vendredi 30 avril 2021

LE DETECTIVE / TONY ROME de Gordon Douglas (1968) par Luc B.

La lumière s'éteint déjà, et le film est terminé, je réveille mon voisin, qui dort comme un nouveau-né... Comme chez m'sieur Eddy, je vous propose une double séance, deux films avec Franck Sinatra, radicalement différents mais pourtant réalisés par le même gars...

On a évoqué ce tâcheron de Gordon Douglas à propos de LES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE (dans l’article consacré à TREMORS) qui reste son film le plus célèbre, ou disons celui dont l’Histoire se souvient, car le gars a été un stakhanoviste de la caméra. Dans les années 30 il tourne une dizaine de métrages par an, des comédies avec Laurel et Hardy, la décennie suivante il tourne des westerns, polar, SF, des sérials DICK TRACY, MAVERICK, ou des trucs comme ZOMBIES ON BROADWAY, renoue avec la comédie pour Jerry Lewis, bref, le gars docile qui fait où on lui dit de faire.

Dans les 60’s, quelques titres surnagent, les westerns RIO CONCHOS ou CHUKA LE REDOUTABLE que l’on peut visionner avec une bonne dose de courage et de tolérance, m'enfin CHUKA je n'ai pas pu aller au bout, avec un Rod Taylor (LES OISEAUX) boursouflé au bourbon... Il y aura aussi BARQUERO avecle toujours classieux Lee van Cleef qui surfe sur le succès des westerns italiens. Mais on retiendra sa collaboration avec Franck Sinatra, qu’il dirige dès 1954 dans UN AMOUR PAS COMME LES AUTRES, avec Doris Day, et avec lequel il va tourner trois films entre 1967 et 68. Dont LE DÉTECTIVE, qui est non seulement son meilleur film, mais un excellent polar.

Le tandem Sinatra-Douglas remet le couvert avec TONY ROME (1967) où le crooner de Vegas joue un détective privé hyper cool, qui vit sur un bateau amarré à Miami, on pense souvent au OSS 117 version Dujardin. Avec la suite LA FEMME EN CIMENT (super le titre !) les films se caractérisent par des intrigues tortueuses où les cadavres y tombent comme à Gravelotte, le privé réglo et insolent, seul rempart face au vice, dans la grande tradition du genre. Les enquêtes de Tony Rome auraient pu être menées par le Philip Marlowe de Chandler, le pitch du premier opus évoquant clairement LE GRAND SOMMEIL. Autre atout maître : des jolies filles en bikini, Miami oblige.

Dans le premier volet c’est la pulpeuse Jill St John qui s’y colle, on croise aussi Sue Lyon (la Lolita de Kubrick) et Gena Rowlands. Et dans le second on s’émoustille sur la plastique de Raquel Welch. Francky y brille de second degré, de flegme, charme, la réplique qui tue, moins à l’aise dans les scènes de cascades découpées de telle façon qu’il puisse être doublé à l’écran facilement ! Dans TONY ROME on le voit se faire casser la gueule et molester à coups de pieds par deux brutes, mais l’action est cachée par… un canapé ! Et on sent bien que Franky the Voice a dû freiner sur la clope pour tourner quelques poursuites, allez tracer un sprint sur une plage à 50 balais et trois paquets par jour… On le sent plus à l’aise au bar à siroter un scotch. 

TONY ROME est bonne comédie policière bien datée 60’s, joliment troussée, divertissante, moins conne que les MATT HELM de son confrère Dean Martin. Entre les deux TONY ROME, Sinatra reçoit le scénario de LE DETECTIVE que doit réaliser Mark Robson, mais l’acteur s’embrouille avec lui, et fait engager son pote Gordon.

Un gouffre sépare TONY ROME de DETECTIVE, le premier est aussi cool et pétillant que le second est sombre et dramatique. C’est tout à l’honneur de Sinatra d’avoir souhaité ce film, à ranger aux côtés de BULLITT dans le panorama des polar 60’s. Dois-je préciser que j’aime beaucoup le Sinatra acteur, l’autre, le chanteur, la question ne se pose même pas, un des plus beaux gosiers du siècle dernier, et commencez-pas à m’emmerder avec ses histoires de mafieux, de fric et de gonzesses…

C’est justement cet aspect moins reluisant qui l’a fait tricard à la fin des années 40, ses relations sulfureuses dans le milieu, d’autant qu’il se lasse de chanter les mièvreries qui ont fait son succès pour se consacrer au jazz. Il ne vend plus de disques, est blacklisté par Hollywood, doit supplier à genoux pour être au casting de TANT QU’IL Y AURA DES HOMMES (1953). Bingo : il rafle l’oscar du second rôle. Suivront JE DOIS TUER (1954) ou L’HOMME AU BRAS D’OR (Otto Preminger, 1955), puis des films de Minnelli, Capra, Huston, ou Frankenheimer avec UN CRIME DANS LA TETE (1962). Il revient au sommet dans les années 60, investit le Sand’s de Las Végas pour une série de concerts triomphale, seul ou avec son Ratpack*, il tourne aussi L’INCONNU DE LAS VEGAS (1960) dont Soderbergh tournera le remake OCEAN’S ELEVEN.

