Comme le disait un jour notre ami Vincent le
Chaméléon, on ne peut pas toujours répéter "dans
le temps c'était mieux"*, mais je regrette quand même cette
époque bénie des années 50-70, l'âge d'or de la comédie italienne à dimension
sociale. Le tragique du néoréalisme des années 40-50 avec ses chefs-d'œuvre emblématiques
comme Le
voleur de bicyclette de Vittorio
de Sica ou la
Strada de Fellini va faire place à un cinéma plus satirique, jusqu’à l'absurde cruel dans Affreux, sales
et méchants dont je vous parlerai un de ces quatre, un bijou de
férocité avec de nouveau Nino Manfredi.
À noter que De
Sica ou Fellini avait déjà anticipé
un virage tragicomique dans les années d'après-guerre, l'un avec Miracle à Milan
et l'autre avec Les
Nuits de Cabiria tourné quatre ans après la Strada, un film
loufoque où Giulietta Masina troquait la
bouille simplette de Gelsomina pour la gouaille haute en couleurs
d'une péripatéticienne blackboulée par la vie mais éternellement optimiste. Bordel
! On les ressort quand en V.O. sur DVD toutes ces merveilles ? Vittorio de Sica semble plus avantagé
par les labels et coup de chance, le film culte chez nos voisins transalpins et
chroniqué ce jour est disponible dans une belle réédition.
(*) Vincent avait réagi
avec drôlerie à propos de Monstres
Invisibles, un film de SF totalement surréaliste de 1958,
l'archétype du nanar fauché où des cervelles géantes en celluloïd s'attaquaient
aux humains !!! (Clic)
Sorti en 1974,
Pain et
Chocolat est une satire terriblement actuelle et acerbe de la
vie de migrants italiens ou autres qui tentent leur chance dans des pays
étiquetés eldorados économiques. Si Nino Manfredi
déjà célèbre incarne le rôle principal de Nino Garofalo, un quadra italien en quête du bonheur
dans la Suisse alémanique proprette et farouchement xénophobe, le réalisateur Franco Brusati est moins connu, car ce
dramaturge plutôt scénariste n'a tourné personnellement que neuf films. C'est
maigre, mais parmi ses scénarios on compte Le Jardin des Finzi-Contini tourné par Vittorio de Sica en 1970
et montrant la destinée tragique d'une famille de juifs italiens pendant les
heures noires du fascisme… Un chef-d'œuvre de plus…
Dénonciation de l'exploitation des "déclassés"
émigrés, Pain et Chocolat repose sur
une suite de scénettes qui se veulent drolatiques, souvent héritées du style
burlesque de Chaplin dans le Kid ou
les temps
modernes. Oui drolatiques, mais teintées d'amertume voire d'effroi,
notamment dans la scène culte où Nino trouve asile dans un poulailler ou
d'autres malheureux clandestins* ont régressé au stade de gallinacés mutants,
des néanderthaliens de la plume et des caquètements, je vais y revenir.
(*) Plus de quarante après,
ce mot est synonyme de désespoir, de mort, et acquiert des relents de nationalisme
fascisant.
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Le film commence par un long plan séquence dans un
parc public à l'entretien impeccable. Une famille de notables est prise en
photo, des cavaliers passent, on pique-nique sur des nappes en coton brodé ; ô
pas des sandwichs, des festins. Un quatuor massacre Haydn. Nino Garofalo se régale les yeux
et s'assoit pour savourer son casse-croûte au chocolat (un goûter traditionnel
italien). Le pain croustille et le chocolat craque sous la dent. Le quatuor s'arrête
suite à ce bruit importun… Nino porte l'estampille "étranger toléré"
par nature. Toléré mais pas plus. Les italiens aiment les enfants. Nino échange
quelques passes avec un garçonnet qui envoie le ballon dans les fourrés. Nino retrouve
le ballon… à côté du cadavre sanguinolent d'une fillette. Et oui, dans ce parc idyllique
et BCBG, on trouve aussi des serials killer aux yeux exorbités. Dans cette Suisse
guindée, le mal rôde comme partout.
