vendredi 11 juin 2021

MANK de David Fincher (2020) par Luc B.

 

D’abord cet aveu terrible, la tête et la queue basses. Oui j’ai osé, osé regarder un film sur Netflix. Et pire, pardonnez-moi mon père car j’ai doublement pêché, grâce à un abonnement piraté par une gamine. On ne m’y reprendra pas. Depuis je suis pisté par des mecs d'Hadopi en costumes sombres. Mais bon sang, où voir le dernier film de David Fincher ailleurs que sur la toile ?!

Pensez qu’un des plus importants réalisateurs de ses 30 dernières années, qui a connu tous les succès, s’est vu refuser son projet sous le prétexte que 1) ça n’aurait intéressé personne 2) c’était en noir et blanc. Comme Alfonso Cuaron auréolé pour son GRAVITY, c’était vu refuser son chèque pour ces deux mêmes motifs, et a pu tourner son drame intimiste ROMA grâce à la plateforme de streaming.

Ce film, David Fincher en rêve depuis des années, à l’époque de THE GAME (1997). A l’origine, c’est un scénario de son père, Jake Fincher, journaliste et auteur à ces heures, on lui doit aussi le biopic sur Howard Hugues qui engendra THE AVIATOR de Scorsese.

Mank, c’est le surnom de Mankiewicz. Herman J. Mankiewicz, le frère aîné du réalisateur Joseph L. Mankiewicz. Un intellectuel très porté sur l’alcool et les idées socialistes. Le film raconte comment en 1940 il est engagé pour écrire le premier film d’Orson Welles CITIZEN KANE, et différents flash-backs remontent aux années 30, car Fincher raconte aussi et surtout le Hollywood des années glorieuses. Et c’est juste passionnant.

Un type comme Fincher ne pouvait que s’intéresser à ce sujet, tout réalisateur digne de ce nom ne peut qu’envier la position d’Orson Welles en 1940 à qui les studios avaient donné carte blanche pour son premier film, qui depuis trône au panthéon. Mais la relation entre Welles et Mank n’est pas le cœur du film, on ne voit celui que Mank appelle le petit génie que rarement, on l’entend au téléphone, guère plus. Le film se concentre sur la personnalité fantasque d’Herman J. Mankiewicz, poil à gratter puissance mille du gratin hollywoodien. Le film est d’ailleurs assez drôle, les dialogues pétillent, les mots d’auteur se bousculent (« si je savais nager, je nagerais dans le bonheur »).

Comme toujours chez David Fincher il y a l’image. Ici un sublime noir et blanc (il n'existe pas de version couleur du film) filmé en caméra 8K, mais aux images bidouillées à l'ordi pour retrouver la texture des 40’s. Ce formalisme amène deux questions : pourquoi ne pas avoir tourné en pellicule 35 mm, et pourquoi ce format scope qui n’existait pas à l'époque ?! Autre caractéristique, la mise en scène millimétrée, le sens du tempo, du montage, du visuel, et surtout du récit, souvent ludique. Ici on a des inserts à l’écran comme tapés à la machine, avec retour de charriot, qui nous guident dans la chronologie : « Ext. jour – château Hearst – 1934 (flashback) ». Et toujours chez Fincher ces kilomètres de dialogues (particulièrement brillants) débités à la mitraillette. C’est Gary Oldman qui joue le personnage, il est excellent, dans le rôle du « clown » comme il y avait les bouffons du roi.

La forme de MANK reprend celle du scénario de CITIZEN KANE, un récit éclaté, avec de multiples clins d’œil et allusions au gens de cinéma de cette époque. Ce qui a fait dire que MANK est complexe, littéraire, voire élitiste, donc commercialement indéfendable.

Il n’en est rien. Peu importe que vous saisissiez telle allusion, que vous connaissiez tel personnage, parce que la mise en scène de Fincher vous emporte à un rythme effréné, accompagnée d’une musique jazz de big band pétaradant, ou parfois des violons sombres évoquant la musique de Bernard Herrmann écrite pour CITIZEN KANE. Dans le film il y a ce dialogue : « - votre histoire est compliquée, il faudrait une carte pour s’y retrouver – un scénario est un cercle, pas une ligne droite qui mène à la sortie ». Réplique qui s’applique aussi au cinéma de Fincher.

Herman J. Mankiewicz se remet d’un accident de voiture, plâtré jusqu’à la taille, confiné dans un bungalow en plein désert, il a 60 jours pour écrire son scénario, sous la surveillance d’une infirmière et d’une dactylo, et sans une goutte d’alcool. Breuvage qu’il arrivera à faire passer en douce…

Pour dresser le portrait de Mank, Fincher remonte aux années 30, la rencontre avec Louis B. Mayer (patron de la MGM), avec le magnat de la presse Randolph Hearst, sur lequel est décalqué le futur personnage de Charles Foster Kane, et sa maîtresse l’actrice Marion Davies (la douce Amanda Seyfried) elle aussi représentée en gaudiche dans le film de Welles.

