- Tiens
M'sieur Claude, vous nous parlez chansons françaises, vous aviez déjà participé
à des chroniques occasionnelles (Noël), mais jamais écrit un billet à l'image
du classique…
- Vous savez
Sonia, de très belles chansons de notre temps sont les "classiques"
de demain, les deux hits de Ferré de ce jour sont de la veine des lieder de
Schubert, Berlioz, Mahler, ou d'autres que l'on écoute toujours un ou deux siècles
plus tard…
- Oui ça se
tient… Des beaux textes, l'un est difficile je trouve, de la musique bien sûr, mais
des tableaux de peintures modernes, par hasard ? Je ne pense pas…
- Tous les
arts cohabitent Sonia, tous me passionnent d'où ces associations avec des beaux
tableaux, pas des croûtes… D'ailleurs Luc Ferry disait il y a peu "Il ne
peut y avoir d'art sans beauté" ; il visait un certain courant artistique très parisianiste, une autre histoire…
Etretat (Claude Monet) |
Léo Ferré aurait
eu cent ans en 2016. Je n'ai pas le
sentiment que les médias (et pas qu'eux) nous ont saturés d'hommage… Pat a
écrit en 2015 un article à propos d'un spectacle auquel il avait assisté au
Dejazet. Je ne reviens donc pas sur la biographie du poète, compositeur de
formation classique, peintre, etc. La vie de cet homme est un roman épique. Ô,
l'homme n'avait pas un caractère facile à l'évidence, ronchon, hypersensible, un
écorché-vif parlant de "pisse-copies" face à Denise Glaser à propos de certains journalistes, tout en essuyant
une larme, je ne sais plus trop pourquoi, ou dans une autre interview… La télé
des années 60… pas de commentaires… J'adore l'anecdote à propos de ce critique
intégriste et fat, pour rester poli, Antoine
Goléa bien connu des mélomanes de ma génération : cette anecdote nous renvoie au Léo
Ferré sortant d'une représentation de Pelleas
et Mélisande de Debussy. (Voir la vidéo avec Denise Glaser.)
Ferré qui rêvait d'interpréter l'"héroïque" de Beethoven
et avait pu la diriger avec un orchestre symphonique, ce qui n'est pas à la
portée des candidats de la nouvelle star (ce n'est pas du dédain, juste de la
lucidité). En un mot, l'auteur-compositeur prenait le relai de ces génies avec
son style.
Commenter comme dans les chroniques sur les ouvrages
orchestraux "classique" n'a pas de sens pour des chansons écrites en
français et illustrer par une musique très fluide, au ton intimiste pour celles
que j'ai retenues. Donc on écoute, un point c'est tout !
- Heu M'sieur
Claude, j'ai écouté la mémoire et la mer… Comment dire ? C'est du charabia ou
je suis idiote ? Pas de phrases, des mots jetés au hasard, pas une pause ;
aidez-moi…
- Ah ! Non,
vous êtes tout sauf idiote. C'est de la poésie moderne, un texte en effet a priori très
hermétique. Je vais essayer de vous aider, mais je ne suis pas un as des
commentaires composés qui martyrisent les bacheliers… De toute façon, c'est une
chanson à écouter de très nombreuses fois avant de partager les bribes de
souvenirs esquissés par Léo Ferré, de visualiser les évocations énigmatiques et les sentiments qui se succèdent.
Léo et Madeleine avant... la déchirure. |
Voyons voir… Il y a bien un vrai intello littéraire
qui s'est penché sur ce poème étrange ? Ah ben oui, chouette, je cite : "Il s’agit d’un
poème d’inspiration surréaliste composé de quatre-vingts hexasyllabes en cinq
strophes qui associent allitérations et assonances, paronomases et anaphores".
😵 Ô la vache ! Pourtant j'étais assidu en cours de français, juré !!! On n'avance guère 😆.
- Waouh Sonia,
on est mal, passez-moi un dico… Donc : hexasyllabes
: un vers de six syllabes… tiens oui, facile ; allitérations : répétitions de syllabes en
figure de style (le célèbre : "Y a pas d'hélice
hélas, c'est là qu'est l'os"
dans la grande vadrouille) ; assonances
: idem avec des voyelles ; paronomases : emploi dans une phrase de mots
homophoniques (Des petits gaillards criards taquinent le briard braillard… - débile, mais c'est de moi 😆, dans la chanson : Cette bave des chevaux ras / Au ras des rocs…) ; anaphores : vers commençant par les mêmes
mots, pour établir une rythmique, (Ces mains répétés deux fois dans la dernière
strophe).
Je résume : Léo Ferré
dans une autre chanson déplorait "La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe
[…]"
(La Préface ! En 1957-1970 – Clic).
Le style rédactionnel dans La mémoire et
la mer s'évade de la doctrine grammaticale officielle, de la phrase de
base : sujet-verbe-complément. Oui, et de fait, surréalisme et impressionnisme s'appliquent
aux mots, comme les touches de couleurs jouent avec les formes et les lumières dans les tableaux post-impressionnistes choisis en
illustration… Léo
Ferré imagine un "solfège verbal"…
Admettons, le texte chante d'après ce solfège "syntaxique" ; OK, mais il chante quoi
?
