Pour beaucoup, Snooks Eaglin reste un artiste mineur, en raison peut-être d'une discographie mince. Cependant, dans sa ville natale, la Nouvelle-Orléans, il demeure une légende. Un peu comme son confrère Earl King (auquel il reprendra quelques titres), tout aussi injustement méconnu.
Fird Eaglin Jr. est né le 21 janvier 1936, à la Nouvelle-Orléans,. En 1937, à 19 mois seulement, il attrape un glaucome qui lui fait perdre la vue, et une tumeur au cerveau qui lui vaut deux et demi d'hospitalisation. Comme la grande majorité des aveugles, il compose par l'ouïe. Ainsi, lorsqu'il reçoit sa première guitare des mains de son père (lui-même harmoniciste), vers ses 5-6 ans, il apprend en autodidacte en s'abreuvant à la radio.
A dix ans, le jeune Fird joue déjà dans les églises (baptistes) de l'état, et à onze il remporte un concours organisé par une radio locale (avec la coquette somme de 200 $). Adolescent, il intègre un groupe ; et à seize ans, il finit par abandonner les études pour se consacrer entièrement à la musique, en rejoignant le groupe formé par Allen Toussaint (lui-même très jeune) – futur icône de la ville du croissant -, les Flamingoes (managé par le père de Snooks). Il y reste fidèle jusqu'à ce Qu'Allen Toussaint décide de continuer en solo, ce qui entraîne la dissolution du groupe. Il joue aussi au sein des Hawketts, le groupe de James « Sugar Boy » Crawford. (aussi incroyable que cela paraisse, Snooks raconte qu'une fois, il a prendre le volant de la Studebaker - Flamingoes ou Hawketts ? - du groupe pour ramener la troupe copieusement imbibée, en se fient au crissement des pneus sur le gravier pour garder la voiture sur la route...)
C'est alors le début d'une longue carrière erratique dont l'histoire aurait pu être incluse dans la série « Tremé » - du nom d'un vieux quartier français (voire le plus ancien) devenu par la suite celui des Afro-américains, des métis et de rares amérindiens, lieu abandonné dans un état pitoyable après le drame « Katrina ». La notoriété et le talent de Snooks font qu'il est sollicité pour des séances de studio ou pour accompagner quelques artistes locaux pour les besoins d'une petite tournée (y compris Allen Toussaint et Professor Longhair - on le retrouve même sur le premier album de The Wild Magnolias, l'une des fameuses tribus du Mardi Gras lourdement costumées, fusionnant des chants traditionnels afro-américains et amérindiens au funk). Cependant, l'irrégularité de ces opportunités, et même s'il a enregistré un premier disque en 1953 (« Blind Guitar Ferd ») font qu'il est parfois contraint de jouer dans la rue.
Avec son étonnante capacité à interpréter seul avec sa guitare des chansons entendues à la radio, il peut à la demande, reprendre quasiment tous les succès diffusés localement. Que ce soit de Blues, de Rhythm'n'Blues ou de Rock'n'roll. C'est pour cette raison qu'on le surnomme « human jukebox ». S'il ne respecte pas nécessairement les accords des originaux, il a le don pour s'imprégner du groove, du rythme, et de le marier à son propre style sans le dénaturer.
Il est redécouvert, jouant dans la rue, dans le quartier français, par le professeur Harry Oster, un universitaire passionné de musique roots et folk. Oster l'enregistre à plusieurs reprises, et les bandes sont disséminées entre divers labels. Dont Folkways et Prestige. Il y apparaît dans un registre Folk-blues, qui va lui coller à la peau – pour les gens de l'extérieur. Pourtant, c'est bien en groupe qu'il préfère jouer ; ce qu'il s'empresse de faire dès qu'il en a l'occasion. Si certains labels et personnes le cantonnent dans le style acoustique – c'est l'époque des festivals de folk et de blues où les instruments électriques étaient vus d'un mauvais œil par la jeunesse universitaire -, c'est pourtant dans le Blues et plus particulièrement dans le Rhythm'n'blues qu'il s'épanouit. Dans un esprit festif en adéquation avec sa ville natale. (plus tard, il dédaignera "sa" période Country-blues).
En autodidacte complet, aveugle de surcroît, Snooks a une technique singulière. Pour commencer, il ne joue pas de barré (même pour interpréter « Johnny Be Good »), utilisant un pouce démesuré (surmonté d'un ongle qui l'est tout autant) pour fretter les cordes de Mi grave et de La. Ensuite, il joue rarement un solo en se basant sur une gamme, préférant ponctuer ses riffs de petits licks nerveux pendant qu'au moins son pouce et son index maintiennent l'accord. L'auriculaire est très rarement utilisé pour les soli, le majeur et l'annulaire faisant le job pendant que l'index exécute un mini-barré sur les cordes non-filets. Sa main droite n'est pas en reste, avec un pouce à l'horizontal, de la même manière qu'un bassiste jouant en slap, marquant les basses sur les cordes filets. Les autres doigts percutent les cordes du plat des ongles dans un élan percussif vers le bas, et parfois les pincent en remontant, frôlant le flamenco. L'index peut se muer en médiator percutant, soutenu par le pouce, agissant de concert, en tenaille. Un style percussif et nerveux ne perdant jamais sa trame mélodique, même lors de soli énergiques constellés de bends. Un style étudié mais jamais imité. Divers témoignages de musiciens colportent avoir essayé de comprendre sa technique en l'observant, et avoir fini par abandonner ; ayant même du mal à reconnaître les accords. Bien qu'aveugle et jouant assis, il lui arrive de faire le show et de se lever pour danser ou jouer de la guitare derrière la tête.