La rencontre entre Marion Davies et Mank lors d’un tournage de western est excellente, comme celle dans la propriété rococo de Hearst à San Siméon, en Californie. Un palais démesuré où trône des œuvres d’art importées du monde entier, capharnaüm de très mauvais goût, entouré d’un parc immense et d’un zoo où gambadent toutes les espèces de la création. Dans CITIZEN KANE la propriété s’appellera Xanadu. Il y a des scènes très drôles entre Mank et Louis B. Mayer comme ce dialogue filmé à toute blinde en un  long travelling arrière entre les bureaux et les studios. Mank était invité partout pour son esprit et sa répartie, aussi alcoolisé et incontrôlable qu’un Charles Bukowski sur un plateau de Bernard Pivot.

Il y a un versant plus politique avec la campagne électorale de l’écrivain socialiste Upton Sinclair qui brigue en 1934 le poste de gouverneur de Californie. Le très droitier Randolph Hearst met en branle le tout Hollywood pour s’y opposer, le producteur Irving Thalberg demande à Mank de lever des fonds pour le parti républicain. Mank refuse, et répond qu’avec un outil de propagande aussi puissant que le cinéma, nul besoin de lever des fonds : « Vous faites bien croire aux gens que King Kong mesure 15 mètres et que Mary Pickford est toujours vierge à 40 ans ! ».

On va donc voir aux actualités des reportages bidonnés (fake news !) illustrant l’invasion par trains entiers de pauvres et de chômeurs si Sinclair est élu. La soirée électorale est filmée en un montage rapide et virtuose d’inserts, de gros plans baroques, reprenant l’esthétique de CITIZEN KANE. Mank redouble de cynisme, il est las, fatigué, à bout de course, on le met en garde à propos de son scénario qui s’attaque à l’homme le plus puissant d’Amérique. La rumeur court que ce scénario est explosif, et en même temps le meilleur qu’il ait écrit.

D’où la brouille entre Mankiewicz et Orson Welles. Au départ, Mank avait souhaité céder ses droits, c’est-à-dire être payé au forfait sans être crédité au générique. Il change d’avis. Welles entre dans une colère noire, échaudé sûrement de ne pas récolter seul les lauriers de ce qu’il subodore être sa grande œuvre.

CITIZEN KANE sort en 1941 et gagne l’oscar pour le meilleur scénario, finalement co-crédité à Mankiewicz et Welles. C’est la dernière scène du film de Fincher. Les lauréats se répondent par médias interposés. Welles lance cette pique : « Mank, bravo, mais tu n’es qu’un mi-auteur ». Mank rétorque : « Je suis heureux de recevoir cette récompense, de la même façon que j’ai écrit ce scénario : seul ». Et vlan.

Pas certain que MANK eut été aussi populaire en salle que SEVEN, ZODIAC ou FIGHT CLUB. De là à le soustraire aux regards des spectateurs, y’a une marge. David Fincher y déploie tout son talent de raconteur d'histoires, exigeant mais passionnant. Et de la part d’un réalisateur pur, c'est un hommage aux auteurs, avec cette réplique de Mayer à propos de Mank : « - C’était qui ce gars ? – Rien, juste un scénariste ». 


Noir et blanc  -  2h10  -  format scope 1:2.35 (8K)

 

8 commentaires:

  1. Film extraordinaire, peut-être le meilleur de la décennie ...
    Noir et blanc d'anthologie, Oldman exceptionnel, scénario aux petits oignons, multiplication des clins d'œil référencés, virtuosité de Fincher, quelques scènes d'anthologie (Mank bourré dans le repas des ultra bourges chez Hearst, celle dans le "zoo" ...)

    Comment ça, t'as piraté les codes de Netflix ?? J'espère que t'es vacciné contre le covid, sinon, ça va être Guantanamo direct ...
    Je l'ai Netflix (gratos avec le package Canal Intégral ou je sais plus comment). Si on évacue le problème cinéma sur un écran de télé (et je parle pas de ceux qui regardent des films sur un ordi, une tablette ou un smartphone), il y a quelques trucs intéressants sur cette plate-forme; Le "Roma" de Cuaron, "The Irishman" le testament (?) de Scorsese sur ses films de voyous (le face-à-face censé être mythique entre De Niro et Pacino auquel se mêle Pesci), le huis-clos très Cassavettes "Malcolm & Marie", plus l'intégrale Truffaut, et quelques classiques (essentiellement des années 80 et suivantes, très peu avant hormis les Chaplin) ... Beaucoup de daubes et séries pour QI négatifs aussi, malheureusement ...