- Vos
souvenirs Sonia, vous les voulez comment ? Bien rangés dans votre
tête, bien ordonnés, eux aussi structurés sujet-verbe-complément, majuscule et
point final ? 😅 Non bien sûr, vous les vivez extravagants, illogiques,
discontinus, en un mot : un flot d'images prétendues réelles, noircies ou
éclairées par le temps passé, je dirais un… diaporama de visions et de paroles
plus ou moins trahies ou idéalisées. La mémoire et
la mer est la réponse à cette recherche : des expressions
synonymes de moments de bonheur fugaces, oniriques, des gamins au bord de
l'eau, des aventures amoureuses plus tardives… la suite des vers "Quand j'allais
géométrisant / Mon âme au creux de ta blessure / Dans le désordre de ton cul
/ Poissé dans les draps d'aube fine / Je voyais un vitrail de plus"
me semble chargée d'un érotisme brûlant, la traduction sans ambage de ce rejet
violent dès 1957 de l'académisme poétique… Stop, je termine ma copie et la rend au surveillant ! 😶 Je vous laisse maintenant la liberté d'exercer votre imaginaire sur ce poème considéré par certains comme celui de l'une des
plus belles chansons francophones. J'adhère à ce jugement, mais avouons-le : ça se discute… et
ce n'est pas destiné au night-club… Par ailleurs, musicalement, écoutons l'une des plus élégiaques suppliques
en forme de complainte de Léo Ferré.
Quant à Avec le temps,
chanson bouleversante écrite en 1970,
deux ans après la haineuse séparation d'avec Madeleine son épouse depuis 1952, elle est d'une écriture plus
classique, douce-amère et poignante.
J'ai ajouté une interview avec Denise Glaser, un Léo Ferré très pudique. Et la chanson La Préface avec le génial "Les écrivains qui recourent à leurs mains pour savoir si ils ont leur compte de pieds…"
Le premier tableau se nomme Idylle marine de Joaquin Sorolla (1863-1923), peintre catalan très inspiré par les scènes de plages, représentant notamment des enfants jouant en toute liberté, des couples ou encore des groupes d'ami(e)s. Le second s'appelle La séparation, une œuvre d'Edvard Munch, peintre norvégien connu pour Le cri (1863-1944).
1
La marée je l'ai dans le cœur
Qui me
remonte comme un signe
Je meurs de
ma petite sœur
De mon
enfant et de mon cygne
Un bateau
ça dépend comment
On l'arrime
au port de justesse
Il pleure
de mon firmament
Des années-lumière
et j'en laisse
Je suis le
fantôme Jersey
Celui qui
vient les soirs de frime
Te lancer
la brume en baisers
Et te
ramasser dans ses rimes
Comme le
trémail de juillet
Où luisait
le loup solitaire
Celui que
je voyais briller
Aux doigts
du sable de la terre
|
2
Rappelle-toi ce chien de mer
Que nous
libérions sur parole
Et qui
gueule dans le désert
Des goémons
de nécropole
Je suis sûr
que la vie est là
Avec ses
poumons de flanelle
Quand il
pleure de ces temps-là
Le froid
tout gris qui nous appelle
Je me souviens
des soirs là-bas
Et des
sprints gagnés sur l'écume
Cette bave
des chevaux ras
Au ras des
rocs qui se consument
Ô l'ange
des plaisirs perdus
Ô rumeurs
d'une autre habitude
Mes désirs
dès lors ne sont plus
Qu'un
chagrin de ma solitude
|
3
Et le diable des soirs conquis
Avec ses
pâleurs de rescousse
Et le
squale des paradis
Dans le
milieu mouillé de mousse
Reviens
fille verte des fjords
Reviens
violon des violonades
Dans le
port fanfarent les cors
Pour le
retour des camarades
Ô parfum
rare des salants
Dans le
poivre feu des gerçures
Quand
j'allais géométrisant
Mon âme au
creux de ta blessure
Dans le
désordre de ton cul
Poissé dans
les draps d'aube fine
Je voyais
un vitrail de plus
Et toi
fille verte mon spleen
|
4
Les coquillages figurants
Sous les
sunlights cassés liquides
Jouent de
la castagnette tant
Qu'on
dirait l'Espagne livide
Dieu des
granits ayez pitié
De leur
vocation de parure
Quand le
couteau vient s'immiscer
Dans leur
castagnette figure
Et je
voyais ce qu'on pressent
Quand on
pressent l'entrevoyure
Entre les
persiennes du sang
Et que les
globules figurent
Une
mathématique bleue
Dans cette
mer jamais étale
D'où nous
remonte peu à peu
Cette
mémoire des étoiles
|
5
Cette rumeur qui vient de là
Sous l'arc
copain où je m'aveugle
Ces mains
qui me font du flafla
Ces mains
ruminantes qui meuglent
Cette
rumeur me suit longtemps
Comme un
mendiant sous l'anathème
Comme
l'ombre qui perd son temps
À dessiner
mon théorème
Et sur mon
maquillage roux
S'en vient
battre comme une porte
Cette
rumeur qui va debout
Dans la rue
aux musiques mortes
C'est fini
la mer c'est fini
Sur la
plage le sable bêle
Comme des
moutons d'infini
Quand la
mer bergère m'appelle
|
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