lundi 10 juin 2019

PAIN ET CHOCOLAT de Franco Brusati (1974) – par Claude Toon




Comme le disait un jour notre ami Vincent le Chaméléon, on ne peut pas toujours répéter "dans le temps c'était mieux"*, mais je regrette quand même cette époque bénie des années 50-70, l'âge d'or de la comédie italienne à dimension sociale. Le tragique du néoréalisme des années 40-50 avec ses chefs-d'œuvre emblématiques comme Le voleur de bicyclette de Vittorio de Sica ou la Strada de Fellini va faire place à un cinéma plus satirique, jusqu’à l'absurde cruel dans Affreux, sales et méchants dont je vous parlerai un de ces quatre, un bijou de férocité avec de nouveau Nino Manfredi.
À noter que De Sica ou Fellini avait déjà anticipé un virage tragicomique dans les années d'après-guerre, l'un avec Miracle à Milan et l'autre avec Les Nuits de Cabiria tourné quatre ans après la Strada, un film loufoque où Giulietta Masina troquait la bouille simplette de Gelsomina pour la gouaille haute en couleurs d'une péripatéticienne blackboulée par la vie mais éternellement optimiste. Bordel ! On les ressort quand en V.O. sur DVD toutes ces merveilles ? Vittorio de Sica semble plus avantagé par les labels et coup de chance, le film culte chez nos voisins transalpins et chroniqué ce jour est disponible dans une belle réédition.
(*) Vincent avait réagi avec drôlerie à propos de Monstres Invisibles, un film de SF totalement surréaliste de 1958, l'archétype du nanar fauché où des cervelles géantes en celluloïd s'attaquaient aux humains !!! (Clic)
Sorti en 1974, Pain et Chocolat est une satire terriblement actuelle et acerbe de la vie de migrants italiens ou autres qui tentent leur chance dans des pays étiquetés eldorados économiques. Si Nino Manfredi déjà célèbre incarne le rôle principal de Nino Garofalo, un quadra italien en quête du bonheur dans la Suisse alémanique proprette et farouchement xénophobe, le réalisateur Franco Brusati est moins connu, car ce dramaturge plutôt scénariste n'a tourné personnellement que neuf films. C'est maigre, mais parmi ses scénarios on compte Le Jardin des Finzi-Contini  tourné par Vittorio de Sica en 1970 et montrant la destinée tragique d'une famille de juifs italiens pendant les heures noires du fascisme… Un chef-d'œuvre de plus…

Dénonciation de l'exploitation des "déclassés" émigrés, Pain et Chocolat repose sur une suite de scénettes qui se veulent drolatiques, souvent héritées du style burlesque de Chaplin dans le Kid ou les temps modernes. Oui drolatiques, mais teintées d'amertume voire d'effroi, notamment dans la scène culte où Nino trouve asile dans un poulailler ou d'autres malheureux clandestins* ont régressé au stade de gallinacés mutants, des néanderthaliens de la plume et des caquètements, je vais y revenir.
(*) Plus de quarante après, ce mot est synonyme de désespoir, de mort, et acquiert des relents de nationalisme fascisant.
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Le film commence par un long plan séquence dans un parc public à l'entretien impeccable. Une famille de notables est prise en photo, des cavaliers passent, on pique-nique sur des nappes en coton brodé ; ô pas des sandwichs, des festins. Un quatuor massacre Haydn. Nino Garofalo se régale les yeux et s'assoit pour savourer son casse-croûte au chocolat (un goûter traditionnel italien). Le pain croustille et le chocolat craque sous la dent. Le quatuor s'arrête suite à ce bruit importun… Nino porte l'estampille "étranger toléré" par nature. Toléré mais pas plus. Les italiens aiment les enfants. Nino échange quelques passes avec un garçonnet qui envoie le ballon dans les fourrés. Nino retrouve le ballon… à côté du cadavre sanguinolent d'une fillette. Et oui, dans ce parc idyllique et BCBG, on trouve aussi des serials killer aux yeux exorbités. Dans cette Suisse guindée, le mal rôde comme partout.
Nino et Elena
Nino donne l'alerte et témoigne devant un policier plus pointilleux sur sa présence comme saisonnier que comme psychopathe potentiel (Nino ignore que l'assassin a déjà été arrêté). Nino connaît la fragilité de sa situation, il est en concurrence comme serveur dans un restaurant avec un turc, il y aura un seul élu en fin de période d'essai. Stressé après cet interrogatoire et par le crime, il pisse contre un parapet face à la rivière. Un crime dans ce royaume de la bienséance et de la propreté constitutionnelle. Un envie pressante qui le plongera à retardement dans l'enfer des déracinés.
Une seconde séquence nous transporte au restaurant chic ou travaille Nino. Le cinéaste enchaîne les gags comme au temps du burlesque américain. Tous les stratagèmes sont bons pour assurer tant bien que mal un service impeccable sans réelle formation hôtelière. Nino et le turc rivalisent de vacheries pour discréditer l'adversaire sous le contrôle sans concession d'un maître d'hôtel sadique. Franco Brusati l'amuseur réserve ses cartouches militantes pour plus tard. Ce passage nous plonge dans la comédie italienne la plus pittoresque et bon enfant, celle du Pigeon de Mario Monicelli.
On ne rit pas longtemps. Le "pipi" sur la voie publique le rejoint. Le commissaire se déplace au restaurant en personne. Après une telle obscénité helvétique, le destin bascule ; le turc obtient le job.

Pour Nino l'errance comme clandestin commence. Impossible pour lui de retourner en Italie, trop humilié d'être victime d'une expulsion pour un acte aussi insignifiant. On apprendra que Nino a un fils et une famille qui espéraient le rejoindre. Les péripéties d'un monde de plus en plus grotesque vont se succéder. Voici quelques musts : un milliardaire italien escroc, ruiné, dépressif et suicidaire, un groupe de travailleurs italiens farfelus qui organisent des soirées cabaret par nostalgie du pays. (Le chanteur, un jeune gars un peu éphèbe travesti en meneuse de revue pour l'occasion fondra en larmes à la fin de son show, écœuré de sa condition, privé d'une femme, d'un avenir…).
Et puis il y aura le clou de la déchéance pour tous ces expatriés. Dans un abattoir à poulets survit une poignée de ceux qui furent des humains. Ils marchent pliés en deux car le plafond est bas, sont couverts de plumes et d'excréments, organisent des concours déments de caquètements… Un seul dérivatif, contempler un groupe de jeune "aryens", blonds, beaux et nus dans l'étang de proximité. Un plan sur fond musical élégiaque emprunté à Bizet (adagio de la symphonie en Ut). Une gifle ! On pense à Leni Riefensthal et au triomphe de la volonté, mais avec une intention inversée, des images dignes d'un magazine de charme qui fustigent la "race" des seigneurs. Franco Brusati va jusqu'au bout de sa pensée : les italiens ont été déshumanisés par les suisses ou d'autres. Un conflit toujours vivant quand nous croisons des roumains qui vivent de rapine dans le métro parisien.

Au milieu de ce zoo humain, une lumière : la jeune femme grecque, Elena (Anna Karina) voisine de Nino (et qui a fui le régime des colonels), sympathise avec Nino. Elle cache son fils Grigory dépourvu de carte de séjour et qui joue Mozart au piano, divinement, lui. Elle attend elle aussi des jours meilleurs. Elle les aura et Nino perdra une complice, elle en est triste pour lui. Le film oscille sans cesse entre chagrin et bouffonnerie.
Porté par un humour grinçant, Pain et Chocolat reste l'un des pamphlets les plus grinçants du cinéma de cette époque contre l'égoïsme des nantis en général, des exploiteurs de main d'œuvre étrangère (la liste serait sans fin) et de la Suisse, vue ici comme la putain de la finance mondiale. L'un des plus beaux rôles de Nino Manfredi tour à tour farceur, provocateur et généreux mais conscient qu'il n'y a sans doute pas d'issue à sa condition de martyr social. Pathétique Nino qui planque son maigre pécule au fond de son pantalon ; pas pratique pour le récupérer… Quant à repartir pour sa terre natale, il prendra souvent un train… pour en redescendre aussitôt…
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Il n'existe pas de bande-annonce officielle pouvant être partagée. Un You tubeur en a créé une en français. Merci à lui, et pour compléter : la scène fantasmagorique dans le poulailler humain. Le paroxysme de l'humour noir dont le cinéma italien a perdu le secret :

Durée : 111 minutes



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