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  2. C'est ma fille qui truste le compte d'une copine, qui elle même utilise les codes d'un troisième... Je n'ai as envie d'avoir Netflix, d'abord mon décodeur ne marche pas avec, et puis y'a déjà des centaines de films et séries ailleurs. Et venir me vendre Netflix en me disant qu'il y a les Truffaut et les Chaplin, quand tu les a vus tous 15 fois, l'argument ne frappe pas !
    Par contre, ne pas voir certains films de cinéma soustraits aux salles pour des raisons contractuelles, ça c'est scandaleux. Cuaron, Scorsese, mais aussi les frères Coen. Je vois venir le truc : les grands auteurs pour les plateforme (caution intello) et Fast & Fuious 12 pour le populo, dans des salles cradingues de pop-corn...

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    1. C'est pas faux...

      Petite remarque : actuellement, Netflix bombarde des films de zombies en tous genres (séries comprises). Les autres vendeurs d'images en proposent aussi un stock non négligeable. Serait-ce un message à l'encontre des avides consommateurs du petit écran ?

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    2. message subliminal ? Netflix se mordrait la queue, ou plutôt, le câble ADSL ? Les films de zombies ne doivent pas coûter chers, et rapportent gros. Je chercherai plutôt de ce côté-là...

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    3. Je pensai à un effet miroir jeté à notre face dans un esprit moqueur 😊
      Plus certainement, une facilité pour scénaristes en panne d'imagination. Malgré l'abondance du genre depuis quelques années, ça s'évertue à tourner en rond, à ressasser les mêmes trucs. A croire que désormais les scénaristes et réalisateurs ont la tête vide - on leur a bouffé le cerveau 😱 -.

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  3. Panne d'imagination... oui, mais il faut avouer qu'après 100 ans de cinéma, trouver de nouvelles histoires, c'est pas simple, ma femme me dit toujours "mais les westerns, c'est toujours pareil !" sauf qu'un Peckinpah c'est pas pareil qu'un Leone ou un Ford, sauf à considérer que ce sont juste des mecs à cheval. Comme disait je ne sais plus qui sur ce blog, mais un gars bien (ah bah zut, c'est moi !) ce qui va compter est moins l'histoire que la manière dont on la raconte, la mise en scène, le style, et le propos qu'on veut y injecter. Pour les zombies, il y eu ces derniers temps le genre 'comédie' qui fait peur, ou même la parodie (Shaun of the Dead, Zombieland...). Et même là, on commence à tourner en rond. La réalisatrice qui a eu la palme à Cannes, avait réalisé "Grave" qui pour le coup était une vraie relecture du film d'horreur tendance cannibale. Le dernier que j'ai découvert est qui était bien c'est "Dernier train pour Busan", parce que la particularité c'est le huis-clos dans le train.

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    1. Non, je vends Netflix à personne, mais comme je te connais un petit peu, j'ai cité Truffaut et Chaplin qui ont quasiment leurs intégrales en ligne sur la plate-forme ... mais il y a au moins un gros souci avec Netflix, c'est qu'ils se débrouillent parfois pour avoir tous les droits sur les films qu'ils produisent et bloquent la distribution sur les supports physiques (il y le Roma en dvd et bluray, mais pas le scorsese, si tu veux le voir, c'est netflix obligé). Un autre c'est qu'ils stockent pas indéfiniment des films, ils les suppriment du catalogue quand ça leur chante ...
      Ensuite, ils travaillent pas pour l'art, ils sont là pour vendre des forfaits d'abonnement, d'où les films de zombies (ou dans d'autres genres la multitude de comédies bollywoodiennes à la chaîne, ou d'adaptation animées de mangas) ... et les films de zombies, on fait vite le tour des possibilités. Shaun of the dead ou Zombieland donnent un autre angle d'approche en mixant frissons et comédie, mais là aussi on touche assez rapidement les limites du truc ... reste plus qu'apatow (autre très représenté sur les plate-formes de streaming) qui sorte "40 ans toujours puceau et zombie" et la boucle sera bouclée ...

      "... Busan" c'est le cinéma sud-coréen, à mon avis le plus imaginatif de ces dernières années. Entendu parler mais pas vu, mais vu Sea Fog qui doit lui ressembler, ça se passe dans un bateau ...

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    2. Jamais vu "Grave" ; cela me paraissait trop malsain...

      "Shaun of the Dead", "Zombieland" (que tu avais commenté) et "부산행" ("Dernier train pour Busan") : ils y sont tous [ http://ledeblocnot.blogspot.com/2019/06/zombies-attack-les-meilleurs-films-de.html ] 😁

      "40 ans toujours puceau et zombie", excellent et pas si farfelu que ça lorsqu'on voit ce qu'il sort parfois. Il me semble d'ailleurs qu'il y en a un avec des requins-zombies. Sinon, pour ma part, j'en verrai bien un dans le monde de Mickey 😉

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