vendredi 26 novembre 2021

TESS de Roman Polanski (1979) par Luc B.

A l’époque, le budget de TESS est le plus élevé du cinéma français. C’est que pour plaire à son nouveau poulain, Claude Berri, producteur via sa société Renn Production, a mis les petits plats dans les grands. A tel point qu’il en est venu à hypothéquer ses biens pour s’acquitter de la douloureuse, le tournage s’étant prolongé sur neuf longs mois. Mais que refuserait-on à Polanski, qui est en cette fin des 70’s touche le toit du monde.

Polanski avait déjà tourné en France LE LOCATAIRE (1976) mais s’y installe définitivement, blacklisté par la justice américaine suite à l’affaire Samantha Gailey. L’Angleterre ayant des accords d’extradition avec les USA, le tournage ne peut y avoir lieu. La campagne anglaise sera donc filmée  dans le Cotentin, avec un Stonehenge plus vrai que nature, et un village reconstitué qui coûtera un pognon de dingue. On croise quelques acteurs français, dont Arielle Dombasle, qui lance deux répliques.

L’adaptation du roman de Thomas Hardy « Tess d’Uberville » tient particulièrement à cœur à Roman Polanski. Sa femme Sharon Tate le lui avait acheté, et laissé avec ce petit mot « ça ferait un bon film », alors qu’elle s’apprêtait à repartir pour Los Angeles, où elle fut assassinée en août 1969. Et d’autres thèmes résonnent dans les souvenirs d’enfance de Polanski, le travail aux champs, à Cracovie (avant l’invasion allemande en 39), la séparation des parents, le poids de la religion, les hasards ironiques et malheureux de la vie.

Un film à la fois intimiste et grand spectacle, par les nombreux décors, le superbe scope, un format choisi pour traduire en image les descriptions du livre, permettre d’avoir décor et personnages sur un même plan, le gigantisme du premier, la petitesse des seconds.

A l’image du somptueux générique (conclu par « to Sharon ») un long plan séquence où l’on voit arriver de très loin une procession dans la campagne, le groupe se rapproche lentement, jusqu’à ce que la caméra attrape le personnage de Tess, avant de la laisser filer de nouveau. La scène baigne dans une lumière chaude de fin de journée (on pense parfois au MOISSONS DU CIEL de Terrence Malick), le soleil rasant, les ombres étirées au sol. C’est si beau que Polanski décide de faire toute la séquence dans la même atmosphère, ce qui contraint l’équipe à tourner à la même heure chaque jour, pour être raccord. Résultat, après quelques plans, le tournage a déjà pris une semaine de retard dans la vue, et c’est loin d’être fini…

Les hasards malheureux de la vie, c’est ce qui arrive à ce brave John Durbeyfield à qui le pasteur du village, adepte de généalogie, apprend qu’il est un descendant de la noble famille d’Uberville. Polanski prend soin de situer la scène à la croisée de deux chemins, suggérant comme une "erreur d'aiguillage" dans le destin de sa future héroïne. On remarque une constante dans le film : Tess sera souvent filmée sur une route. Long plan en carriole avec Alec (travelling à la 2 CV, merci Truffaut !) le retour au village, l'arrivée chez les d'Urberville, le chemin inondé infranchissable... A chaque fois de longues lignes droites qui disparaissent dans le lointain, comme une perspective inatteignable.

Durbeyfield envoie sa fille aînée, Tess, chez les d'Uberville voir s’il n’y aurait pas quelques avantages à y gagner, ou mieux, un parti à prendre. La jeune fille est embauchée par son cousin Alec d'Urberville, qui en tombe amoureux, la force à l’aimer. Pour Tess, ce n’est que le début des malheurs… L’ironie, c’est qu’on apprendra que les d'Uberville ont acheté ce titre nobiliaire, ne l’ont pas hérité, et que le Alec qui donne à Tess des « délicieuse cousine » par-ci par-là, est un fieffé faux derche !

Après les scènes de campagne bucolique, la scène du viol tranche. Les amants sont allongés dans les bois, des nappes de brouillard progressent, si denses qu’elles occultent presque l’image. Le tragique de la scène est retranscrit par la musique sombre de Philippe Sarde. D’ordinaire, Polanski filme la violence du front, il l’a vécue, il sait que la brutalité n’a rien de romantique, ni d’esthétique, elle se doit d’être réaliste à l’écran. Pourtant dans TESS, ce viol, et plus tard le meurtre, sera suggéré hors champs.

Puis Polanski utilise une ellipse de temps assez fulgurante. On voit Tess qui travaille au champ, une femme arrive avec un marmot hurlant, le tend à Tess, qui déboutonne son corsage pour allaiter l’enfant. En un plan, on apprend qu'elle est tombée enceinte, qu’il s’est donc passé presque un an depuis son arrivée chez les d'Uberville, et qu’elle est revenue au bercail. Où on n’apprécie guère les moeurs de cette fille-mère, le pasteur refuse de baptiser l’enfant, Tess le fera elle-même. En ces temps de misère et de disette, il n’est pas bon qu’un enfant ne reçoive pas les sacrements. Après avoir subi l’agression d’un homme, Tess subit le poids de la religion, du pêcher, de la honte.

Il y aura d’autres ellipses dans le film, ce qui dynamise un récit par ailleurs parfaitement rythmé, le film est long mais jamais ennuyeux. Je ne sais pas si ces ellipses étaient prévues dès l'écriture, où dues aux contraintes de temps. Après presque un an de montage, Polanski tire un premier métrage de plus de trois heures. Claude Berri exige 30 minutes de coupe pour que le film soit exploitable. Les deux se fâchent, Polanski jette l’éponge. C’est en signant un accord de distribution avec la Paramout, qu’un nouveau monteur reprend le travail, Hervé de Luze, qui deviendra le collaborateur régulier de Polanski, comme de Berri, de Pialat ou Resnais

Le bonheur rayonne de nouveau dans la vie de Tess avec la rencontre d’Angel Clare, avec qui elle travaille dans une laiterie. Jolie scène du chemin inondé, que les ouvrières ne peuvent franchir en robe. Angel se propose de les porter, arrivé à Tess qui refuse, trop timide, il lui dira : « je n’ai porté les trois autres que pour arriver à toi ». Il lui propose de l’épouser. Hasards ironiques et malheureux, encore… Tess, n’osant lui dire en face, lui écrit dans un billet sa condition de fille-mère. Un quiproquo lui laisse entendre qu’Angel accepte la situation – la lettre glissée par erreur sous le tapis.    

Une fois marié, Angel fait un aveu : il a connu une femme, avant, mais cela n’a pas duré. Tess lui dit : « moi aussi j’ai un aveu, le même que toi… » et lui raconte son amourette, le viol, l’enfant. La scène est superbement composée, Polanski place ses personnages tous les deux face caméra, Angel en retrait, ils ne se regardent pas, on voit donc leurs réactions simultanément. Le décor est richement orné, porcelaine sur la table, et à mesure que Tess avance dans son récit, Angel se liquéfie. « Je te croyais une enfant de la nature, tu n’es que le rejeton tardif d’une aristocratie vermoulue ». Vlan. Après l’humiliation, le mépris de classe.

On retrouve une Tess en loque, chassée, démunie, les godillots boueux, cherchant du secours auprès de l’Eglise, le pasteur la voit, mais se détourne. Polanski joue avec les saisons, le printemps du début, les champs de blé, puis l’hiver pluvieux, le ciel lourd, et ce plan sublime des glaneuses dans un champ de pomme de terre, qui renvoie au tableau de Millet, souvenirs des hivers polonais sous la neige. On retrouve l'imagerie prolétarienne plus tard filmée dans OLIVER TWIST (2005). Le film est d'une beauté infinie, cadres et photographie superbes. La garde-robe de Tess a son importance, robes blanches et légères du début du film (la virginité), vêtements sombres superposés de châles ensuite (deuil et poids du pêcher) et cette robe rouge carmin sur les dernières scènes (le sang). Comme Scarlett O' Hara. D'ailleurs David O. Selznick avait songé à produire TESS après le succès de AUTANT EN EMORTE LE VENT.

Et toujours ces aléas de la vie, qui remettent Alec sur le chemin de Tess, sourire ironique du revanchard (« victime un jour, victime toujours ») alors qu'Angel, sa fierté ravalée, conscient que Tess est son seul est unique amour, tachera de la reconquérir. La fin est sublime, il ne faut que quelques plans à Polanski pour solder les comptes. Bon sang ! Cette image de Tess en robe rouge, endormie sur les pierres de Stonehenge perdues dans le brouillard ! Comme une vierge sacrifiée sur l’autel. Et ce panoramique au petit matin qui cadre deux gendarmes à cheval, venus de loin, pas un mot, c’est inutile, ça ne pouvait que se terminer ainsi. Une dernière séquence comme embuée de fantastique, sortie d’un mauvais rêve.

On compare parfois le film de Polanski au BARRY LYNDON de Kubrick. Film en costume, le domicile quitté, long périple du héros, hasards des rencontres, itinéraire d’une vie gâchée. Sauf que TESS ne raconte pas le parcours d’un opportuniste qui veut échapper à sa basse condition, mais le parcours d’une jeune femme victime d'un monde d'hommes, ballottée entre parents cupides, amant narcissique et pervers, homme d’église intolérant, mari égoïste et misogyne. Quand Redmond Barry cherche (et trouve) les emmerdes, Tess les subit. Malgré des points communs formels et narratifs, les deux films sont des antithèses. TESS est un film sur l’innocence dévoyée, sacrifiée, auquel Nastassja Kinski apporte son visage pur et candide, elle est magnifique, c’était son premier grand rôle, le rôle de sa vie.

couleur  - 2h45  - scope 2:35 

 

La bande annonce d'origine est une suite de photos tirées du film, je vous propose un montage de scènes (qui bougent !) illustré par la musique de Philippe Sarde.   

3 commentaires:

  1. Je l'avais vu quand il est sorti... J'avais trouvé ça vachement long et vachement ianch parce qu'il y avait pas bronson, bruce lee, stallone ou chuck norris qui se foutaient sur la gueule ...
    Revu des années plus tard (mais il y a toujours bien longtemps) où je l'ai mieux apprécié. Esthétiquement rien à dire, c'est au niveau du rythme que ça m'avait moins accroché ... ça traînasse, c'est du moins l'impression que j'en avais eu ...
    faudra que je trouve trois heures lors du prochain confinement pour m'y replonger ...

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  2. Y'a quand même de l'action, à un moment elle se prend une baffe. Ce semble trainasser (comme Barry Lyndon peut faire frémir au début) mais il se passe tellement de choses, elle endure les pires emmerdes, que finalement on suit l'intrigue sans ennui, et on admire les images, les plans, qui sont tout de même incroyablement beaux.

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  3. Hello Lester, hello Luc. Pour moi, Tess est la meilleure adaptation ciné d'un roman de Thomas Hardy (l'un de mes écrivains préférés : en fait, tous les romans de cet écrivain sont à lire, à commencer par Tess ou Jude L'Obscur, lui aussi adapté au cinoche). Le film de Polanski, je ne l'ai vu qu'une fois, mais j'en garde un souvenir magnifique. Luc, bien vu la fausse comparaison avec Barry Lyndon. Deux films qu'on peut rapprocher (de par le cadre ou l'environnement) mais dont la thématique est différente, voire opposée (Barry l'opportuniste qui fait subir, Tess qui au contraire subit, subit et subit encore). Un grand merci pour cette analyse. Yes !
    freddiefreejazz

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