LE DÉTECTIVE est un film surprenant, pour l’époque. Un polar de facture classique, mais rondement mené et bien filmé, on le voit dès la première scène où Joe Leland arrive sur une scène de crime. Gordon Douglas utilise pleinement le format scope, plans larges, longs, Leland inspecte, repère des indices, donne ses instructions, on sent tout de suite la probité et le professionnalisme du flic. La victime est un homosexuel. Sourires gênés ou grivois de ses collègues, mais pour Joe Leland c’est « pas de ça chez moi » quand on est flic on laisse ses ressentis au vestiaire. Pour les besoins de l’enquête, les flics devront rafler dans les milieux homos clandestins, Leland n’hésitera pas à boxer un de ses adjoints (Robert Duvall) qui se voyait déjà casser du pédé.

L’enquête est rondement menée, un mec arrêté, là encore Leland s’oppose au lynchage. Le type est condamné, très beau plan de Douglas qui filme en totale plongée le prisonnier escorté dont on voit le sommet du crâne, rasé comme une tonsure de moine, là où seront posées les électrodes, le travelling se poursuit jusqu’à Leland qui assiste à l’exécution.

Il prend du galon, attire respect et jalousie de collègues carriéristes, se lance dans une nouvelle enquête, intrigué par le cas de Norma Maclver (la délicieuse Jaqueline Bisset qu’on retrouvera la même année dans BULLITT) dont l’enquête sur la mort de son comptable de mari reste au point mort. Leland renifle une odeur de corruption dans l’air…  

L’aspect le plus surprenant vient d’une construction en flash-back qui n’éclaire que la vie privée de Joe Leland. Les scènes entre lui et sa femme Karen (jouée par Lee Remick), leur rencontre, leur différence de milieu intellectuel, social – lui un peu rustre, elle sophistiquée - sont parfaitement justes. Mais le mariage bat de l’aile, Karen souffre de nymphomanie..

Alors, on met sur pause. Récapitulons : les années 60 corsetée, Sinatra en représentant les valeurs américaines, la droiture, le mâle, et qui est confronté dans un même film à l’homosexualité, une femme jamais rassasiée au pieux qui ressort la nuit racoler des michetons, et qui professionnellement va se planter dans les grandes largeurs. Un héros, un vrai... Par un aspect que je ne dévoilerai pas, le film est clairement un manifeste anti peine de mort.

Joe Leland, vaillant et infatigable défenseur de la loi, va perdre de sa superbe, ses valeurs et croyances vont se décomposer, se liquéfier, voir ces plans de Sinatra au volant, le regard de plus en plus paumé. L’enquête sur le cas Maclver le conduit chez le docteur Wendell Roberts, dont il découvre qu’il est aussi le psy de sa femme, dont il a soigné la perversion. Médecin à la conduite ambigüe – jolie scène de suspens lors de la fouille de son cabinet – leur dernière confrontation vaut son pesant de révélation.

Il manque sans doute un regard plus acéré sur cette société 60's en pleine évolution, que Leland se prend en pleine poire, il est un homme de la décennie précédente. Gordon Douglas n'est pas Arhur Penn, la mise en scène est solide mais n'a rien d'audacieuse à part ce plan étonnant du type qui se jette du toit d’une tribune, la chute filmée en caméra subjective. Vieux briscard rôdé à tous les genres, Douglas fait les choses bien, mieux qu’à l’ordinaire, alterne les scènes d’enquête aux scènes intimes et psychologiques, beaucoup de scènes nocturnes, éclairages intérieurs sombres, des ombres où chacun semble vouloir y cacher ses névroses. Les seconds rôles sont impeccables, Robert Duvall, Ralph Meeker, Jack Klugman qui joue le collègue et ami intègre, dorlotée par sa femme, petite touche de légèreté bien venue.

Regarder coup sur coup TONY ROME et LE DÉTECTIVE est une drôle d’expérience, le second est un grand film policier, noir et désenchanté, qui évoque le futur LES FLICS NE DORMENT PAS LA NUIT (Richard Fleischer, 1972) dans son traitement réaliste, son refus du romanesque, la peinture de personnages complexes. Sinatra Ol' blue eyes impressionne de force et de fragilité.

Un p'tit bonus pour briller si vous êtes invité à dîner chez Pierre-Jean Chalençon : LE DÉTECTIVE est tiré d’un roman de Roderick Thorpe, qui écrira une suite aux enquêtes de Joe Leland, sous le titre DIE HARD. Sinatra trop âgé ne reprendra pas le rôle, mais Bruce Willis oui, 20 ans plus tard, et y créera le personnage de sa vie, John McClane !

* Frank Sinatra, Dean Martin, Sammy Davis Jr, Joey Bishop et Peter Lawford. Dans les années 50-60, à part faire la bombe avec le clan Kennedy dont Lawford était le beau-frère - ils ont tourné une demi-douzaine de films ensemble, les trois premiers ont régalé les spectateurs lors de galas alternant chansons et sketches, une clope dans une main, un verre de scotch dans l’autre. Dean Martin a confessé que les verres contenaient du jus de pomme, c’est moins glamour, mais plus professionnel, car ces trois-là, sous la nonchalance affichée, étaient de vrais pros.    


pour "Le Détective" : couleur  -  1h55  -  scope 1:2.35
 
Bandes annonces : "Le détective" suivie de "Tony Rome"


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire