lundi 21 février 2022

MOZART – Sonate N°16 "Facile" K 545 (1788) – Lili KRAUS (1968) – par Claude Toon 'STOCK)


- C'est chouette cette sonate Claude, et puis en effet ça a l'air facile, un ouvrage de jeunesse pour les débutants ?
- Ô que non Sonia. Admirablement interprétée comme ici, oui, la musique de Mozart coule de source, ou plutôt comme une source… On pourrait en douter, mais techniquement quelle galère pour une sonate écrite en fin de carrière…
- Comme quoi ! Elle a un certain âge la pianiste sur la jaquette ? Nous n'avons jamais parlé de cette artiste à voir l'index, ni même dans les discographies alternatives…
- Lili Kraus était une grande pianiste du XXème siècle d'origine hongroise mais naturalisée anglaise. Son répertoire se concentrait sur Mozart, mais aussi Schubert et Beethoven… Ses gravures se limitaient à ce répertoire d'où une petite notoriété malgré un jeu divin…
- Mais, il n'a que trois mouvements, pas de menuet ? Bizarre ou logique ?
- Plus il avançait en âge, plus Mozart ne composait pas un morceau superflu quand il n'avait rien un dire avec son cœur. Le menuet, le futur scherzo, est une pause obligée par la forme académique… Mozart fait l'impasse dans cette brève sonate…


Lili Kraus (1906-1986)

"Les sonates pour piano de Mozart sont trop faciles pour les enfants et trop difficiles pour les adultes"
(Arthur Schnabel)

Cette citation du grand pianiste suisse résume une ambiguïté dans l'art de Mozart et particulièrement la sonate N°16 K 545 en Ut Majeur surnommée dans un premier temps, lors de sa création en 1788, "Une petite sonate pour piano pour débutants" puis "Sonate facile" (en italien) en en-tête de sa première publication en 1805. L'ambiguïté de la fausse simplicité !

Trop facile ? Un coup d'œil à la partition surprend. (Pourquoi N°15 en haut de la page, mystère des catalogues, non, c'est 16, passons…) Huit pages, la main droite joue une seule note à la fois, la gauche et parfois la droite s'enhardissent vers de rares accords de deux notes, très isolés. Si on a écarquillé les yeux face à la cadence du 3ème concerto de Rachmaninov, les scherzos de Chopin ou les arpèges de 11 notes imaginées par César Franck, on pensera à un gag de Wolfgang, une étude pour débutant inspirée d'un cahier de Czerny. Pour sa troisième année de piano, un élève moyen peut présenter une pièce de Beethoven bien plus ardue… et obtenir une mention…

Pour Mozart la virtuosité acrobatique n'a jamais été une fin en soi. Certes, le solfège est le langage qui porte les phrases musicales, donc le… message… mais ne doit jamais masquer les émotions, le désir d'exprimer la fantaisie ou la détresse et tous les sentiments ou affres intermédiaires. On dit des œuvres citées avant qu'elles sont noires de notes (des difficultés inouïes du jeu pianistique n'officiant en aucun cas comme un rempart à la sensibilité, au drame, au récit épique ; la virtuosité exceptionnelle étant pourtant requise, assurément). Pour la Sonate Facile, nous sommes dans la situation inverse : des portées presque blanches. Ajoutons que le manuscrit autographe ne porte aucune indication pour guider l'interprète : changement de nuances, legato, changements de tonalité intempestifs… Le second mouvement est en sol majeur. Celle indiquée en lien est une adaptation moderne.


Mozart en 1790 (Johann Georg Edlinger)
XXX

Et c'est justement cette apparente pauvreté solfégique qui rend cette musique si difficile à interpréter avec passion. Comment insuffler une expressivité cohérente, fantasque ou élégiaque ? Certes la gymnastique des mains n'est pas très sollicitée, mais un pianiste qui ne trouvera pas dans sa psyché la clé pour pénétrer l'esprit de l'œuvre se limitera à égrener les notes d'une forme si frugale que l'ennui surgira dès la mesure 20… Colette parlait de "Machine à coudre" à propos de ce genre d'interprétation (enfin, une rumeur non vérifiée à propos de la musique de Bach.)

