, les notes ne servent ici qu’à souligner les mots. Et ces notes sont endeuillées, expriment le désespoir de cet homme face à l’absurdité de la vie. Dans ce cadre, le classique « One » de U2 n’est plus une simple ballade romantique.
En épurant au maximum cette mélodie, l’auteur de « Walk the line » lui donne un écho universel comme s’il s’adressait directement à dieu. Il est vrai que toute croyance est d’abord une façon pour certains de répondre aux angoisses que leur cause la fragilité de leur existence. Ce mysticisme angoissé trouve son apothéose sur « I see a darkness », grande transe endeuillée, poignant cri de douleur face à l’amitié perdue. Alors, après le nouveau crescendo lumineux de « Field of diamond » Cash chante le refrain de l’homme cédant enfin au désespoir. « I’m leaving now » est un country aux apparences légères, presque guillerettes, c’est l’hymne de l’homme se libérant d’un quotidien morose.
« Solitary man » est un album sombre, on en ressort pourtant régénéré, comme après une pénitence. La douleur fait grandir l’âme et ces titres en sont la preuve la plus fulgurante. Au bout du compte, Johnny Cash nous montre ici que la vie consiste surtout à surmonter ses peines jusqu’au plongeon final. Cet album est celui d’un musicien qui sut rester à la hauteur de sa légende jusqu’à la fin. Plein de panache, il lance cette phrase annonçant le ton de ses dernières œuvres « anyway I told the true, and I’m not afraid to die. ».
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