Bien qu'il soit capable de composer de très bonnes chansons, Snooks se contente généralement de reprises bien senties, qu'il se réapproprie, les mariant à sa « special sauce 100 % New-Orleans » et à sa voix légèrement nasillarde, aux intonations parfois proches d'un jeune Ray Charles. Néanmoins, un néophyte en matière de Blues texan et louisianais n'y verra que du feu tant Snooks se plaît à défricher des titres quasi oubliés ou inconnus. Moins en concert où il aime bien inclure deux ou trois classiques (des 50's et 60's) – tout comme la très grande majorité des bluesmen.
Injustement, si sa notoriété est bien établie localement, sa réputation rayonnant dans toute la Louisiane et au Texas, au-delà, elle s'estompe jusqu'à n'être plus que perçue par les passionnés de Blues et de musique de la Nouvelle-Orléans. Il faut attendre les années 80 et la création du label Black Top par les frères Scott pour qu'enfin on lui donne les moyens d'enregistrer un album à la hauteur de son talent. Précisément, on fait le déplacement pour le convaincre d'enregistrer un disque, car depuis les années soixante, il est devenu extrêmement méfiant... Cela faisait presque dix années qu'il n'avait rien enregistré, son dernier opus datant de 1978 - « Down Yonder » sur Sonet. Les cinq disques enregistrés sur Black Top – dont un « Live in Japan » - sont tout simplement d'une grande classe. Néanmoins, s'il fallait n'en choisir qu'un – pour débuter -, ce serait le deuxième de cette boîte, soit « Out of Nowhere » de 1989.
Pourquoi cet album et pas un autre, plus régulier ? Parce que déjà, pour commencer, il y encore l'excellent Ron Levy au piano et à l'orgue. Puis la section de cuivres (de saxophones) qui a illuminé la plupart des disques de la maison Black Top ; à savoir Mark « Kaz » Kazanoff et Mr. Excello – plus ici, Saxy Boy. A savoir qu'Anson Funderburgh, le guitariste Texan, est venu jouer sur une poignée de chansons.
Ensuite et surtout, parce qu'il y a « Lipstick Traces » que Snooks a dû probablement jouer en son temps avec Allen Toussaint, mais ici, il en fait une version définitive, plus directe et crue – sans choristes ou abondance d'orchestration – et... simplement plus habitée.
Ensuite et surtout (bis repetita) parce qu'il y a « Wella Wella Baby-La » aux accents de Cab Calloway. Un titre obscur de Nappy Brown (l'auteur de « Night Time is the Right Time » dépoussiéré par Creedence) qui ici, encore une fois, se détache de ses scories pour s'intégrer parfaitement à cet authentique blues festif et consistant.
Et puis parce qu'il y a une version nerveuse et tendue du « It's Your Thing », qui parviendrait presque à détrôner l'original des Isley Brothers, en marquant plus le groove et en le ponctuant d'incisifs petits soli. Même Lucky Peterson n'a pas réussi à faire aussi bien (album « Move »).
Pour « Oh Lawdy, My Baby », pièce ressuscitée d'un vieux baroudeur, Tommy Ridgley, qui, après les 50's, semble n'avoir plus jamais réussi à sortir des frontières de l'état. A l'origine dans un style proche de Fats Domino, Snooks en fait un Rhythm'n'Blues brûlant aux effluves de Rock'n'Roll,
Sans omettre le superbe « Cheeta » (repêché d'un de ses 45 tours de 1964), qui inviterait à tout planquer pour prendre un avion direct pour la Nouvelle-Orléans, s'installer dans un des clubs de la ville siroter des Sazeracs en musique, jusqu'à épuisement.
Rien que pour ces cinq morceaux ? Presque, car c'est le haut du panier et ça surplombe le reste d'une tête ou deux. Néanmoins, il ne faudrait pas passer à côté de l'instrumental Jazzy dans une approche à la Clarence « Gatemouth » Brown, « Out of Nowhere ». Ni le fringant et léger « You're so Fine » de Wilson Pickett – même si là, une fois n'est pas coutume, ça fait pâle figure en comparaison de l'original. Ni le tonique « Mailman Blues », avec un solo débordant de vitalité de Ronnie Earl. Ni même le slow blues, avec une nouvelle fois la présence de Ronnie Earl, « West Side Baby », classique, certes, mais savoureux.
Snooks va continuer sa carrière, désormais relancée, sous l’œil bienveillant de George Porter Jr., l'ancien bassiste et chanteur de The Meters (gloire incontournable de la Nouvelle-Orléans, qui, en matière de funk pur, a servi de maître étalon). Les deux hommes vont même composer quelques chansons ensemble. Aux débuts des années 2000, ses prestations scéniques marquent le pas. Il paraît fatigué. En 2008, on lui diagnostique un cancer de la prostate. En fin de traitement et proche d'une rémission, il espérait pouvoir faire une apparition au festival du printemps de la Nouvelle-Orléans de 2009. Hélas, le 18 février 2009, il succombe à une crise cardiaque.
- Oh Lawdy, My Baby - 3:25 (T. Ridgley)
- Lipstick Traces - 3:15 (N. Neville/A. Toussaint)
- Young Girl - 2:51 (McCain)
- Out of Nowhere - 3:36 (trad. arrangé par F. Eaglin)
- You're So Fine - 2:45 (W. Pickett, Scofield, West)
- Mailman Blues - 2:54 (F. Eaglin)
- Wella Wella Baby-La - 2:40 (McCoy, Singleton)
- Kiss of Fire - 2:34 (trad. arrangé par F. Eaglin)
- It's Your Thing - 2:30 (D. Isley, R. Isley)
- Playgirl - 2:41 (O. Lemon)
- West Side Baby - 4:37 (A. Walker)
- Cheeta - 3:24 (F. Eaglin)
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