Sonia s’ennuie. C’est dimanche, il fait gris, Nema travaille à la
finalisation de l’un de ses dossiers d’expertise et n’a pas le temps de
sortir avec elle. Et cerise sur le gâteau, panne d’internet. Agacée de
la voir tourner en rond, Nema lui balance un bouquin : « Lit et arrête
de ruminer… ».
Sonia attrape le livre « Rue du Dragon couché » :
- ça parle de quoi ?
- Pff… un livre ne parle pas…
Taipei ; 7 millions d'habitants |
Non, un livre ne parle pas mais peut être un sacré compagnon contre
l’ennui. Avec ce roman à la première personne, on entre dans la peau du
personnage principal plein d’interrogations et à un tournant de sa
vie. Il vient de quitter le métier de professeur de théâtre pour
devenir détective privé. Où ? A Taïpei, la capitale de
Taïwan. Cette île n’est qu’à 180 km de la Chine mais ses habitants
ont leurs propres coutumes. Avec
Ch’eng Wu, notre héros, vous verrez de façon assez amusante quelques-unes de leurs
manies et surtout vous serez plongé dans la vie trépidante d’une
agglomération de près de 7 millions d’habitants.
Loin d’être jeune mais sans la sérénité qu’offre normalement la
cinquantaine, Wu se lance dans
un métier dont il ignore tout, sauf ce qu’il a pu lire dans des polars.
Surtout, il ne veut pas être pris pour une « entreprise d’investigation ». Il pose une plaque murale devant son nouvel appartement dans le
quartier des morts : « Private eyes ». Ce changement de métier et de quartier vient d’une grande
lassitude de Wu par rapport à
son métier d’enseignant et par rapport au théâtre, lassitude et exaspération
qui l’ont conduit à proférer des propos injurieux lors d’une mémorable
soirée très arrosée dans un restaurant de fruits de mer dans l’Ile de la
tortue. Il était tellement bourré qu’il ne sait même pas comment il a pu
rentrer chez lui. En fait depuis ses 18 ans,
Wu est plein de problèmes
psychologiques qu’il évoque avec humour et une pointe d’auto-dérision.
Taipei |
Une première cliente se présente, un peu timide, un peu perplexe.
Mme Li vient pour comprendre
pourquoi brusquement l’attitude de sa fille, petite adolescente, a changé
vis-à-vis de son père, le routinier
M. Li dont il semble que la
seule passion soit les bonzaïs. S’agit-il d’une historie de maîtresse
cachée ? C’est à force de conversations avec
Mme Li et d’un suivi discret que
Wu finira par dénouer le secret,
plus subtile qu’on aurait pu l’imaginer. Accessoirement
Wu n’a pas de voiture : il
a un vélo et fait du jogging avec un sac à dos qui contient toujours une
lampe de poche, on ne sait jamais… Mais lorsqu’il s’agit de suivre
M. Li qui prend un bus, la seule
solution est de prendre un taxi. Une belle complicité naîtra entre le
chauffeur T’ien-lai et
Wu. T’ien-lai, l’observateur, explique à
Wu que lorsqu’on a des petits
nounours sur la plage arrière d’une BMW, c’est que la propriétaire est une
tsa-boo, une demoiselle. Et ce sera vrai…
Avec Ch’en Yao-tsung, l’agent de police venu vérifier le livret de résidence de
Wu lorsqu’il a emménagé dans son
nouveau 2 pièces (apparemment on est très suivi et fiché au niveau des
logements à Taïpei), une autre sorte de respect et d’amitié se
développe. Wu a l’occasion
d’aider cet agent à élucider une histoire de voiture accidentée. A la suite
de cette affaire, Ch’en devient
brigadier, et comme il est tout rond, on le surnomme
le Gros. Il est d’accord pour donner à
Wu, lors de rendez-vous autour d’un thé, quelques informations sur des crimes
ou autres affaires dont les journaux font mention.
Et voilà qu’il y a trois meurtres : trois personnes tuées sans aucun
lien entre elles, même mode opératoire : un violent coup derrière la
tête. Un tueur en série ?
Lao Wu (le vieux
Wu comme on l’appelle gentiment)
s’y intéresse car c’est dans son quartier que ces meurtres sont commis. Une
victime est retrouvée dans l’un des parcs qu’il fréquente régulièrement.
Bizarre, il n’y a pas souvent de serial killers à Taïwan ou en
Chine, on en trouve aux USA, au Japon, qu’est-ce qui
peut bien motiver ce tueur ?
Lao Wu se creuse la tête, lit
plein de documents pour essayer de comprendre, fait des simulations à partir
des coordonnées GPS des lieux où ont été retrouvés les corps, en parle au
Gros.
Le grand Théâtre |
Renversement de situation, de chasseur
Wu devient chassé. Pourchassé
par la police. Pourquoi ? à cause d’enregistrements de
vidéo-surveillance sur lesquels on le retrouve à proximité des victimes. Il
faut dire qu’il y a des caméras partout dans cette ville. Mais
Wu n’y comprend rien, ce n’est
pas possible. Pourtant on l’aperçoit, silhouette mince, chapeau de pêche sur
la tête, petite barbiche pointue.
Le
Gros s’en mêle, s’inquiète, il
ne croit pas que ce soit
Lao Wu l’assassin, il le connaît
bien. Mais ce ne sera pas l’avis de ses supérieurs. Ils vont traquer le
moindre indice, horaire, date, démarche sur la vidéo, alibi…
Nous avons droit à un emprisonnement, à des auditions filmées, à des
retours sur le passé de Wu, sa psychologie, le tout interprété à charge… bref tout ce qui fait un
film policier cauchemardesque. Mais petit à petit, grâce à une accumulation
de micros évènements la lumière se fera.
Les média. Quelle horreur ! Pire que chez nous : tout est
extrapolé, distordu, amplifié. Alors qu’il sera simplement auditionné,
Wu se voit quasiment traité de
tueur en série par la presse. Mais
Wu contre-attaque avec
l’avocat T’u Yao-ming (genre
Joséphine Karlsson
dans la série
Engrenages, pour ceux qui connaissent 😊), bellâtre qui inclut des mots d’anglais dans toutes ses phases pour
faire « in ».
Chi Wei-Jan |
À noter que la mère et la sœur de
Wu sont persuadées de son
innocence. Pour conjurer le mauvais sort il lui faut manger des vermicelles
au pied de porc et passer au-dessus d’un petit autel… Il y a des allusions
très amusantes et charmantes aux coutumes ancestrales de cette île.
La fin de l’enquête et la découverte de l’auteur des crimes offrent
d’agréables surprises d’une logique redoutable. On reste captivé jusqu’au
bout.
Chi Wei-Jan est né en
1954. Il est professeur de théâtre et également docteur en
littérature anglaise de l’université d’IOWA. Avec ce roman, il a remporté le
Taïpei Book Fair
et le
Chinese Times Open Book Awards.
Bonne lecture !
Calman Levy - Noir
456 pages
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