samedi 6 juillet 2019

BRAHMS – Trio pour clarinette (1891) – Emanuel AX, Yo-Yo MA, Richard STOLTZMAN (1995) – par Claude Toon




- C'est tendre cette musique où domine une clarinette M'sieur Claude, c'est d'un compositeur connu ? Un spécialiste de l'instrument ? Weber ? Non, pas le genre…
- Non pas le genre Sonia, bien vu. Il s'agit du trio de Brahms, l'une des quatre œuvres pour clarinette écrites à la fin de sa vie…
- Un peu de douceur dans un monde de brutes… Je ne connais aucun de ces artistes, seul le nom de Yo-Yo Ma me dit quelque chose…
- Le pianiste Emanuel Ax et le violoncelliste plus médiatique Yo-Yo Ma ont enregistré la quasi-totalité de la musique de chambre de Brahms, Richard Stoltzman les a rejoints.
- Beethoven et Mozart en prime, on le trouve facilement ce disque ?
- Pas vraiment, surtout en France, mais oui sur le marché de l'occasion… Je proposerai comme toujours quelques alternatives, ce trio n'est pas une œuvre confidentielle.

Richard Mühlfeld (1856-1907)
Si la clarinette fut inventée en 1690, ce n'est qu'au cours du XVIIIème siècle que l'instrument prendra sa forme définitive par perfectionnements successifs. Sa tessiture atteindra ainsi 3 octaves et une sixte soit 45 notes (2 octaves et demie pour le hautbois). Elle intègre la petite harmonie dans l'orchestre symphonique grâce à Mozart et à Haydn et aussi, dès 1740, au tchèque Johann Stamitz. Ce compositeur écrit le premier concerto pour la clarinette. Mais c'est Mozart qui dès 1771 met à l'honneur l'instrument dans ses œuvres. D'abord en 1786 le trio K 498. 1789, l'année du premier grand chef-d'œuvre, le quintette K 588, un quintette qui précède le concerto K 622 de 1791, sans doute l'ouvrage le plus célèbre du répertoire pour clarinette de Mozart (Clic). Pour se concentrer sur les compositeurs majeurs, Carl-Maria von Weber donne définitivement ses lettres de noblesses à l'instrument dans diverses œuvres concertantes populaires (Clic).
Si la clarinette a enfin intégré l'orchestre et fait jeu égal avec les hautbois, les flûtes et les bassons, la musique de chambre lui donne également un rôle majeur mais moindre que celui du violon ou du violoncelle, sans parler du piano. Des centaines de quatuors ou de sonates face à des œuvres variées mais isolées où la clarinette n'a pas forcément le premier rôle : quintette pour vents et septuor de Beethoven, l'octuor de Schubert pour citer les plus belles.
Dans les dernières années de sa vie, Johannes Brahms, prêt à abandonner la plume mais pourtant toujours avide de nouveauté, se passionne pour l'instrument en compagnie du virtuose incontesté du XIXème siècle, Richard Mühlfeld. Quatre œuvres d'importance verront le jour : deux Sonates pour clarinette et piano réunies dans l'opus 120, le trio opus 114 de 1892 avec violoncelle et sujet du jour et le très élégiaque quintette opus 115 (Clic). Brahms recourt à la clarinette en la, la plus utilisée dans un groupe instrumental qui compte une douzaine de modèles.
Élégiaque, le mot est dit à propos de la sonorité nostalgique naturelle de l'instrument. L'orchestrateur révolutionnaire que fut Berlioz écrivit "La clarinette est peu propre à l’idylle, c’est un instrument épique, comme les cors, les trompettes et les trombones." Or, élégiaque et épique sont deux adjectifs souvent rencontrés dans les commentaires sur la musique de Brahms, surtout dans les compositions brèves et quasi expérimentales qui jalonnent les dernières années de travail du musicien. La clarinette et Brahms étaient faits pour se rencontrer.
En 1890, Brahms est fatigué, il décide que son quintette à cordes opus 111 (clic) sera sa dernière contribution à la musique. Il range son papier réglé… Il ne faut jamais dire jamais… Il lui reste 7 ans à vivre et ne souffre pas encore d'une grave maladie qui ternira ses dernières années. La rencontre avec Richard Mühlfeld change la donne. J'ai déjà énuméré les œuvres issues de cette collaboration. Le trio pour violoncelle, clarinette et piano est une association difficile à maîtriser, violoncelle et clarinette ayant l'un et l'autre un timbre mélancolique. Ce n'est pas une première mais seul le trio de Beethoven est resté dans les annales.
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Richard Stoltzman
De par son instrumentation, ce trio ne s'adresse pas aux trios établis et réunissant un pianiste, un violoniste et un violoncelliste. La discographie n'est pas pléthorique car nécessitant la collaboration d'artistes pour l'occasion. Quant au répertoire le plus passionnant, il figure intégralement sur ce CD !
Le pianiste Emanuel Ax originaire de Galicie (en Ukraine mais anciennement en Autriche) est un spécialiste de Brahms. Âgé depuis peu de 70 ans, Il a gravé avec Isaac Stern et Yo-yo Ma les trois quatuors avec piano (avec Jaime Laredo à l'alto) et également, toujours avec Yo-yo Ma, les sonates pour violoncelle. Il a souvent interprété les deux concertos sur toutes les scènes de la planète. Notre disque consacré à des trios pour clarinette et violoncelle a obtenu un Grammy Award. Sa carrière se déroule surtout aux USA.
Le toujours souriant et médiatique violoncelliste américain d'origine chinoise Yo-yo Ma est bien connu du grand public car il n'hésite pas à s'évader de l'univers de la musique classique pour le Jazz, la musique de films, et d'autres domaines…  
Né dans le Nebraska en 1942, Richard Stoltzman fait partie de la génération de virtuoses américains aussi à l'aise pour interpréter le répertoire classique que pour participer à des festivals de Jazz. On lui doit un enregistrement en 1983 des sonates de Brahms avec un discret mais génial pianiste classique également américain, Richard Goode.
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Brahms compose son trio en été 1891. La création aura lieu Meiningen le 24 novembre et à Berlin le 12 décembre de la même année. Richard Mühlfeld est à la clarinette comme il se doit, le violoncelliste Robert Hausmann lui donne la réplique et Brahms lui-même est au piano. À noter que le trio peut être joué ad libitum par un alto en lieu et place de la clarinette ce qui est aussi le cas pour les sonates.

