lundi 9 décembre 2019

Léo FERRÉ - La mémoire et la mer & Avec le temps - Coups de cœur de Claude Toon



- Tiens M'sieur Claude, vous nous parlez chansons françaises, vous aviez déjà participé à des chroniques occasionnelles (Noël), mais jamais écrit un billet à l'image du classique…
- Vous savez Sonia, de très belles chansons de notre temps sont les "classiques" de demain, les deux hits de Ferré de ce jour sont de la veine des lieder de Schubert, Berlioz, Mahler, ou d'autres que l'on écoute toujours un ou deux siècles plus tard…
- Oui ça se tient… Des beaux textes, l'un est difficile je trouve, de la musique bien sûr, mais des tableaux de peintures modernes, par hasard ? Je ne pense pas…
- Tous les arts cohabitent Sonia, tous me passionnent d'où ces associations avec des beaux tableaux, pas des croûtes… D'ailleurs Luc Ferry disait il y a peu "Il ne peut y avoir d'art sans beauté" ; il visait un certain courant artistique très parisianiste, une autre histoire…

Etretat (Claude Monet)
Léo Ferré aurait eu cent ans en 2016. Je n'ai pas le sentiment que les médias (et pas qu'eux) nous ont saturés d'hommage… Pat a écrit en 2015 un article à propos d'un spectacle auquel il avait assisté au Dejazet. Je ne reviens donc pas sur la biographie du poète, compositeur de formation classique, peintre, etc. La vie de cet homme est un roman épique. Ô, l'homme n'avait pas un caractère facile à l'évidence, ronchon, hypersensible, un écorché-vif parlant de "pisse-copies" face à Denise Glaser à propos de certains journalistes, tout en essuyant une larme, je ne sais plus trop pourquoi, ou dans une autre interview… La télé des années 60… pas de commentaires… J'adore l'anecdote à propos de ce critique intégriste et fat, pour rester poli, Antoine Goléa bien connu des mélomanes de ma génération : cette anecdote nous renvoie au Léo Ferré sortant d'une représentation de Pelleas et Mélisande de Debussy. (Voir la vidéo avec Denise Glaser.) Ferré qui rêvait d'interpréter l'"héroïque" de Beethoven et avait pu la diriger avec un orchestre symphonique, ce qui n'est pas à la portée des candidats de la nouvelle star (ce n'est pas du dédain, juste de la lucidité). En un mot, l'auteur-compositeur prenait le relai de ces génies avec son style.
Commenter comme dans les chroniques sur les ouvrages orchestraux "classique" n'a pas de sens pour des chansons écrites en français et illustrer par une musique très fluide, au ton intimiste pour celles que j'ai retenues. Donc on écoute, un point c'est tout !
- Heu M'sieur Claude, j'ai écouté la mémoire et la mer… Comment dire ? C'est du charabia ou je suis idiote ? Pas de phrases, des mots jetés au hasard, pas une pause ; aidez-moi…
- Ah ! Non, vous êtes tout sauf idiote. C'est de la poésie moderne, un texte en effet a priori très hermétique. Je vais essayer de vous aider, mais je ne suis pas un as des commentaires composés qui martyrisent les bacheliers… De toute façon, c'est une chanson à écouter de très nombreuses fois avant de partager les bribes de souvenirs esquissés par Léo Ferré, de visualiser les évocations énigmatiques et les sentiments qui se succèdent.

