AGUIRRE
c’est d’abord un premier plan, un des plus fascinants qui soit. Werner Herzog a
posé sa caméra à 3500 mètres d’altitude, proche du Machu Picchu, il filme la montagne péruvienne nimbée
de nuages, sur la crête de laquelle marchent en file indienne un millier d'hommes, minuscules, comme une colonie de fourmis. Il n’y a ni horizon, ni repère géographique.
Les personnages semblent descendre littéralement à la verticale, perdus dans l’immensité
du décor. Le champ s’élargit et la brume laisse apparaitre, comme sortis du néant, les premiers de
cordée, soldats espagnols, esclaves, lamas, et une chaise à porteur. Le tout
sur les accords électro-stratosphériques du groupe allemand Popol Vuh. Le thème
musical sera utilisé avec parcimonie, Herzog privilégiant le silence et les
bruits d’animaux.
En 1560, une expédition espagnole commandée par Pedro de Ursua s’enfonce
dans la jungle amazonienne à la recherche de l’Eldorado. Après plusieurs mois
de marches infructueuses, on décide de scinder le groupe. Ursua et une
trentaine d’hommes partent en éclaireurs. Il est accompagné de sa femme Inez de
Atienza (très belle Helena Rojo) du prêtre Gaspar de Carvajal, et d’un lieutenant, Don Lope de Aguirre,
qui voyage avec sa jeune fille, Florès. Un nouvel obstacle apparait : le fleuve Amazone. Ursua veut rebrousser chemin, mais Aguirre provoque une mutinerie, prend le commandement, fait construire des
radeaux pour descendre le fleuve.
Le
film pourrait être un cousin pas si éloigné d’APOCALYPSE NOW. Par la quête
hallucinée et hallucinante de cette troupe descendant le fleuve vers le
but ultime de leur vie, autant que par la difficulté du tournage. Herzog n’avait
pas les moyens de Coppola, 360 000 dollars et sept semaines de tournages (on rêve !) ni de Roland Joffé pour MISSION, et pourtant le
résultat est tout aussi impressionnant. Il y a d’ailleurs un plan assez
semblable. A la fin de AGUIRRE on voit un bateau accroché à la cime d’un
arbre. Chez Coppola c’était un hélicoptère. Contrainte budgétaire autant que
technique, les longs plans des gars pataugeant dans la boue, trainant ce lourd
canon symbolisant la puissance des colonisateurs européens, sont recadrés en
zoom optique. Pas moyen d’installer des rails de travellings dans cette jungle,
pas d’argent pour des plans en hélico. C’est donc au ras du sol, à hauteur de personnages,
au plus près, qu’Herzog filme l’aventure.
Car
c’est un film d’aventures. Les séquences en radeaux sont impressionnantes, d’autant
que rien n’est truqué. Les acteurs, la trouille au ventre, sont réellement lâchés dans les courants, les poignets justes harnachés à
des cordes. Sauf Herzog et son cadreur qui devaient être libres de bouger. Deux radeaux parviennent à gagner une rive, le troisième
est pris dans un tourbillon, coincé dans les rochers. Un aléa de tournage, non
prévu, qu’Herzog incorpore à son scénario. Que faire des hommes, comment les
ramener ? Aguirre tranche dans le vif, faisant tirer le canon… Il en profite pour faire le ménage, tue tous
ceux qui s’opposent à lui, mais garde Ursua et sa femme en otage.
Il
lui en faut toujours plus. Aguirre rompt avec le royaume d’Espagne, crée le
sien, en faisant monter un noble, Fernando de Guzman, sur un trône de
pacotille. Un sacre pathétique, comme le sceptre qu’Aguirre glisse dans la main
de Guzman : un simple rouleau de parchemin. Guzman en sanglote, ému de
cette divine promotion. Le pantin se prend au jeu. Il se fait servir à manger
comme un pacha pendant que les autres crèvent la faim. Lors d’un simulacre de procès destiné à juger
Ursua pour haute trahison, le frère Gaspar de Carvajal - figure morale désignée
président du tribunal d’Eldorado – lit la sentence de mort. Pensant pouvoir
user de son autorité, Guzman lui fait grâce. Aguirre le foudroie du regard.
Guzman ne fera pas long feu…
Aguirre
parle peu. Il observe, écoute, et tranche. Au propre comme au figuré. Son
autorité n’a d’égal que sa mégalomanie, sa paranoïa. Persuadé qu’il est l’élu,
il se méfie de tout le monde. La peur gagne le groupe. Sur le fleuve, le courant
faiblit, le radeau n’avance plus, cible parfaite pour les flèches des indiens,
planqués sur la rive. Réplique excellente quand on découvre une fléchette
plantée dans le cou d’un soldat : « elle est petite cette flèche,
elle appartient surement à un nain ». Sur le radeau, il y a un cheval, réellement
traumatisé, qui se prend les sabots entre les rondins, provoque un début d’incendie.
