vendredi 28 mai 2021

BREVE RENCONTRE de David Lean (1946) par Luc B.

C’est le film qui a fait connaître David Lean, futur réalisateur de grandes fresques comme LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAI, LAWRENCE D’ARABIE ou DOCTEUR JIVAGO. Mais avant sa période américaine en scope couleur 70mm, David Lean avait été perçu comme le renouveau du cinéma britannique, avec ce petit film d’à peine une heure et demie. Petit mais à la colossale aura auprès du public. On pourrait le classer dans les comédies romantiques, sauf que s’il y a du romantisme, pour la comédie on repassera.

Adaptée d’une pièce de théâtre de Noel Coward, l’intrigue est d’une simplicité extrême. Une femme mariée, Laura Jesson, rencontre un homme marié, Alec Harvey. Et leur amour est impossible. Pourquoi ? Car ils sont mariés. C’est tout ? Oui. David Lean va y injecter sa science de la mise en scène, en déconstruisant l’histoire. Il commence par la fin.

D’abord ce plan large sur les quais d'une gare, en légère contre-plongée, graphiquement impeccable, puis le chef de gare qui traverse les voies, pénètre dans le buffet, engage la conversation avec le patronne, vieille perruche collé-monté. Il est suivi par la caméra qui suspend un instant son mouvement pour longer l’arrière du bar et s’attarder deux secondes sur un couple attablé. Puis repart vers le bar. Ce choix de cadrer le couple de héros (on ne le sait pas encore) presque subrepticement, pudiquement, donne le ton. Il s’agit d’un homme et une femme lambda, discrets, qui ont visiblement des choses à se dire.

Et comme on a envie de savoir quoi, David Lean revient finalement sur le couple. On s'attend à entendre leur dialogue, sauf que surgit cette pipelette de Dolly Messiter qui s'impose à leur table, et bla bla bla... elle monopolise l’espace et la conversation. Alec se lève, attrape imper et chapeau, il doit prendre son train. Laura contient sa frustration, Alec lui  pose une main sur l’épaule avant de quitter les lieux. Dolly Messiter cancane de plus belle, mais Laura n'écoute plus, le regard tourné vers la porte qui se referme sur Alec. Superbe séquence, narrative, coupez le son elle marche quand même. On comprend que l’intempestive mégère a empêché une scène capitale. Cette main posée sur l’épaule, d'une telle pudeur, est juste magnifique, comme lorsque Meryl Streep dépliait le col de chemise d’Eastwood dans SUR LA ROUTE DE MADISON. 

David Lean reprendra cette scène à la fin du film pour boucler son intrigue, une fois que les flash-back nous auront donné les clés, et la complétera en nous montrant ce qui la première fois était hors-champ.

Rentrée chez elle, Laura est encore dévastée, son mari s’en rend compte qui lui propose « vient près de la cheminée, tu m’aideras dans mes mots croisés » (super…). Et Laura commence à se confesser… mais en voix-off. Ça c’est génial ! La voix-off est le récit de Laura, à destination de son mari qui donc ne l’entend pas, mais le spectateur, oui. La suite, ou plutôt ce qui a précédé, est raconté en flash-back.

On revient donc à la gare, qui sera le décor principal du film – par rapport à la pièce, David Lean rajoutera quelques scènes d’extérieur – où on assiste à la rencontre fortuite des deux amants, une escarbille dans l’œil de Laura, lui est médecin, la soigne. Ils se reverront tous les jeudis, même heure, même buffet, d'abord une tasse de thé, puis une séance de cinéma, petite routine clandestine. Quand Alec parle de son métier, ses projets, avec passion, David Lean recadre sur le visage de Laura, l’arrière-plan s’obscurcit, il isole son personnage, dont les yeux ne mentent pas : cette femme vient de tomber follement amoureuse.

Bon, nous sommes en 1945, beaucoup de vies, de couples, de familles ont été brisés par la guerre, il ne s’agit pas de proposer au spectateur un hymne au batifolage. Tout cela reste très pudique, les amants ne consommeront pas, à priori, et on remarque que chacune de leurs rencontres est contrariée par l’arrivée d'un tiers, comme pour les empêcher de fauter. Dolly Messiter bien sûr, mais aussi Mary Norton lors de la scène du restaurant, ou Stephen Lynn, un collègue d’Alec à qui il a prêté son appartement (la garçonnière) mais qui y rentre inopinément obligeant Laura à fuir comme dans un mauvais vaudeville.

On notera aussi cette scène où Laura s’assoit seule la nuit, sur un banc, fumer une cigarette, lorgnée par un flic suspicieux. C’est que chez ces gens-là, une femme ne fume pas seule le soir, à moins d'être une fille de mauvaise vie. Ce flic, c'est le poids de la moralité qui pèse sur Laura.

La voix-off indique parfois des sentiments qui sont contredits par l’image. Laura se persuade que cette aventure est contre nature, doit cesser, mais on la voit courir à son rendez-vous hebdomadaire, et lui dévaler les escaliers de l’hôpital pour la rejoindre. Aux scènes légères et platoniques (la violoncelliste du trio féminin au salon de thé, qu’on retrouvera organiste au cinéma, la balade en bateau) succèdent des moments euphorisants (la course main dans la main sous le passage menant aux quais, le baiser donné à la volée) puis plus dramatiques, quand Laura et Alec comprennent leur avenir commun sans issue. David Lean filme alors des plans nocturnes de toute beauté, photo contrastée, lumière tranchante, le couple semble sorti dans un film de gangsters. Ce n'est plus la morale qui pèse, mais la culpabilité.

En contrepoint de cette histoire tragique, on suit l’amourette entre le chef de gare et la patronne du bar, dont on comprend par un plan osé et censuré à l’image (une belle main au cul, mais rassurez-vous, la claque est hors champ !) qu’elle a été, elle, consommée. 

Le mariage est une institution avec laquelle on ne rigole pas, il ne fallait pas trop d’ambiguïté à l’écran, la morale devait être sauve. Raison pour laquelle le mari de Laura, à la toute fin, dit à sa femme « Tu es revenue ». Réplique à double sens, puisqu'elle n’était jamais partie, mais qui peut indiquer qu’il a compris les intentions de son épouse. Elle lui avait pourtant raconté « j’ai déjeuné avec un homme, puis nous sommes allés au cinéma » mais concentré sur son journal, l’aveu lui passe au-dessus de la tête. Il lui souhaite un bon retour dans le droit chemin de la vie conjugale.

BRÈVE RENCONTRE est un petit classique indémodable, illustré par le concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov que Laura écoute à la radio, puis qui infuse le film entier, avant de repasser sur les ondes. Celia Johnson est une actrice délicate, au regard expressif, qui n’a pas fait grand-chose d’autre ensuite, Trevor Howard par contre, va truster tous les rôles d’officier britanniques dans les 40 ans à venir ! Comme dirait Claude Sautet, c’est une histoire simple, situations et protagonistes sont d’une grande banalité, et c’est justement ce qui a touché les spectateurs, une radiographie intimiste d'une femme tiraillée entre laisser épanouir ses sentiments, ou les dissimuler aux yeux des autres (mari, amies, société) et se nourrir de rêves. 

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Outre un remake télé (avec le couple Burton/Sophia Loren, 1974) on a revu cette histoire sous le titre FALLING IN LOVE avec De Niro et Meryl Streep (1984). On peut considérer que le superbe film d’Eastwood cité plus haut, est un avatar de celui de Lean, les ficelles dramatiques étant les mêmes. On peut aussi penser à cet autre classique de la comédie romantique, ELLE ET LUI de Léo McCarey, dont il existe deux versions par le même réalisateur (c'est assez inédit, Hitchcock avait fait aussi deux fois L'HOMME QUI EN SAVAIT TROP) avec Charles Boyer d'abord, et Cary Grant ensuite.

 


Noir et blanc  -  1h25  -  format 1:1.33


1 commentaire:

  1. Longtemps que je ne l'ai pas revu, mais très beau film intimiste ...

    Dans la filmo de Lean, il y a "le docteur Jivago" qui explore un peu la même trame de l'amour de sa vie à côté duquel on passe, mais pendant trois ou quatre heures à l'écran ...
    Et dans la lignée des "descendants", je rajouterai le magnifique "In the mood for love" de Wong Kar Wai, avec là aussi un thème musical obsédant qui revient comme un leitmotiv dans un des plus beaux films de notre 21st century schizoid ...

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