Yo-yo Ma et Emanuel Ax
1 - Allegro alla breve (la mineur) : Brahms avait intrigué pour ne pas dire irrité certains fâcheux en laissant le violoncelle énoncer le thème principal de l'andante du 2ème concerto pour piano dix ans plus tôt. En regard des échanges avec Richard Mühlfeld on était en droit d'attendre que la clarinette bénéficie du privilège de débuter le trio. Eh bien non, le violoncelle propose en solo le premier thème : une longue phrase sinueuse où se mêlent affliction et nostalgie, thème mélancolique si cher au compositeur. (La tristesse liée à l'idylle platonique éternellement inaboutie avec Clara, veuve Schumann, plane-t-elle encore dans son esprit ?). Sur des accords de piano, la clarinette répond avec sensualité sur un très long crescendo et decrescendo couvrant la quasi-totalité de sa tessiture. Une envolée vers un aigu révolté puis une descente vers un extrême grave douloureux. Aucune compétition entre les pupitres, mais un dialogue à trois qui ne suit guère une quelconque forme sonate. Nombre de sentiments traversent cet allegro à l'architecture très libre. Brahms tente-t-il d'exprimer cette résignation face à une vie de succès qui s'achève, mais une vie tout compte fait de solitude.
L'originalité du discours tient dans les incessants changements dans le développement de la polyphonie : le jeu du violoncelle et de la clarinette qui chantent à l'unisson [0:54] ou, à l'opposé, une lutte aimable dans le passage où les deux instruments se renvoient des arpèges aux accents virils comme des balles à Wimbledon [3:00]. Brahms entrelace tumulte, passion et poésie, se livrant à un jeu d'ambiguïté émotionnelle qui nous interpelle de mesure en mesure… [7:25] Quelques notes au piano reflètent les thèmes initiaux pour conclure l'allegro tendrement par un délicat et espiègle chassé-croisé d'arpèges joué en duo piano et en toute intimité par la clarinette et le violoncelle…

Brahms en 1890
2 - Adagio (ré majeur) : [V2-0:00] Un sentiment de paix intérieure domine l'introduction de l'adagio. La clarinette entonne une douce mélopée. Secrètement, violoncelle et piano interviennent pp tissant une lumière nocturne. [V2-0:41] Un second thème méditatif au violoncelle prolonge cette ambiance crépusculaire, ce temps si propice aux songes et où l'esprit se relâche. [V2-2:15] Le piano, discret jusqu'alors, développe une mélodie plus allante, un passage presque débonnaire où le clavier sera rejoint par ses deux compagnons. De nouveau, Brahms libère la forme, nous fait entendre ce qui s'apparente habilement à une improvisation à partir d'éléments faisant écho à la thématique de l'allegro. Il n'y a aucune reprise au sens strict dans la composition ou de velléité de rabâcher un motif estimé marquant, et pourtant il y en a : pizzicati virils [V2-3:21], complainte dans l'extrême aigu ou l'extrême grave de la clarinette ; un souci de dévoiler les possibilités techniques et sonores de l'instrument, notamment la virtuosité de Mühlfeld, mais pas comme une fin en soi… [V2-4:27] le développement repose sur le principe du dialogue aimable et rêveur. Très logiquement, l'andante s'éteint dans une sérénité définitivement retrouvée, un détachement des tourments terrestres.

3 - Andantino grazioso (la majeur) : [V3-0:00] On attend un scherzo, un mouvement souvent rapide. Décidément Brahms veut maintenir l'esprit paisible et poétique en cours. Donc un intermezzo, là encore de forme peu académique. Un andantino à trois temps. Trois temps, le rythme d'une valse lente. La clarinette intervient en premier soutenue par de légers accords de violoncelle et de piano. Nous quittons cependant la nostalgie des grands mouvements initiaux pour les délices estivaux. [V3-2:36] Est-ce un trio caché ? Tout au plus une section où le discours devient distrayant et rythmé, plus mouvementé. Mais toujours pas d'envolée trépidante, une douce coda à l'identique de celles terminant l'allegro et l'adagio.

4 - Finale - Allegro (la mineur) : [V4-0:00] Le final est un mouvement très court. Brahms en fin de carrière raccourcissait de plus en plus ses œuvres. Il revient au la mineur, une tonalité assez sombre a priori, car la verve n'est pas pour autant absente. Bien que noté allegro, les musiciens ne précipitent rien, conservant un style pudique dans la première partie. Le violoncelle, comme dans l'allegro introduit le thème conducteur. La seconde partie du finale lâche enfin la bride aux protagonistes pour exalter la joie de vivre enfin retrouvée. La partie de clarinette se révèle ardue par des sauts de hauteur de notes vertigineux. (Partition)
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Le disque écouté ce jour étant difficile à trouver, voici quelques suggestions sélectionnées dans ma discothèque personnelle, il existe surement d'autres choix.
Un double album réalisé par le légendaire Beaux arts Trio est toujours disponible et comporte tous les trios de Brahms dans une interprétation de rêve. Bien entendu les trois pour piano et cordes mais aussi celui pour clarinette et celui pour cor. (DECCA origine Philips – 6/6 pour l'ensemble).
Toujours au catalogue, une anthologie DG presque complète de la musique de chambre du maître par le quatuor Amadeus et des comparses. En complément une assez belle version, quoique un peu raide, du trio opus 114 avec Christoph Eschenbach au piano, Karl Leister à la clarinette et Georg Donderer au violoncelle. (DG - 4/6 pour l'opus 114). Idéal pour une première approche du corpus brahmsien.  
Une production Erato un peu ancienne nous proposait une distribution purement française : Michel Dalberto au piano, Frédéric Lodéon au violoncelle et Michel Portal à la clarinette. Une réussite à rééditer (Erato – 5/6).

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