Aguirre laisse éclater sa colère en giflant l’animal, qui en trébuche. Pas sûr
que ce fut dans le scénario. Le plan est incroyable, comme celui, plus tard, où
l’empereur ordonne de jeter l’animal à la flotte parce que ses ruades troublent
son déjeuner. Pauvre bête…
Autre plan qui dénote une forme d’improvisation au tournage, celui ou un couple d’indiens accoste le radeau en pirogue. Il faut voir la jeune femme, les seins pendants, regarder droit dans la caméra comme si c’était le diable en personne. L’indien porte un collier en or. Carvajal exulte, exige de savoir où se trouve l’Eldorado, avant de se reprendre et demander : « connais-tu le Christ rédempteur ? » et de lui tendre une bible... Ouf, l’honneur du catholicisme est sauf !
Autre plan qui dénote une forme d’improvisation au tournage, celui ou un couple d’indiens accoste le radeau en pirogue. Il faut voir la jeune femme, les seins pendants, regarder droit dans la caméra comme si c’était le diable en personne. L’indien porte un collier en or. Carvajal exulte, exige de savoir où se trouve l’Eldorado, avant de se reprendre et demander : « connais-tu le Christ rédempteur ? » et de lui tendre une bible... Ouf, l’honneur du catholicisme est sauf !
Le
film rend véritablement palpable cette folie qui s’empare des hommes aveuglés
par les promesses de richesse, de pouvoir. Il faut voir le regard de frère Carvajal
quand on lui promet une croix en or incrustée de diamants, englué dans
un discours mystique. Aguirre tient là son territoire, son Reich (car cet apprenti dictateur doit parler à l'allemand Herzog) six fois plus grand que
l’Espagne, et quiconque s’opposera au destin qu’il s’est tracé périra. L’équipage
de plus en plus dépeuplé glisse lentement vers le chaos final, prisonnier d’une
Nature sauvage, oppressante, silencieuse, hormis les cris d’oiseaux comme seule
bande son. Comme anesthésiés par leurs délires, les hommes ne croient même plus
aux flèches qui pourtant les transpercent. On frise le fantastique, comme avec cette tête coupée qui roule, et continue de parler. Les ultimes images d’un Aguirre
entouré de cadavres et d’une meute de singes, dérivant sur son radeau, rêvant de
reconquête, sont époustouflantes. Et il conclut : « Moi, Aguirre, la
Colère de Dieu, j’épouserai ma propre fille et fonderai la dynastie la plus
pure ». La pureté de la race... on y revient.
Réplique
d’autant plus suffocante qu’Aguirre est interprété par l’acteur Klaus Kinski.
Alter égo du cinéaste, dans NOSFERATU, FITZCARRALDO, VOYZECK ou COBRA VERDE. Werner
Herzog a même réalisé un documentaire sur ses relations tendues avec l’acteur,
ENNEMIS INTIMES (1999). Tout est dans le titre. Ce qu’on sait moins, c’est que
Klaus Kinski, abonné aux rôles de maniaques, psychopathes, fous-furieux, d'illuminé, l’était
réellement dans la vie. Ingérable sur un tournage - se prenant pour le personnage il adopte la même attitude despotique - il a multiplié les nanars
uniquement alléché par les cachets. Mais pire, il a abusé sexuellement sa fille Pola
Kinski depuis de sa prime enfance. Son autre fille, Nastassja Kinski a aussi
été agressée, mais a réussi à se protéger. Klaus Kinski n’a jamais fait mystère
de ses penchants pédophiles, il s’en vantait même dans son autobiographie et
ses conversations sur les tournages. Herzog le savait-il au moment où il lui
fait prononcer cette réplique ?
Aussi
nauséabonde que soit la vie de ce type, sa présence dans le film est juste
stupéfiante. Je ne suis pas certain que Kinski fut un grand comédien, à part chez
Herzog, où a-t-il trouvé de grands rôles ? Il n’incarne pas Aguirre, il
est Aguirre. Regard halluciné, folie rentrée, mutisme inquiétant et éclat de
violence, Herzog le filme comme un fauve tournant dans sa cage, prêt à bouffer
la main de quiconque s’approchera de trop près. « Je suis la colère de Dieu,
qui d’autre est avec moi ? » lâche Aguirre, tandis qu’un travelling
circulaire le cadre sur son radeau prenant l'eau de toutes parts, misérable royaume fait de trois planches de
bois.
AGUIRRE
tient moins du film d’aventures que de l’expérience visuelle, sensorielle. Werner
Herzog, malgré toutes les contraintes logistiques et techniques, parvient dès les premières minutes à rendre son récit passionnant, envoutant.
PS : Je voulais placer le calembour "l'Eldorado de la Méduse" fort à propos, mais j'n'ai pas su où, donc c'est cadeau !
PS : Je voulais placer le calembour "l'Eldorado de la Méduse" fort à propos, mais j'n'ai pas su où, donc c'est cadeau !
couleur - 1h30 - format 1:1.33
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