vendredi 5 mars 2021

LES TROIS AGES de Buster Keaton et Eddie Cline (1923) par Luc B.

 

LES TROIS AGES est le premier long métrage réalisé par Buster Keaton, qui cette année-là (oh putain, y'a presque un siècle !) produira aussi LES LOIS DE L’HOSPITALITÉ. Long métrage, donc un film de 6 bobines, soit une heure environ. A l’époque du muet, le cinéma comique n’excédait pas les 2 bobines, des formats courts qui avaient deux avantages : un temps de tournage raccourci, et sans cesse de nouveautés à l’écran, l'expression "usine à rêves" pour désigner Hollywood n'était pas un vain mot. Charles Chaplin songeait déjà à inscrire le burlesque dans la norme, THE KID en 1918 faisait 55 minutes, considérant que le cinéma comique n’était pas un parent pauvre, qu’on pouvait y développer des scénarios plus complexes qu’une simple intrigue prétexte à une avalanche de gags.

Buster Keaton, qui vient de signer avec la MGM, s’inscrit dans la même démarche. Il va même plus loin, en pastichant un des grands classiques du muet, INTOLÉRANCE de David Griffith, sorti en 1919, une fresque monumentale de 2h45, sur quatre époques, Babylone (et ses décors grandioses), la vie du Christ, la St Barthélémy et l’époque contemporaine.

L’idée de Buster Keaton est de raconter la même histoire à trois époques différentes : l’Age de pierre, la Rome antique, les Années Folles. Avec une issue de secours au cas où l’intrigue ne fonctionnerait pas : sortir distinctement les trois récits en trois courts-métrages. Ironie du sort, David Griffith, endetté jusqu’au cou, a lui-même saucissonné son INTOLÉRANCE en quatre métrages distincts, pour les ressortir en salle et gagner quelques spectateurs en plus.

Keaton n’a pas eu besoin de ce subterfuge, le film a été un succès. 

Les premiers cartons expliquent le concept : l’amour est immuable, et nous allons vous le prouver au travers trois périodes de l’Histoire. Il ne s’agit pas de trois récits juxtaposés, mais entremêlés. Les personnages à l’écran sont présentés avec le nom de leur interprète. Des intertitres signalent donc : « La belle sera toujours jouée par Margaret Leahy » etc… Buster Keaton sera l’amoureux transi et Wallace Beery le rival. Cet acteur décrochera un oscar en 1932 pour le film LE CHAMPION de King Vidor.    

Le schéma se répète d’une époque à l’autre : les jeux de séduction, la rivalité entre les prétendants, le choix des parents de la future mariée… A l’âge de pierre, les parents de la promise optent pour choisir le plus fort des deux hommes à coups de matraques sur la gueule. A Rome, il s’agira de regarder le plus titré des prétendants, et dans les Années Folles, comparer les revenus. « Le bonheur de ma fille n’a pas de prix » lance la mère, avant de consulter les livrets d’épargne des deux hommes ! Wallace Beery exhibe fièrement un livret de la First National Bank, quand celui de Keaton vient de la Last National Bank !  

Pour les scènes préhistoriques, les alentours de Los Angeles feront l’affaire, le désert, les montagnes, les rochers. A l’époque contemporaine, il suffit de tourner dans la rue… mais la période antique nécessite la construction de décors. Le film est une avalanche de gags et d’anachronismes, qu’on retrouvera chez ASTERIX ou DEUX HEURES MOINS LE QUART AVANT JC (Jean Yanne, 1982), comme la montre cadran-horaires à Rome, ou la partie de golf avec massue et silex au temps des dinosaures. Keaton apparait à l’écran à cheval sur un diplodocus, il escalade son cou jusqu’à son crâne, formidable tour de guet. Et ce gag fabuleux, chaplinesque, Keaton ivre mort (à l’époque de la prohibition) monte dans un taxi par une porte et en ressort aussitôt par l’autre, s’affale sur le bitume, se relève, paye le chauffeur, et repart à pieds.

Quand il s’agit de monter sa bravoure, on se provoque en duel de massues, à la course de chars, ou au football américain. Les scènes dans l’arène romaine n’ont pas l’ampleur du futur BEN HUR de Fred Niblo (extraordinaire version de 1925) mais sont plus rigolotes. C’est l’hiver, il neige, Keaton propulse son char avec un attelage de husky, un chat ficelé au bout d’une perche en guise de leurre.

On retrouve deux gags qui ont dû inspirer Gérard Oury, la bagnole démontée et son chauffeur abasourdi, le volant à la main, du CORNIAUD, la chaise à porteur de LA FOLIE DES GRANDEURS. Et puis cette cascade incroyable, Keaton sautant entre deux toits d’un building, Los Angeles en arrière-plan, dégringolant de auvents en auvents, une chute de quatre étages. Même Bébel n'aurait pas osé. 

Keaton avait décidé d’arrêter les gags faciles de tarte à la crème, mais il inclut une petite poursuite avec des flics, clin d’œil aux KEYSTONE COPS de Mack Sennett. Plus subtil, cette scène au restaurent où imitant une femme qui retouche son maquillage dans la glace de son sac à main, Keaton sort son savon à barbe et son blaireau pour se raser !

L’épilogue tient dans un plan dupliqué trois fois, axé de profil, monsieur et madame sortant de leur grotte ou maison, en peau de bêtes ou en toges, suivis d'une ribambelle de gamins. A l'époque moderne, ils sortent avec leur chien... Les intertitres ne sont pas sur fond noir mais intégrés à l’image, c'est nouveau, la bande son laisse entendre « O sole e mio » ou « Carmen ». On entend aussi un thème musical entendu chez Chaplin, un traditionnel cabaret, peut être dans UNE VIE DE CHIEN, à vérifier...

La mise en scène n’a pas encore l’inventivité des chefs d’œuvre à venir, LE MÉCANO DE LA GENERALE (1926) ou LE CAMERAMAN (1928), la caméra se contente de capter l’action, pourtant certains angles ou mouvements d’appareil sont parfois surprenants (le saut dans le lac). On retient surtout la prestation de Buster Keaton, pantin élastique monté sur ressort, un corps hyper expressif sous un visage désespérément neutre. Le scénario est ingénieux, le montage alterné fonctionne à merveille, chaque séquence en appelle une suivante, les trouvailles semblent inépuisables.

noir et blanc  muet  -  1h03  -  format 1:1,37
 

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