Il existe une captation de Glenn Gould, le roi du staccato, gravure qui laisse interrogatif ? Glenn Gould a-t-il voulu brocarder ces pages, s'offrir une bonne tranche de mépris ? L'extravagant canadien aligne l'Allegro en six minutes en cisaillant toutes les reprises, ajoutant des coquetteries et des syncopes, tapotant toutes les notes, n'apportant aucune nuance ni suspens dans le flot musical… On dirait une sonate posthume de Scarlatti sous amphétamine. Amusant, peut-être, mais imaginer écouter cela pendant six minutes avec enthousiasme. Ensuite, savourez pendant quelques minutes le jeu si ductile, malicieux et poétique de Lili Kraus. Si, si, c'est la même partition, pas de lézard… Vous comprendrez tout de suite mes propos liminaires quant à l'imagination et la sensibilité à insuffler à travers ce faux-semblant de musique répétitive…

Chacun ses goûts, mais l'idolâtrie de la fin du siècle dernier envers Gould a pris d'année en année du plomb dans l'aile. Fallait-il rééditer toutes ses gravures ? L'excentrique personnalité due avec une quasi-certitude à un trouble du spectre de l'autisme d'Asperger (Dr Peter Ostwald-2003) explique son touché millimétré qui fait fureur dans Bach, son célèbre staccato s'adaptant parfaitement au passage clavecin-piano. La spiritualité rigoriste inscrite dès la composition dans le contrepoint du Cantor en ressortait illuminée, et encore (Clic). Mais dans Haydn ou Mozart, où se dessine le matin du romantisme, bof ! Parfois Gould réinventait l'esprit à partir de la lettre. Ainsi la ballade N°1 opus 10 de Brahms notée andante, si onirique et sensuelle, (un morceau de 5 minutes), devient sous les doigts du pianiste un largo de 7 minutes, disons "marcia funebre", et ça marche ? Oui, pendant une dizaine de mesures, puis l'onirisme gagne en fureur ! On s'en lasse vite après un premier ressenti hypnotique. Cela dit, la comparaison en aveugle Gould-Kraus cerne bien la problématique interprétative chez Mozart. Alors trop frénétique chez Mozart et trop apathique dans Brahms l'ami Gould À chacun sa sensibilité


À gauche Glenn Gould dans ses œuvres (six minutes en tout et pour tout : presto, allegro, rondo vivace). À droite* : Lili Kraus en 10 minutes, sans traîner pourtant (allegro, andante, allegretto – comme indiqué sur la partition). L'absence des reprises par le virtuose canadien fantasque n'explique pas tout concernant son chrono olympique. Ok, Mozart proposait du "scolaire" pour que les têtes blondes travaillent leur vélocité, mais quand même 😊. Et si l'Asperger Mozart (lui aussi très vraisemblablement) s'était amusé de cette cavalcade poilante d'une précision rythmique survoltée ! 

(*) Ou au-dessous suivant l'affichage sur l'écran du PC. "Pardon Sonia ? Ah ! Tu penses que le lecteur n'avait pas besoin d'une telle précision… Oui, sans doute, ma phobie du détail".



Lili Kraus jeune

Difficile de trouver une photo de Lili Kraus différente de celle style tante Agathe de la jaquette de ce petit coffret réunissant la seconde intégrale des sonates de Mozart gravée en 1974 pour Columbia. Curieusement, j'espérais proposer une chronique courte mais ignorant la biographie détaillée de Lili Kraus, à la découvrir je ne peux faire l'impasse sur un destin hors norme mêle le génie et l'indicible. DOREMI, label spécialisée dans les incunables a trouvé !

