Django Reinhardt : Un nuage est passé
« Django Reinhardt est un nuage. Il est passé au-dessus du monde. Bien ouaté, tout en vapeur d’amour, il flotte dans le ciel inquiet pour toujours. » Marc Edouard Nabe « Nuage ».
L’histoire de Django Reinhardt commença dans une roulotte arrêtée sur une route belge. Le guitariste naquit ainsi en pleine première guerre mondial, ce qui obligea son père à le déclarer sous le nom de sa mère pour éviter d’être appelé sous les drapeaux.
« Quand sonne le tocsin de la guerre sur leur bonheur précaire / Contre les étrangers tous plus ou moins barbares / Ils sortent de leurs trous pour mourir à la guerre / Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part » Georges Brassens
Chez les manouches, branche du peuple tzigane qui vit les premières années de Django, on est très loin de ce patriotisme belliqueux. Les gens du voyage ne sont prêts à mourir que pour leur liberté, qui restera toujours leur bien le plus précieux. Liberté fut d’ailleurs le mot qui guida le parcours de Django, enfant terrible devenu un génie respecté grâce à la magie du dieu swing. Il ressentit l’ivresse de la vie sans barrière dès ses premières années, lorsque la roulotte familiale traversa les routes de France, d’Italie et d’Afrique du nord. Comme tout homme ayant fui les rigueurs de la vie moderne, notre troubadour dut subir la misère et le mépris d’une majorité vivant de façon plus conventionnelle. Les bonnes gens se moquèrent de ces voyageurs regroupés dans des campements vétustes, ces miséreux vivant de rapines, ces chiffonniers dilapidant leurs maigres économies dans des paris plus ou moins légaux.
Ne fréquentant pas les bancs de l’école, Django partagea son enfance entre bagarres et combines plus ou moins répréhensibles. Un jour, alors qu’il n’avait que douze ans, son oncle lui fit découvrir la guitare. L’enfant turbulent se mit alors à concentrer toute son énergie sur son précieux instrument, écorcha ses doigts sur les cordes jusqu’à atteindre une forme de perfection mélodique. Le gamin progressa vite, au point que tout le campement se réunissait régulièrement pour apprécier son doigté prodigieux. La jeunesse de Django fut presque idéale, le jeune homme ayant obtenu l’admiration et le respect de ses proches à un âge où tant d’autres cherchent encore leur voie. Un tel don ne pouvait rester enfermé dans son campement de fortune, il se propagea bientôt à travers ces bals populaires, où notre voyageur rencontra son premier public.
C’est lors de ces événements qu’un chef d’orchestre lui proposa de rejoindre sa prochaine tournée, ce qui signifiait un salaire régulier et la fin d’une misère devenue pesante. Fou de joie, Django s’empressa de rejoindre sa fiancée pour lui annoncer la merveilleuse nouvelle. Agité par son enthousiasme, le jeune exalté renversa une chandelle dont la flamme embrasa un bouquet de fleur en celluloïd. La maîtresse des lieux confectionnait ce genre de bouquet pour les vendre, sans se douter que la matière qu’elle utilisait était aussi inflammable qu’un bidon d’essence. Nourri par ce prodigieux carburant, le feu envahit rapidement la petite roulotte, dont le couple ne put sortir qu’à l’aide d’une serviette utilisée comme maigre bouclier contre les flammes. Admis à l’hôpital, Django apprit que sa précieuse main gauche était gravement mutilée, au point que le chirurgien lui conseilla de faire le deuil de sa carrière de musicien.
Mais les braves ne connaissent pas le découragement et, après des heures de travail acharné, le génie mutilé parvint à reprendre suffisamment le contrôle de ses doigts pour les obliger à parcourir les frettes de sa guitare. C’est à la fin de ce travail titanesque qu’un ami lui fit découvrir le jazz à travers les premiers enregistrements de Louis Armstrong et Duke Ellington. Le valeureux guitariste fut fasciné par cette musique populaire mais exigeante, inventive mais au charme immédiat. Il commença alors à unir cette musique à ses mélodies manouches, créant ainsi un son chaleureux, un swing cotonneux qui ne tarda pas à conquérir la France. C’est ainsi que l’homme qui enchantait les foules joua pour les premiers spectacles du jeune Yves Montand, fascina Jean Cocteau, avant d’enregistrer ses premiers disques.
De passage à Paris, Coleman Hawkins décida de venir assister à une représentation de cette gloire locale. Les deux hommes achevèrent la soirée par une joute historique, le père des saxophonistes ténor devant déployer tout son talent pour que ses chorus ne soient pas éclipsés par les mélodies vaporeuses de Django. Après ce tour de force, un manager ne tarda pas à proposer au guitariste une brillante carrière à l’international. Les disques et les tournées s’enchainèrent, les portes du succès hors des frontières européennes semblèrent s’ouvrir, lorsque la seconde guerre mondiale éclata.
Django vient alors de boucler une série de concerts en Angleterre lorsque son manager décide de rester à Londres. Abandonné en pleine ascension, le génie maudit se réfugia en France, où le succès de son titre « Nuages » lui permit de vivre la vie facile d’un artiste couvert de gloire. Cette période s’acheva brusquement lorsque, après la libération, le symbole du swing français découvrit que les américains l’avaient magnifiquement snobé. Il partit donc conquérir cette terre qui lui avait montré le chemin à suivre et fut vite recruté dans le grand orchestre de Duke Ellington.
Noyé dans cette masse de musicien, Django ne supporta pas l’anonymat et la discipline, qui sont le lot de la plupart des membres de big band. Ne parvenant plus à reconstituer son quintet historique, le malheureux virtuose abandonna la musique pour se consacrer à la peinture. Vénéré en France, ce troubadour n’eut pas assez de discipline pour être reconnu dans l’Athènes du swing. Mais Django Reinhardt était avant tout un homme libre, et la liberté ne se négocie pas. Lorsqu’il mourut, en 1950, il laissa derrière lui une œuvre unique sublimée par un feeling délicat.
Dans ses mélodies, l’héritage manouche et le jazz des années trente s’unirent, dans des mélodies qui sont autant de symboles de cette liberté qu’il garda toute sa vie.
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