samedi 2 novembre 2019

BRAHMS – Trio N°3 (1886) - The Kalichstein-Laredo-Robinson Trio – par Claude Toon



- Et bien dites donc M'sieur Claude, cette semaine vous ne vous êtes pas trop foulé côté étude de l’œuvre… En nombre de mots, on passe du coq à l'âne… Hihihi
- Doucement les basses Sonia ! Oui, après la méga chronique consacrée à la méga 7ème symphonie de Bruckner, voici un papier méga bref ! Enfin, c'est relatif.
- Pourtant sur un trio de Brahms, il doit y avoir beaucoup de choses à dire…
- En fin de carrière, Brahms cherchait la concision, chassait les redites dans une musique très pure… Raison de plus pour ne pas délayer par mes bavardages…
- Ça se tient, il a un nom compliqué ce Trio de musiciens, une réunion d'artistes plutôt qu'un trio constitué ?
- Ô non, constitué depuis 42 ans, cela dit Jaime Laredo est un violoniste et altiste illustre aux USA, l'un des professeurs d'Hilary Hahn. Ajoutons qu'il est un spécialiste de Brahms…

J. Laredo, J. Kalichstein - S. Robinson - Laredo
1886, les deux années précédentes, Brahms a dépassé la cinquantaine et est déjà devenu une légende vivante de la musique germanique. Bien qu'originaire d'Hambourg, le compositeur s'est imposé depuis 1862 dans la capitale musicale de l'Europe, à Vienne. Il est fréquent d'associer Brahms à l'Autriche à côté de la famille régnant à l'époque sur l'univers du divertissement musical BCBG et de bon goût : les Strauss, père et fils. Brahms a terminé son cycle orchestral en beauté avec sa quatrième symphonie créée en 1885 avec un succès immédiat.
Seule ombre au tableau dans cette carrière bien assise, le conflit engagé depuis 1860 entre les admirateurs de Brahms, attachés à la forme néo-classique (pas tant que ça) et les supporters de la révolution lisztienne et wagnérienne (utilisation active du chromatisme, opéra chanté dans la continuité mélodique à l'aide de leitmotiv, etc.). Entre les deux, Anton Bruckner, qui ne fait que déplorer cette compétition ridicule et attristante, d'autant qu'il en fait les frais, ses symphonies (voir samedi dernier) n'étant pratiquement jamais jouées car beaucoup trop ardues, techniquement parlant, pour les instrumentistes de l'époque. Ce grand symphoniste déplore ces rivalités esthétiques, d'autant plus qu'il ne rencontre aucun soutien de la part de l'auteur de Tristan, son mentor hélas très imbu de lui-même, et voit toutes ses tentatives pour "percer" anéanties dans l'œuf par le tristement célèbre critique Eduard Hanslick, ami de Brahms et fanatique du soi-disant classicisme de celui-ci. Deux autres victimes de ce personnage pernicieux : Wagner (qui n'en a cure) et Hugo Wolf, un ami de Mahler, un compositeur hypersensible qui, tout autant vilipendé que Bruckner, déprime jusqu'à la folie et mourra à l'asile en 1899. Pourtant, comme rappelé la semaine passée, Bruckner rencontrera enfin le succès avec sa 7ème symphonie en 1884. Et au début des années 1890, les deux hommes commenceront ensemble le long chemin de la reconnaissance par l'ensemble des mélomanes… Un chemin qui ne se terminera réellement qu'après la seconde guerre mondiale…
Il faut dire que les sottises fonctionnaient dans les deux sens. Pourtant, on entendra Johann von Herbeck*, après la répétition de la seconde symphonie de Bruckner, s’écrier : "Si Brahms était en état d’écrire une symphonie comme celle-là, la salle croulerait d’applaudissements." Stigmatisant ainsi ce problème risible d'influence des critiques qui jugeaient la musique "au faciès".
(*) Un maestro créateur de la symphonie inachevée de Schubert, des Maitres chanteurs de Wagner et même… du Requiem allemand De Brahms !!! Comprend qui pourra…
Dernier point insolite ; Bruckner et Brahms avaient une passion commune : écumer les brasseries de Vienne et abuser largement des chopes de bière. Tu vois Philou, c'est la marque des génies…
- Mais vous pensez que ces deux compositeurs étaient bourrés en permanence ? Quant à M'sieur Philou, on sait tous que c'est une légende urbaine, enfin…
- Bruckner était issu d'une longue lignée de "toqués" Sonia, il souffrait de déprim' et de TOC avec des idées suicidaires… Brahms vivait en vieux bougon solitaire, bedonnant à 50 ans comme un vieillard, barbu et hirsute comme un prophète ; un cancer du foie abrégera ses jours à 63 ans…
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Ces bisbilles n'avaient vraiment aucun sens constructif. Bruckner étant un symphoniste pur et dur (juste un quatuor et un quintette d'intérêt mineur) tandis que Brahms composait en majorité des pièces pour le piano et de palpitantes œuvres de musique de chambre… même si ses concertos et symphonies sont passionnants (Voir index).
Son trio N°1 pour piano et cordes est un modèle du genre, je l'ai même chroniqué deux fois dans des interprétations différentes. Portant le numéro d'opus 8, c'est son premier ouvrage de chambre majeur. Le travail d'un jeune compositeur de 21 ans, très romanesque, d'une durée ambitieuse de 35 minutes et daté de 1854 quoique remanié vers 1890.
Brahms ne va plus composer que de la musique de chambre à partir de 1885, et des monuments de son catalogue. Il atteint par ailleurs un degré de concision qui montre son désir de synthétiser son savoir-faire et de moderniser son langage : son 3ème trio écouté aujourd'hui (le 2ème date de 1880), le quintette à cordes et les sonates, le trio et le quintette pour clarinette. Une exception : le double concerto pour violon et violoncelle, sympa mais pas essentiel.

Été 1886, comme quasiment tous les ans jusqu'à la fin de sa vie, Johannes Brahms séjourne à Thoune (pas Toon) en Suisse, charmante petite ville au bord du lac du même nom. Brahms a toujours été fasciné par les paysages alpins (il composa sa 2ème symphonie au Tyrol). Il y rencontre des amis. Petite digression : Johann Strauss II, l'auteur du Beau Danube bleu, fait partie de ces proches, admirateurs de l'art de Brahms. Il regrette un peu de n'avoir composé, certes avec talent, que des valses, marches et polkas de divertissement sous l'ombre dictatoriale de son père Johann Strauss Père. Il exprime un enthousiasme sans borne pour les symphonies et l'ouverture tragique.
Autre ami, un voisin, le poète Joseph Victor Widmann ; les deux hommes échafauderont un projet commun d'opéra, surement devant du houblon fermenté ; Brahms n'a jamais composé d'opéra, il n'a surement aucune intention réelle de commencer une carrière lyrique.
De sa fenêtre, il peut contempler le lac et les sommets bernois. Un climat serein propice à imaginer un trio méditatif, court, d'une grande simplicité, gai mais non dépourvu de nostalgie. Sa chère Clara est si loin… D'où le choix d'une tonalité dominante : ut mineur, plutôt élégiaque. Quant au classicisme si souvent attribué à Brahms, il en prend un coup tant par les libertés prises par rapport à la rigidité de la forme sonate que par le recours pour le moins original à d'incessants changements de rythmes dans l'andante.
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Jenő Hubay et David Popper
Le trio Kalichstein-Laredo-Robinson réunit trois artistes américains qui poursuivent par ailleurs de belles carrières indépendantes. Ils sont assez peu connus en France. Leur complicité débute en 1977 à l'occasion de la prise de fonction du Président démocrate Jymmy Carter. Ils sont nommés Ensemble de l'année par la presse. Ce trio commande et interprète de nombreuses œuvres de compositeurs contemporains.
Le pianiste Joseph Kalichstein né en 1946 en Israël a bénéficié du soutien de Claudio Arrau pour intégrer la Julliard School. Il se produit sur toutes les scènes yankees, jouant le répertoire concertant le plus large avec les meilleurs orchestres des USA. Il a été enseignant à la Julliard School de 1983 à 1997.
Jaime Laredo, violoniste, altiste et chef d'orchestre est originaire de Bolivie où il a vu le jour en 1941. Il est diplômé du prestigieux Curtis Institute de Philadelphie, établissement dans lequel il deviendra lui-même un pédagogue. La jeune Hilary Hahn très présente dans le blog a suivi ses cours d'interprétation… Il a été aussi un membre fidèle du festival de Marlboro à la grande époque ou officiaient Rudolf Serkin et Pablo Casals. Il tiendra la partie d'alto lors des enregistrements des quatuors pour piano de Brahms par Isaac Stern, en compagnie de Yo-yo Ma et du pianiste Emanuel Ax (voir la discographie à la fin de ce billet).
Sharon Robinson, Mme Jaime Laredo à la ville, est née en 1949. Elle aussi poursuit une carrière outre Atlantique de soliste et de pédagogue. Le trio Kalichstein-Laredo-Robinson est un exemple rare de longévité sans changement d'instrumentiste avec une durée de vie de 42 ans ; et ajoutons-le, auteur d'une belle discographie.
La création du Trio N°3 eut lieu en décembre 1886 avec Jenő Hubay au violon, David Popper au violoncelle et Brahms lui-même au piano.
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Avec l'expérience, Brahms a affiné son langage, chassant les répétitions académiques, donnant tort à ceux qui limitent son apport musical à un crépuscule du classicisme. Les quatre mouvements sont courts, entre 4 et 7 minutes. Les facéties de mesures dans l'andante sont totalement nouvelles…

Lac de Thoune par Ferdinand Hodler (vers 1905)
1 - Allegro energico (à 3/4) : L'introduction volontaire et orageuse se structure sur une suite d'accords puissants f au piano et sf aux cordes. Le premier groupe thématique présente l'originalité d'utiliser généreusement des triolets au violon et au violoncelle, une idée exprimant une joie teintée d'héroïsme. Ce premier groupe thématique est repris vigoureusement,  suivi d'un chassé-croisé entre pizzicati des cordes puis d'une poétique phrase mélodique toujours aux cordes. [0:54] & [1:01]. [1:15] Le second thème à la fois chaleureux et nostalgique est exposé au violoncelle. Il n'y a pas vraiment de reprise, juste une citation du motif secondaire du thème initial. Le développement entraînant et volcanique se déploie largement. [4:38] la réexposition commence directement avec le thème 2 au violoncelle. La coda affirme une gaité dionysiaque.  

2 -  Presto non assai (en ut mineur) : [7:14] Ce petit intermezzo épouse de manière lointaine la forme scherzo usuelle. Il n'est même pas noté comme telle. Le matériau mélodique apporte une grande fraîcheur, un esprit furtif et ludique avec ses motifs feux-follets en pizzicati très présents dans le "trio" central intégré dans une soucieuse continuité émotionnelle de ce bref mouvement. Rarement Brahms nous a enchantés avec une telle économie de notes.

3 -  Andante grazioso (en ut majeur, à 3/4 + 2/4, trio à 9/8 + 6/8, et 9/8) : [10:57] L'andante est une méditation au flot élégamment chaloupé. Une oscillation accentuée par la notation surprenante des mesures : une mesure à trois temps précédant deux mesures à deux temps et ainsi de suite ! [11:34] Violon et violoncelle développent avec tendresse un trio qui n'existait guère dans l'étrange mouvement précédant. L'atmosphère échappe complètement au style classique. Peut-on parler de naturalisme voire d'expressionnisme ? Debussy composera son quatuor seulement sept ans plus tard en 1893, donc la fin du romantisme dominateur est à notre porte en 1886… Une douce ballade au bord du lac de Thoune…

4 – Finale : Allegro molto (en ut mineur, à 6/8) : [15:20] Bien que la tonalité d'ut mineur ne suggère pas l'euphorie, ni le compositeur, ni nos trois instrumentistes ne parviennent dans le final à nous plonger dans une réelle mélancolie. Brahms songe-t-il à la douce lumière d'un soir d'été, les paupières s'alourdissant, ce qui sollicite quelques souvenirs nostalgiques ? Une évasion de la pensée vers l'image de Clara ? Peut-être. Le discours devient plus saccadé avant la coda, l'ivresse musicale chassant quelques idées sombres. [19:31] la coda en ut majeur conclut l'ouvrage sur une note optimiste. (Partition)
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La discographie n'est pas abondante mais de qualité. On retrouve un peu les mêmes interprètes historiques que lors des chroniques autour du Trio N°1. L'enregistrement du Trio Katchen /Suk/ Starker pour DECCA de 1968 est toujours disponible. Un souffle épique et passionné, juste une prise de son un peu terne, une référence (Clic).
Isaac Stern au violon, Leonard Rose au violoncelle et Eugène Istomin au piano ont marqué durablement l'histoire du piano au disque, pour Schubert et Beethoven et pour Brahms. Pour ce dernier, Isaac Stern a gravé l'ensemble des œuvres où le violon à un rôle soliste. Sony a judicieusement réédité ce patrimoine d'origine CBS. On trouve un cycle des trois quatuors avec piano avec Jaime Laredo à l'alto (le monde est petit), Yo-yo Ma au violoncelle et Emanuel Ax au piano. Un coffret de 5 CD pour une quinzaine d'euros. (Sony – 6/6).
Et une fois de plus, une interprétation élégante et virevoltante du Beaux Arts Trios ; on ne change pas une équipe qui gagne (Philips – 6/6).
Pour finir, une curiosité : dans les années 90, le Trio Fontenay réalisa une intégrale des trios bien accueillie par la critique. Aux trois trios officiels, l'ensemble avait ajouté un 4ème trio posthume, une partition découverte et publiée dans les années 1920-30, les musicologues l'ayant attribuée à Brahms. Le musicien sacrifiait nombre de partitions dont il était insatisfait ; bien exigeant à l'écoute😀. Le manuscrit semble devoir être daté d'avant 1865. Le style brahmsien est bien là, sans aucun doute, même si l'œuvre ne retrouve pas le flamboiement de l'opus 8 de 1854. (Apex - 5/6) [Deezer]

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