D'origine hongroise et de confession juive, Lili voit le jour à Budapest en 1903. Elle étudie le piano à l'université Franz Liszt auprès de Zoltán Kodály et Béla Bartók. Elle part se perfectionner à Berlin auprès d'Arthur Schnabel. Rappelons que nous sommes au début du siècle et que se faire une place au soleil dans la confrérie des virtuoses du clavier n'est pas chose facile pour une femme. Au point que seuls trois noms me viennent à l'esprit sans réfléchir, la française Marguerite Long (1874-1966), la hongroise Annie Fischer (1914-1995) et la roumaine Clara Haskyl (1895-1960), grande mozartienne elle aussi. Au XIXème, Clara Schumann entrera dans la légende méritée, mais un chouias grâce au nom de Robert, son grand compositeur de mari. Et pourtant il y en a eu des pianistes de renom cachés par les hommes dont la liste serait fort longue. De nos jours la parité rend justice à la virtuosité et à la sensibilité de ces dames depuis Martha Argerich. Dans l'index, chercher les plus jeunes : Yuja Wang, Lise de la salle, Hélène Grimaud, Claire Désert, Kate Liu, Julia Fischer, Mitsuko Uchida et Maria-João Pires (encore Mozart pour les deux), Anna Fedorova ; pour se limiter au blog… Et quoique Rockin' m'ait chambré à ce sujet, la plastique très avantageuse de certaines de ces artistes n'a jamais représenté un critère de sélection. Revenons à Lili, merci Mesdemoiselles et Mesdames !


Szymon Goldberg 

1930 : Après son mariage et sa conversion au catholicisme, elle commence une belle carrière de soliste et de complicité avec le violoniste Szymon Goldberg (1909-1993) avec qui, vers 1937, elle grave la première intégrale des sonates pour violon et piano de Beethoven de l'histoire du disque.

(Szymon Goldberg était en 1929 premier violon de la philharmonie de Belin, mais chassé de son poste en 1934 malgré l'intervention virulente de Furtwängler tentant en vain de protéger ses musiciens juifs de la peste brune.)

1938 : Lili et Szymon doivent fuir l'Anschluss à Londres puis en Amsterdam, San Francisco et, erreur, Singapour envahie par les japonais en 1943. Toute sa famille est arrêtée et dispersée dans des camps de concentration nippons aux alentours de Djakarta. Lili échappée de la Shoah, découvre un même enfer. Une cellule partagée avec douze compagnes, deux bols de riz quotidiens, la corvée de chiottes permanente avec des détergents qui lui brûlent et raidissent les mains…

1945 : Elle est libérée en août lors de la capitulation du japon. Comme toutes les victimes de la barbarie des camps, elle n'est plus qu'une ombre décharnée. Positive, elle dira "ces épreuves ont renforcé mes mains, mais je dois tout réapprendre". Sa mémoire lui a permis de mémoriser des centaines de partitions et Lili commence dès 1948 une nouvelle carrière internationale, trouvant difficilement sa place en Europe face aux virtuoses de l'époque ; pas de noms, aucun n'était à l'origine de la folie nazie, le destin est cruel. Au milieu des années 50, elle enregistrera en mono son premier cycle des sonates de Mozart. Sa discographie reste abondante mais limité à l'époque classique et romantique. Elle s'installe les vingt dernières années de vie en Caroline du Nord où elle disparaît en 1986.

Les deux intégrales des sonates de Mozart sont d'un intérêt égal ; la seconde en stéréo est d'une qualité sonore indéniablement supérieures, d'où mon choix.

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Piano Forte Walter

Oui, oui Sonia, la chronique de cette semaine ne répond pas la maquette habituelle et alors… Inutile de délayer une analyse détaillée de cette œuvre, une activité réservée au cours de composition des conservatoires. Les miennes sont des guides pour faciliter chez les mélomanes intéressés une meilleure compréhension d'œuvres plus imposantes, en un mot trivial "pour s'y retrouver dans ce qui peut s'apparenter à un joyeux fouillis qui ne l'est en aucun cas. Donc juste quelques précisions sur les ressorts techniques à visée pédagogique de cette sonate soi-disant Facile, vite dit ! Ah n'oublions pas qu'en 1788, le clavecin vit son crépuscule au bénéfice du piano forte, notamment ceux du facteur Anton Walter (1752-1826) dont les instruments puissants et réactifs feront le bonheur de Mozart et du jeune Beethoven.

 

1 - Allegro en ut majeur : Quatre mesures introductive puis se développe une phrase mélodique malicieuse, une suite d'arpèges montants-descendants. Particularité : seule la main droite, note par note (des doubles croches) énonce cette thématique initiale. La main gauche souligne ce flot ludique avec quelques accords simples et léger, pour battre la mesure pourrait-on dire. Une première idée conclue par la vigoureuse mesure 13 intégrant un triple accord f. [0:21] Inversion : la main gauche prend le relai pour paraphraser une seconde idée moins fluctuante, plus acidulée. Là est l'exercice d'entrainement, ce dialogue entre les mains qui contrairement à un débat politique ne superposent jamais leurs interventions réciproques. Mozart impose la technique, à l'interprète d'imaginer la poésie. [0:30] Main gauche et main droite enchaîne en alternance des arpèges très variés. Un exercice difficile (eh oui) car l'auditeur ne doit jamais percevoir une variation de nuance ou de durée lors des transitions, mais une galante continuité mélodique. Donc pas facile du tout. Tout apprenti pianiste travaillera durement cette indépendance des mains. La main gauche d'un droitier devant être solliciter deux fois plus…  Rien à ajouter, quand cette maîtrise est atteinte, faire chanter la musique et c'est tout… La sonate est construite pour cette objectif, l'enchantement en prime…

Un coup à gauche, un coup à droite, un coup…

Ah Lili Kraus ! Elle nous le chante précisément cet allegro primesautier, fantasque, inventif. Une forme d'improvisation permanente mesure par mesure. Les ornementations acquièrent le statut de notes à part entière. La quintessence de l'imaginaire énigmatique du Mozart proche de la fin de vie tout en gardant sa vitalité est-elle au rendez-vous ? [1:38] Une sourde mélancolie semble interrompre la badinerie mais s'échappe furtivement comme pour ne pas nous importuner… 

2 - Andante en sol majeur : Dans l'andante, Lili Kraus attaque avec franchise, on n'y est pas habitué. La main gauche se veut provocante. La ligne de chant frétille. Moins de reprises qui chez de nombreux pianistes rendent le mouvement longuet. On pourra parler d'extravagance, de désinvolture, mais Mozart n'était-il pas un épicurien perturbé par un conflit avec lui-même. Les surprises de notation saupoudrées par ci par là évitent toute stagnation ; magique, un portrait de l'âme de Mozart.

 

3 - Rondo en ut majeur : Lili Kraus connaît tant son Mozart qu'elle n'image pas donner un tempérament scolaire au rondo. Une conclusion s'impose : une pensée se dissimule pudiquement dans une œuvre qui recèle encore bien des secrets et des opportunités interprétatives variées attendant la rencontre avec des pianistes inspirés. Même la discographie alternative ne résoudra pas la problématique totalement fumeuse et vaine d'élire la ou les versions dites DE RÉFÉRENCE, quelques favorites suivant l'humeur du jour…

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Friedrich Gulda : Le jazzman classiquophile dans Mozart é Beethoven fait montre d'un équilibre main gauche main droite souverain. "On imagine un jeune couple qui se cherche et qui se trouve dans un parc, de nuit" (Nema) … La séduction prend son temps, c'est connu (14 minutes), toutes les reprises étant jouées. (DG – 5/6 - 1982) Pour Nema, sa version favorite, j'ajoute la playlist.

Mitsuko Uchida : une infinie tendresse pour Claude Toon mais sans doute un peu trop nickel-chrome pour Nema. Un développement élégiaque dans l'allegro. Mais la fantaisie se fait discrète. (Philips – 4/6 - 1984)

Maria João Pires : quelle célérité mutine dans l'allegro de la part de la virtuose portugaise toujours sur les podiums dans le répertoire mozartien. Main gauche et main droite papotent gaiement dans l'allegro qui se disperse légèrement dans sa conclusion. (DG – 4/6 - 1990). Maria assure toute les reprises (ça se discute) dans l'andante, avec une sérénité prenante. Nema trouve le jeu trop retenu, un peu académique voire "gnangnan". Pour le Toon, dieu que ça chante. Sonate incluse dans l'intégrale (Clic). J'ajoute la playlist, étant fan de cette dame… 





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