Léo et Madeleine avant... la déchirure.
Voyons voir… Il y a bien un vrai intello littéraire qui s'est penché sur ce poème étrange ? Ah ben oui, chouette, je cite : "Il s’agit d’un poème d’inspiration surréaliste composé de quatre-vingts hexasyllabes en cinq strophes qui associent allitérations et assonances, paronomases et anaphores". 😵 Ô la vache ! Pourtant j'étais assidu en cours de français, juré !!! On n'avance guère 😆.
- Waouh Sonia, on est mal, passez-moi un dico… Donc : hexasyllabes : un vers de six syllabes… tiens oui, facile ; allitérations : répétitions de syllabes en figure de style (le célèbre : "Y a pas d'hélice hélas, c'est là qu'est l'os" dans la grande vadrouille) ; assonances : idem avec des voyelles ; paronomases : emploi dans une phrase de mots homophoniques (Des petits gaillards criards taquinent le briard braillard… - débile, mais c'est de moi 😆, dans la chanson : Cette bave des chevaux ras / Au ras des rocs) ; anaphores : vers commençant par les mêmes mots, pour établir une rythmique, (Ces mains répétés deux fois dans la dernière strophe).
Je résume : Léo Ferré dans une autre chanson déplorait "La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe […]" (La Préface ! En 1957-1970Clic). Le style rédactionnel dans La mémoire et la mer s'évade de la doctrine grammaticale officielle, de la phrase de base : sujet-verbe-complément. Oui, et de fait, surréalisme et impressionnisme s'appliquent aux mots, comme les touches de couleurs jouent avec les formes et les lumières dans les tableaux post-impressionnistes choisis en illustration… Léo Ferré imagine un "solfège verbal"… Admettons, le texte chante d'après ce solfège "syntaxique" ; OK, mais il chante quoi ?
- Vos souvenirs Sonia, vous les voulez comment ? Bien rangés dans votre tête, bien ordonnés, eux aussi structurés sujet-verbe-complément, majuscule et point final ? 😅 Non bien sûr, vous les vivez extravagants, illogiques, discontinus, en un mot : un flot d'images prétendues réelles, noircies ou éclairées par le temps passé, je dirais un… diaporama de visions et de paroles plus ou moins trahies ou idéalisées. La mémoire et la mer est la réponse à cette recherche : des expressions synonymes de moments de bonheur fugaces, oniriques, des gamins au bord de l'eau, des aventures amoureuses plus tardives… la suite des vers "Quand j'allais géométrisant / Mon âme au creux de ta blessure / Dans le désordre de ton cul / Poissé dans les draps d'aube fine / Je voyais un vitrail de plus" me semble chargée d'un érotisme brûlant, la traduction sans ambage de ce rejet violent dès 1957 de l'académisme poétique… Stop, je termine ma copie et la rend au surveillant ! 😶 Je vous laisse maintenant la liberté d'exercer votre imaginaire sur ce poème considéré par certains comme celui de l'une des plus belles chansons francophones. J'adhère à ce jugement, mais avouons-le : ça se discute… et ce n'est pas destiné au night-club… Par ailleurs, musicalement, écoutons l'une des plus élégiaques suppliques en forme de complainte de Léo Ferré.

Quant à Avec le temps, chanson bouleversante écrite en 1970, deux ans après la haineuse séparation d'avec Madeleine son épouse depuis 1952, elle est d'une écriture plus classique, douce-amère et poignante.
J'ai ajouté une interview avec Denise Glaser, un Léo Ferré très pudique. Et la chanson La Préface avec le génial "Les écrivains qui recourent à leurs mains pour savoir si ils ont leur compte de pieds…

Le premier tableau se nomme Idylle marine de Joaquin Sorolla (1863-1923), peintre catalan très inspiré par les scènes de plages, représentant notamment des enfants jouant en toute liberté, des couples ou encore des groupes d'ami(e)s. Le second s'appelle La séparation, une œuvre d'Edvard Munch, peintre norvégien connu pour Le cri (1863-1944).





1
La marée je l'ai dans le cœur
Qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur
De mon enfant et de mon cygne
Un bateau ça dépend comment
On l'arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament
Des années-lumière et j'en laisse
Je suis le fantôme Jersey
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baisers
Et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet
Où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts du sable de la terre
2
Rappelle-toi ce chien de mer
Que nous libérions sur parole
Et qui gueule dans le désert
Des goémons de nécropole
Je suis sûr que la vie est là
Avec ses poumons de flanelle
Quand il pleure de ces temps-là
Le froid tout gris qui nous appelle
Je me souviens des soirs là-bas
Et des sprints gagnés sur l'écume
Cette bave des chevaux ras
Au ras des rocs qui se consument
Ô l'ange des plaisirs perdus
Ô rumeurs d'une autre habitude
Mes désirs dès lors ne sont plus
Qu'un chagrin de ma solitude
3
Et le diable des soirs conquis
Avec ses pâleurs de rescousse
Et le squale des paradis
Dans le milieu mouillé de mousse
Reviens fille verte des fjords
Reviens violon des violonades
Dans le port fanfarent les cors
Pour le retour des camarades
Ô parfum rare des salants
Dans le poivre feu des gerçures
Quand j'allais géométrisant
Mon âme au creux de ta blessure
Dans le désordre de ton cul
Poissé dans les draps d'aube fine
Je voyais un vitrail de plus
Et toi fille verte mon spleen
4
Les coquillages figurants
Sous les sunlights cassés liquides
Jouent de la castagnette tant
Qu'on dirait l'Espagne livide
Dieu des granits ayez pitié
De leur vocation de parure
Quand le couteau vient s'immiscer
Dans leur castagnette figure
Et je voyais ce qu'on pressent
Quand on pressent l'entrevoyure
Entre les persiennes du sang
Et que les globules figurent
Une mathématique bleue
Dans cette mer jamais étale
D'où nous remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles
5
Cette rumeur qui vient de là
Sous l'arc copain où je m'aveugle
Ces mains qui me font du flafla
Ces mains ruminantes qui meuglent
Cette rumeur me suit longtemps
Comme un mendiant sous l'anathème
Comme l'ombre qui perd son temps
À dessiner mon théorème
Et sur mon maquillage roux
S'en vient battre comme une porte
Cette rumeur qui va debout
Dans la rue aux musiques mortes
C'est fini la mer c'est fini
Sur la plage le sable bêle
Comme des moutons d'infini
Quand la mer bergère m'appelle


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