vendredi 4 juin 2021

IRREVERSIBLE de Gaspar Noé (version 2002 / inversée 2020) par Luc B.

En mai 2002, à Cannes, rares sont ceux à être restés à la projection de IRRÉVERSIBLE sans avoir gerbé sur la nuque du spectateur assis devant, les autres avaient déjà quitté la salle en hurlant au scandale, ou s’étaient évanouis. C’est peu dire que le deuxième film de Gaspar Noé a créé son petit effet. Comme LA GRANDE BOUFFE de Ferreri, c’était fait pour. Le film est d’une violence extrême, d’autant qu’on y est confronté dès les premières minutes, sans trop comprendre pourquoi. Et pour cause.

Gaspar Noé a inversé au montage la chronologie des scènes. Ce qui n'aurait pu n’être qu’un gadget, se révèle un procédé audacieux, original. Gaspar Noé explique d'ailleurs que c'est grâce à cet artifice arty que son film a pu être distribué, avec un avertissement aux moins de 18 ans, rarissime, comme BAISE-MOI deux ans plus tôt.

IRRÉVERSIBLE, comme d’autres réalisations de Noé, est moins un film qu’une expérience de cinéma. La sensation de malaise naît de la longueur et l'insistance des plans, plus que de l'intrigue, somme toute banale, une trame de série Z. Alex et Marcus se rendent à une soirée, accompagnés de Pierre. Alex en repart seule, en bas de l'immeuble, dans un tunnel, elle se fait agresser et violer. Marcus et Pierre quittent la soirée un peu plus tard, découvrent le drame. Aidés par deux types louches, ils décident de rechercher l’agresseur, Le Ténia, et se venger.

Le film n'est composé que de treize longues scènes, souvent tournées en plans séquences. Gaspar Noé utilise une caméra  super 16 mm (la pellicule sera gonflée en 35 mm) un matériel léger et très mobile, qui lui permet de suivre ses personnages dans leurs moindres mouvements, dans des lieux exigus, comme dans la longue séquence de l’appartement, où on a l'impression à un moment que Vincent Cassel va bousculer le cadreur. Ou quand Alex, Marcus et Pierre prennent le métro "Buttes Chaumont". La caméra est présente dans l’ascenseur qui descend aux voies, puis sur le quai, toujours avec eux quand on entre dans la rame, suit quatre stations, et en ressort. Chaque transition est un panoramique rapide vers le haut, vers les plafonds, fondu enchaîné avec la séquence suivante.

Le procédé est un peu téléphoné, pas toujours réussi, mais on peut en trouver un sens avec l’ultime plan, une caméra qui au contraire descend du ciel, vers un parc verdoyant où Alex est allongée en robe d’été sur la pelouse, vision printanière, bucolique, le soleil est doux. Dans la chronologie des faits ce plan est censé être le premier. Mais au montage c’est le dernier. C’est-à-dire qu’après être entré dans le film par la violence, on en sort par l'insouciance et la beauté. Alex est jouée par Monica Bellucci, donc question beauté, ça se pose là…

Ce dernier plan sur Bellucci sonne comme un happy-end, image ensoleillée de cette jolie femme alanguie. Mais la sensation est trompeuse, le happy-end n'en est pas un, l'image est à double détente, et scelle au contraire une sensation abominable de gâchis. Par cette narration inversée, Gaspar Noé déstabilise le spectateur. Il nous fait entrer sans sommation dans un dédale d’images heurtées,  sombres, violentes, dans la boite de nuit Le rectum (tout est dans le titre, si je puis dire) où Marcus cherche le Ténia, et où son pote Pierre défonce littéralement la gueule d’un gars à coup d’extincteur (je vous rassure, un mannequin...) froidement, longuement, réduisant le crâne du mec en bouillie, scène hallucinante car filmée en temps réel. 

L’autre scène choc est celle du viol d’Alex, un plan quasiment fixe de 9 minutes, caméra au ras du sol, longtemps immobile, qui change d’axe d’un coup lorsque le violeur décide qu’il n’en a pas fini avec sa victime. Je vous épargne la suite. Le tunnel est nimbé de lumière rouge, Alex est en robe de soirée, il s’en fallait que de quelques secondes pour qu’elle ne croise pas son agresseur, un hasard malheureux qui rend la suite encore plus insupportable. Comme cette silhouette qui apparaît fugacement à l’arrière-plan, un type arrive, voit l’agression et repart lâchement.

Le tunnel rappelle l’agression du clochard par les Droogs d’ORANGE MÉCANIQUE, et ce n’est pas la seule allusion aux films de Kubrick, dont Gaspar Noé est un grand fan. Les sons sourds, basse fréquence, qui introduisent le plan du parc et vous vrillent les tympans, rappelle le générique glaçant de SHINNING. Le choix du couple à la ville comme à l’écran Monica Bellucci et Vincent Cassel renvoie au couple Kidman-Cruise de EYES WIDE SHUT, comme les noms inscrits en gros au générique, lettrage très graphique, les E inversés, ça interpelle, c'est réussi.

