vendredi 29 novembre 2019

AGUIRRE, LA COLERE DE DIEU de Werner Herzog (1972 -75) par Luc B.


AGUIRRE c’est d’abord un premier plan, un des plus fascinants qui soit. Werner Herzog a posé sa caméra à 3500 mètres d’altitude, proche du Machu Picchu, il filme la montagne péruvienne nimbée de nuages, sur la crête de laquelle marchent en file indienne un millier d'hommes, minuscules, comme une colonie de fourmis. Il n’y a ni horizon, ni repère géographique. Les personnages semblent descendre littéralement à la verticale, perdus dans l’immensité du décor. Le champ s’élargit et la brume laisse apparaitre, comme sortis du néant, les premiers de cordée, soldats espagnols, esclaves, lamas, et une chaise à porteur. Le tout sur les accords électro-stratosphériques du groupe allemand Popol Vuh. Le thème musical sera utilisé avec parcimonie, Herzog privilégiant le silence et les bruits d’animaux.
En 1560, une expédition espagnole commandée par Pedro de Ursua s’enfonce dans la jungle amazonienne à la recherche de l’Eldorado. Après plusieurs mois de marches infructueuses, on décide de scinder le groupe. Ursua et une trentaine d’hommes partent en éclaireurs. Il est accompagné de sa femme Inez de Atienza (très belle Helena Rojo) du prêtre Gaspar de Carvajal, et d’un lieutenant, Don Lope de Aguirre, qui voyage avec sa jeune fille, Florès. Un nouvel obstacle apparait : le fleuve Amazone. Ursua veut rebrousser chemin, mais Aguirre provoque une mutinerie, prend le commandement, fait construire des radeaux pour descendre le fleuve.
Le film pourrait être un cousin pas si éloigné d’APOCALYPSE NOW. Par la quête hallucinée et hallucinante de cette  troupe  descendant le fleuve vers le but ultime de leur vie, autant que par la difficulté du tournage. Herzog n’avait pas les moyens de Coppola, 360 000 dollars et sept semaines de tournages (on rêve !) ni de Roland Joffé pour MISSION, et pourtant le résultat est tout aussi impressionnant. Il y a d’ailleurs un plan assez semblable. A la fin de AGUIRRE on voit un bateau accroché à la cime d’un arbre. Chez Coppola c’était un hélicoptère. Contrainte budgétaire autant que technique, les longs plans des gars pataugeant dans la boue, trainant ce lourd canon symbolisant la puissance des colonisateurs européens, sont recadrés en zoom optique. Pas moyen d’installer des rails de travellings dans cette jungle, pas d’argent pour des plans en hélico. C’est donc au ras du sol, à hauteur de personnages, au plus près, qu’Herzog filme l’aventure.
Car c’est un film d’aventures. Les séquences en radeaux sont impressionnantes, d’autant que rien n’est truqué. Les acteurs, la trouille au ventre, sont réellement lâchés dans les courants, les poignets justes harnachés à des cordes. Sauf Herzog et son cadreur qui devaient être libres de bouger. Deux radeaux parviennent à gagner une rive, le troisième est pris dans un tourbillon, coincé dans les rochers. Un aléa de tournage, non prévu, qu’Herzog incorpore à son scénario. Que faire des hommes, comment les ramener ? Aguirre tranche dans le vif, faisant tirer le canon…  Il en profite pour faire le ménage, tue tous ceux qui s’opposent à lui, mais garde Ursua et sa femme en otage.  
Il lui en faut toujours plus. Aguirre rompt avec le royaume d’Espagne, crée le sien, en faisant monter un noble, Fernando de Guzman, sur un trône de pacotille. Un sacre pathétique, comme le sceptre qu’Aguirre glisse dans la main de Guzman : un simple rouleau de parchemin. Guzman en sanglote, ému de cette divine promotion. Le pantin se prend au jeu. Il se fait servir à manger comme un pacha pendant que les autres crèvent la faim.  Lors d’un simulacre de procès destiné à juger Ursua pour haute trahison, le frère Gaspar de Carvajal - figure morale désignée président du tribunal d’Eldorado – lit la sentence de mort. Pensant pouvoir user de son autorité, Guzman lui fait grâce. Aguirre le foudroie du regard. Guzman ne fera pas long feu…
Aguirre parle peu. Il observe, écoute, et tranche. Au propre comme au figuré. Son autorité n’a d’égal que sa mégalomanie, sa paranoïa. Persuadé qu’il est l’élu, il se méfie de tout le monde. La peur gagne le groupe. Sur le fleuve, le courant faiblit, le radeau n’avance plus, cible parfaite pour les flèches des indiens, planqués sur la rive. Réplique excellente quand on découvre une fléchette plantée dans le cou d’un soldat : « elle est petite cette flèche, elle appartient surement à un nain ». Sur le radeau, il y a un cheval, réellement traumatisé, qui se prend les sabots entre les rondins, provoque un début d’incendie. Aguirre laisse éclater sa colère en giflant l’animal, qui en trébuche. Pas sûr que ce fut dans le scénario. Le plan est incroyable, comme celui, plus tard, où l’empereur ordonne de jeter l’animal à la flotte parce que ses ruades troublent son déjeuner. Pauvre bête… 