Nino et Elena |
Une seconde séquence nous transporte au restaurant
chic ou travaille Nino. Le cinéaste enchaîne les gags comme au temps du
burlesque américain. Tous les stratagèmes sont bons pour assurer tant bien que
mal un service impeccable sans réelle formation hôtelière. Nino et le turc rivalisent de vacheries pour
discréditer l'adversaire sous le contrôle sans concession d'un maître d'hôtel
sadique. Franco Brusati l'amuseur réserve
ses cartouches militantes pour plus tard. Ce passage nous plonge dans la
comédie italienne la plus pittoresque et bon enfant, celle du Pigeon
de Mario Monicelli.
On ne rit pas longtemps. Le "pipi" sur la
voie publique le rejoint. Le commissaire se déplace au restaurant en personne. Après
une telle obscénité helvétique, le destin bascule ; le turc obtient le job.
Pour Nino l'errance comme clandestin commence.
Impossible pour lui de retourner en Italie, trop humilié d'être victime d'une
expulsion pour un acte aussi insignifiant. On apprendra que Nino
a un fils et une famille qui espéraient le rejoindre. Les péripéties d'un monde
de plus en plus grotesque vont se succéder. Voici quelques musts : un
milliardaire italien escroc, ruiné, dépressif et suicidaire, un groupe de
travailleurs italiens farfelus qui organisent des soirées cabaret par nostalgie
du pays. (Le chanteur, un jeune gars un peu éphèbe travesti en meneuse de revue
pour l'occasion fondra en larmes à la fin de son show, écœuré de sa condition, privé
d'une femme, d'un avenir…).
Et puis il y aura le clou de la déchéance pour tous ces expatriés. Dans un abattoir à poulets survit une poignée de ceux qui furent
des humains. Ils marchent pliés en deux car le plafond est bas, sont couverts
de plumes et d'excréments, organisent des concours déments de caquètements… Un
seul dérivatif, contempler un groupe de jeune "aryens", blonds, beaux
et nus dans l'étang de proximité. Un plan sur fond musical élégiaque emprunté à
Bizet (adagio de la symphonie en Ut). Une gifle ! On pense à Leni Riefensthal et au triomphe de la
volonté, mais avec une intention inversée, des images dignes d'un magazine de
charme qui fustigent la "race" des seigneurs. Franco Brusati va jusqu'au bout de sa pensée : les italiens ont été
déshumanisés par les suisses ou d'autres. Un conflit toujours vivant quand nous
croisons des roumains qui vivent de rapine dans le métro parisien.
Au milieu de ce zoo humain, une lumière : la jeune
femme grecque, Elena
(Anna Karina) voisine de Nino
(et qui a fui le régime des colonels), sympathise avec Nino. Elle cache son fils Grigory
dépourvu de carte de séjour et qui joue Mozart au piano, divinement, lui. Elle attend
elle aussi des jours meilleurs. Elle les aura et Nino perdra une complice, elle en est triste
pour lui. Le film oscille sans cesse entre chagrin et bouffonnerie.
Porté par un humour grinçant, Pain
et Chocolat reste l'un des pamphlets les plus grinçants du cinéma
de cette époque contre l'égoïsme des nantis en général, des exploiteurs de main
d'œuvre étrangère (la liste serait sans fin) et de la Suisse, vue ici comme la
putain de la finance mondiale. L'un des plus beaux rôles de Nino Manfredi tour à tour farceur,
provocateur et généreux mais conscient qu'il n'y a sans doute pas d'issue à sa condition
de martyr social. Pathétique Nino qui planque son maigre pécule au fond de
son pantalon ; pas pratique pour le récupérer… Quant à repartir pour sa terre
natale, il prendra souvent un train… pour en redescendre aussitôt…
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Il n'existe pas de bande-annonce officielle pouvant
être partagée. Un You tubeur en a créé une en français. Merci à lui, et pour
compléter : la scène fantasmagorique dans le poulailler humain. Le paroxysme de
l'humour noir dont le cinéma italien a perdu le secret :
Durée : 111 minutes
Merci pour cette découverte
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