En 2020, Gaspar Noé travaille au ripolinage 4k de son film et a l’idée d’en rebasculer la chronologie. Tout remettre à l'endroit, sans rien changer au contenu. On remarquera les dates : 2002 / 2020...  Baptisée « inversion intégrale » IRRÉVERSIBLE peut se voir dans les deux versions. L’expérience est intéressante, puisqu’expérience il y a. L’intrigue devient linéaire, on en comprend évidemment mieux l’enchaînement, les enjeux dramatiques, le pourquoi du comment, mais en accentue aussi les faiblesses scénaristiques. Gaspar Noé a confessé que son script tenait sur trois pages, c'est ainsi qu'il l'a vendu aux comédiens, à eux de remplir le vide. Le fait que le personnage joué par Bellucci apparaisse dès le début, toute en beauté, change la donne, quand dans la version de 2002 elle apparaissait en milieu de film, méconnaissable, pour renaître au fur et à mesure. 

On commence par le plan du parc, images sereines, presque poétiques dans ses couleurs saturées, la caméra tourbillonne à 360°, sensation de manège forain avec effets stroboscopiques. Puis la longue séquence entre Alex et Marcus, marqués à la culotte (qu’ils ne portent pas) par la petite caméra de Noé. On s’y chamaille, on s’y caresse, le test de grossesse est positif, c’est ce bonheur qui sera broyé quelques minutes plus tard. 

Départ en métro. La soirée. Séquence un peu pénible à mon avis, comme un (mauvais) Lelouch, dialogues inaudibles à moitié improvisés, on y entend Cassel répondre qu'il s'appelle Vincent... à la place de Marcus. Cette version "à l’endroit" est finalement plus classique. Si on mesure pourquoi Marcus et Pierre sont devenus des monstres, des bêtes féroces, c'est parce qu'on a vu le drame, avant. Mais cela affadit la stupeur ressentie à la vision du premier montage. La violence ne peut qu'aller crescendo, elle est presque pardonnable. Cette version 2020 apparaît aussi plus cynique, car on y comprend que Pierre tabasse le mauvais bougre. Ce qui rend la vengeance encore plus vaine. 

Difficile d’avoir un avis sur IRRÉVERSIBLE, la trame tient sur une feuille de Rizzla Croix, acteurs en roue libre, caméra qui semble vouloir capter des moments de vie comme chez John Cassavetes, la profondeur psychologique en moins. Le jeu outrancier de Vincent Cassel, qui aurait plu à Pialat / Chéreau, finit par lasser (l'interrogatoire du trans qui passe à deux doigts du lynchage), Albert Dupontel s’en sort un peu mieux, joue sur plusieurs registres, son personnage est plus nuancé (ses regards enamourés pour Alex). Monica Bellucci est aussi belle que son interprétation est transparente. 

Je crains que le film ait un peu vieilli, la virtuosité des plans séquences nous avait bluffée il y a 20 ans, c'était avant l'avènement des caméras digitales et du montage numérique (même constat sur ENTER THE VOID qui n'était à l'écran quasiment qu'un seul et long plan). Reste une expérience de cinéma et des sensations fortes, car pour le fond et le discours, on repassera. Si c'était pour nous dire que l'Homme est violent par nature, est un loup pour lui-même, d'autres comme Peckinpah (mais pas que) l'avaient déjà mieux raconté. Le film tient juste sur une idée, la déconstruction du récit, car indépendamment les unes des autres, les scènes ont finalement peu d'intérêt.

IRRÉVERSIBLE peut s’apparenter à un tour de passe-passe putassier et racoleur, mais ne peut laisser indifférent, c’est déjà ça.

couleur  -  1h35  -  scope 1:2.35 (super 16)


1 commentaire:

  1. Un peu de retard dans mes lectures ...

    Je ne l'ai vu qu'à l'envers, la première version ... et à mon sens une fois qu'on l'a déjà vu, à quoi bon le revoir à l'endroit ...
    Le genre de film choc, dont l'intensité ne peut que diminuer au fur et à mesure des visionnages ...

    Tout dans "Irréversible" est fait pour choquer. De ce côté-là, c'est réussi , oui un peu comme du Peckinpah ("les chiens de paille" notamment) revisité par Kubrick (l'esthétique visuelle).
    Après c'est sûr que si on commence à disserter dessus, il y a un paquet de choses en roue libre, plus particulièrement dans le duo Cassel-Belucci ...
    Dupontel s'en sort bien mieux ...

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