Autre plan qui dénote une forme d’improvisation au tournage, celui ou un couple d’indiens accoste le radeau en pirogue. Il faut voir la jeune femme, les seins pendants, regarder droit dans la caméra comme si c’était le diable en personne. L’indien porte un collier en or. Carvajal exulte, exige de savoir où se trouve l’Eldorado, avant de se reprendre et demander : « connais-tu le Christ rédempteur ? » et de lui tendre une bible... Ouf, l’honneur du catholicisme est sauf !
Le film rend véritablement palpable cette folie qui s’empare des hommes aveuglés par les promesses de richesse, de pouvoir. Il faut voir le regard de frère Carvajal quand on lui promet une croix en or incrustée de diamants, englué dans un discours mystique. Aguirre tient là son territoire, son Reich (car cet apprenti dictateur doit parler à l'allemand Herzog) six fois plus grand que l’Espagne, et quiconque s’opposera au destin qu’il s’est tracé périra. L’équipage de plus en plus dépeuplé glisse lentement vers le chaos final, prisonnier d’une Nature sauvage, oppressante, silencieuse, hormis les cris d’oiseaux comme seule bande son. Comme anesthésiés par leurs délires, les hommes ne croient même plus aux flèches qui pourtant les transpercent. On frise le fantastique, comme avec cette tête coupée qui roule, et continue de parler. Les ultimes images d’un Aguirre entouré de cadavres et d’une meute de singes, dérivant sur son radeau, rêvant de reconquête, sont époustouflantes. Et il conclut : « Moi, Aguirre, la Colère de Dieu, j’épouserai ma propre fille et fonderai la dynastie la plus pure ». La pureté de la race... on y revient.
Réplique d’autant plus suffocante qu’Aguirre est interprété par l’acteur Klaus Kinski. Alter égo du cinéaste, dans NOSFERATU, FITZCARRALDO, VOYZECK ou COBRA VERDE. Werner Herzog a même réalisé un documentaire sur ses relations tendues avec l’acteur, ENNEMIS INTIMES (1999). Tout est dans le titre. Ce qu’on sait moins, c’est que Klaus Kinski, abonné aux rôles de maniaques, psychopathes, fous-furieux, d'illuminé, l’était réellement dans la vie. Ingérable sur un tournage - se prenant pour le personnage il adopte la même attitude despotique - il a multiplié les nanars uniquement alléché par les cachets. Mais pire, il a abusé sexuellement sa fille Pola Kinski depuis de sa prime enfance. Son autre fille, Nastassja Kinski a aussi été agressée, mais a réussi à se protéger. Klaus Kinski n’a jamais fait mystère de ses penchants pédophiles, il s’en vantait même dans son autobiographie et ses conversations sur les tournages. Herzog le savait-il au moment où il lui fait prononcer cette réplique ?  
Aussi nauséabonde que soit la vie de ce type, sa présence dans le film est juste stupéfiante. Je ne suis pas certain que Kinski fut un grand comédien, à part chez Herzog, où a-t-il trouvé de grands rôles ? Il n’incarne pas Aguirre, il est Aguirre. Regard halluciné, folie rentrée, mutisme inquiétant et éclat de violence, Herzog le filme comme un fauve tournant dans sa cage, prêt à bouffer la main de quiconque s’approchera de trop près. « Je suis la colère de Dieu, qui d’autre est avec moi ? » lâche Aguirre, tandis qu’un travelling circulaire le cadre sur son radeau prenant l'eau de toutes parts, misérable royaume fait de trois planches de bois.
AGUIRRE tient moins du film d’aventures que de l’expérience visuelle, sensorielle. Werner Herzog, malgré toutes les contraintes logistiques et techniques, parvient dès les premières minutes à rendre son récit passionnant, envoutant.

PS : Je voulais placer le calembour "l'Eldorado de la Méduse" fort à propos, mais j'n'ai pas su où, donc c'est cadeau !  


couleur  -  1h30  -  format 1:1.33

1 commentaire: