Avez-vous
déjà entendu le cri de la mouche ? Non ? Pour ma part,
si. Et je ne m'y attendais nullement. Toutefois, la première fois ce cri était celui d'une bestiole rincée,
car les spécimens étaient éreintés et passablement éméchés.
C'était
il y a bien longtemps, lors d'une froide nuit d'un printemps timide. Alors qu'avec une poignée de copains, on faisait une
petite tournée d'établissements nocturnes, un poto nous trouva,
et nous conta les yeux brillants, la folie qui avait habité la soirée à laquelle il venait tout juste d'assister. Le plus étonnant, c'est que malgré l'heure tardive, les rappels et les innombrables bouteilles éclusées, les spécimens
étaient remontés sur scène. Ils avaient même interprété une
version débridée de « Born to be Wild », qui avait remis
debout et électrisé les spectateurs pourtant exsangues . Qu'ouïs-je ? Putain!
J'vous l'avais dit qu'on aurait dû y aller à ce concert !! Au
lieu de boire des coups.
Chaises bousculées. Précipitation et saut dans la voiture qui démarre avant que le dernier ne s'y soit totalement calé. Crissement de pneus. Frein à main. Stationnement en travers, course éperdue jusqu'à l'établissement où le doux son des Marshall transperçait déjà la toiture. En bas, sur la petite scène, arc-boutés sur leur instrument, prêts à s'affaler, terrassés par l'épuisement qui se lisait sur leur visage, des gus filiformes à la dégaine genre « pas-du-coin », continuaient vaille que vaille à faire rugir leurs amplis au rythme de quelques reprises bien senties. AC/DC, les Stones, et de je ne sais plus quoi. Depuis le temps, c'est devenu flou d'autant plus, que nous même, nous étions également un peu flous … J'crois bien me souvenir d'avoir emprunté un des micros pour pousser un hurlement. Juste pour le plaisir et participer à la fiesta. Ensuite, un autre gars s'en empara pour vociférer comme un forcené sur « Touch Too Much » ; ou bien était-ce « Whole Lotta Rosie » ? Ou les deux ? En tout cas, dans cette petite salle perdue, je venais d'assister à une chaude soirée qui s'était terminée bien tard dans la nuit.
Ces
gars n'étaient visiblement pas dans la musique pour se pavaner.
Ils étaient de cette race de musiciens qui vivent la musique tel un sacerdoce, faisant passer tout le reste après. Y-compris leur santé.
Indéniablement, ces insectes avaient de la ressource. Cependant, cela ne les empêcha pas de se brûler les ailes, à force d'excès, de nuits courtes, de repas frugaux, et de l'inconscience de la jeunesse. Dans un moment de lucidité, les cinq membres se concertèrent, et prirent la résolution d'arrêter les frais avant d'atteindre le point de non-retour. Une décision difficile, d'autant que la tournée avait été (trop ?) chaude. Possible que si les albums avaient eu un peu plus de succès - ce qui n'aurait été que justice - ils auraient pu prendre quelques vacances pour recharger les accus, puis reprendre doucement la route. Ou le chemin des studios. Mais non. Le quintet n'était pas du genre lèche-bottes, et après leur comportement désinvolte et récalcitrant lors d'un plateau-télé, avec un Thomas Kuhn immature , - ou complètement pété -, qui a excédé et fait transpirer Thierry Becarro, le groupe a été blacklisté du petit écran.
"On voit trop d'merde à la télé, alors heureusement qu'on y passe ..." Pas vraiment le genre de réponse qu'apprécie le CSA, ou un quelconque directeur de programmes.
Bon, il faut préciser que le Becarro avait dû le titiller avec ses questions d'affilée à la con : "Qu'est-ce que vous racontez dans vos chansons ? Est-ce que le futur est mort ? Est-ce la société qui vous a mis là (!) et qui vous a fait souffrir ? Qu'est-ce que vous avez à vendre ? ...". Puissant ... 😵 Becarro, journaliste gonzo ayant étudié dans Gala et Télé 7 jours les incompréhensibles moeurs et coutumes des jeunes musiciens amateurs de sensations rock'n'rollesques.
Du gâchis. D'autant plus qu'en dépit de critiques unanimes et élogieuses, il était bien difficile de débusquer leur premier jet.
Mais quand enfin on parvient à mettre la main sur l'objet rare, immédiatement, dès que résonnent les premières notes du Farfisa échevelé de Camille Bazbaz, soutenues par la batterie épileptique de Norbert Monod, on se dit : "Ha ouais, ouais. C'est du bon. Du sérieux ! Les chroniques n'étaient nullement dithyrambiques. Ça envoie ".
Le disque :
"Parles Moi" surgit comme un diable de sa boîte. C'est du Rhythm'n'blues branché en 420 volts, sur un rythme effréné, avec le piano survolté de Bazbaz. Gros clin d'oeil aux Blues Brothers dans le film éponyme lorsqu'ils haranguent le public en introduction de "Everybody Needs Somebody". C'est si torride qu'en comparaison le Heavy-rock suivant, "En Chemin", paraît un tantinet fade. Mais "L'Âme du Rasoir" met à nouveau les gaz. Si Monod frappe comme un sourd sur ses fûts, Bazbaz tempère avec des claviers aux forts parfums de Ray Manzarek (The Doors), alors que Alexandre Azaria s'acharne sur sa gratte comme un fervent amateur de sleaze. Ce sont les Doors qui tapent le boeuf avec Little Bob Story.
La troupe est une réunion de garnements irrévérencieux qui n'hésitent pas à manier la langue de Molière pour écrire des chansons paillardes qui auraient amplement méritées le sticker d'avertissement de la P.M.R.C. (Parental Advisory - Explicit Lyrics). Ainsi, sur un trépidant Funk copieusement épicé de Heavy-rock, "Les Seins de ma Femme (sont plus gros que ceux de ma voisine)" n'y va pas par quatre chemins. "... Alors fou d'amour, je la fis sortir de son usine. Deux mois après, la voilà esclave de la cuisine, moi les pantoufles aux pieds, je peux le dire qu'on était mariés, et quand je pense aux nichons de ma blonde platine, j'arrive toujours pas à croire que [ censuré ]. Les seins de ma femme (!!) sont plus gros que ceux de la voisiiinee (!), c'est parce que j'ai une plus grosse (!) Naaannn !!! ". Un poète ...
Non pas que Kuhn soit un pervers patenté, c'est plutôt qu'il aime jongler avec les mots et jouer avec l'absurde. Cela dans une veine purement rock'n'roll. Rien de malsain, de méchant, juste de l'impertinence, de la désinvolture, de l'ironie, qui fait tout de même gaffe à ne pas tomber dans la grossièreté.
D'ailleurs, qui oserait écrire une chanson sur les escalators (William Sheller ? Peut-être, mais sinon ...). Cependant, derrière un décalage assumé et étudié, Kuhn braille son incompréhension et sa rébellion. "... et ils ont tout essayé pour me déstabiliser. Ils ont même inventé un tapis qui roulait pour me désintoxiquer. Ils ont même inventé une machine, une machine à aimer ... Ils vont tout essayer pour me lobotomiser ; ils ont même inventé des télés qui parlaient. Ils vont tout essayer pour vous sensibiliser. Ils vont même inventer que j'étais fou, fou à lier !! J'aime les escalatooors ! Et je les adoooree " - "J'Aime les Escalators". Là encore, la troupe joue avec les contrastes. Le riff d'intro, et le pont, porte l'héritage d'un Mick Ralphs (Bad Co), et d'Andy Fraser (Free) la basse , tandis que l'orgue, cette fois-ci affichant une tonalité typée Hammond, se cale entre Goldy McJohn et Ian McLagan. Mais la chanson, elle, est un enfant turbulent de Nino Ferrer et de Jacques Dutronc.
"Méfie Toi des Miroirs" cultive une fibre plus mélodique, s'installant confortablement dans un registre Power-pop de haute-volée. Le refrain adopte une cadence apte à faire chanter les foules, dont le choix et l'agencement des mots renforcent l'irrésistible envie de l'entonner à tue-tête.
"Acide Alice" saupoudre son Heavy-rock lancinant de quelques effets psychédéliques, qui le rapproche du The Cult de "Love", cependant avec une touche plus "garage".
Final en apothéose avec "C'est Pas Byzance". Encore cet orgue typé Manzarek aiguillonné par des démons espiègles alternant avec un piano qui lui se situerait plutôt dans le giron des Nicky Hopkins et Ian McLagan, ... Et quand l'orchestre se met en retrait, Azaria en profite pour larder la nuit d'éclairs sortis de sa Gibson. D'abord par une rythmique appuyée façon Nono, puis par un vénimeux solo mâtiné de wah-wah à la Billy Duffy. "Suspendus à nos vices nos coeurs s'écaillent, et la raison sans raison elle aussi défaille. Pourquoi s'étonner si aujourd'hui tout va mal ? L'amour est une proie facile pour les enfants du diable".
Aujourd'hui, injustement tombés aux oubliettes, ces insectes là avaient pourtant réalisé un des meilleurs albums de Rock "made in France" de la décennie. Et sans aucun doute le meilleur de l'année.
A l'heure où le Rock était englué dans un excès de production, et où la scène du Rock français au crépuscule des années 80 était en plein déclin, un quintet sorti de nulle part, jaillit sur les scènes de France et de Navarre, pour mettre le feu avec un Rock hérité de la décennie précédente.
Un groupe, qui au travers de paroles loufoques et irrévérencieuses, non dénuées d'humour, retrouvait l'impertinence et la juvénilité du Rock d'antan. Le Cri de la Mouche pouvait représenter la fusion du meilleur de Téléphone (avant de trébucher sur la variété) avec Les Variations, et le Little Bob Story le plus dur, voire avec les trépidants et funky Lyonnais de Killdozer ; fusion trempée dans du Rhythm'n'Blues torride et du Heavy-rock.
Ou encore - pour en rajouter une couche -, une mixture mélangeant un sleaze rock initié par Hanoï Rock, un Rhythm'n'Blues des plus brûlants, un Heavy-rock 70's (plutôt du genre Steppenwolf - Grand Funk [1]) et le meilleur du Rock français (des Variations à Little Bob Story), ce qui fait de cet album éponyme une des meilleures pièces que ce qu'a pu produire l'hexagone.
Le Cri de la Mouche, c'était un orgue survolté, espiègle mais pertinent, entre le Farfisa des Animals et le Vox Continental des Doors, l'Hammond et le piano des Faces. Un disciple de Manzarek mais totalement désinhibé, débridé, et surtout que l'on imaginerait autant épris de Steppenwolf que du J. Geils Band (celui de la grande époque). Si Camille Bazbaz tempérait les (h)ardeurs d'Azaria, il transmettait néanmoins un flot d'énergie galvanisant.
C'était aussi la voix de Thomas Kuhn. Si son timbre n'avait rien de singulier, son engagement, son énergie, sa générosité, sa rage intérieure, en faisait le chanteur idéal.
Tandis que la rythmique rebondissante, nerveuse et alerte, est un puissant moteur entraînant à sa suite l'orchestre dans une course folle.
Malheureusement, le second - et tant attendu - album s'avéra décevant. La pression de l'industrie musicale avait fait son oeuvre. Pourtant, le producteur était le même : l'américain Rod O'Brien, qui avait fait son apprentissage en qualité de technicien sur des disques fondamentaux de Blue Öyster Cult, d'Aerosmith, de Foghat et d'Alice Cooper.
Probablement qu' "Insomnies" avait fait les frais d'un mixage crapuleux, cherchant à se caler sur les formats de la musique dite de "variété". Pire, la pièce d'ouverture est un morceau gluant surchargé de violons, et mollasson au possible. Une vilaine compromission. Parfois, il y a un déséquilibre entre les différents instruments, avec un notamment des claviers ayant souvent tendance à masquer la guitare. Malgré tout, ce n'est pas un mauvais album. Il y a quelques beaux sursauts qui valent à eux seuls le détour.
Après le demi-échec du second essai, chacun part de son côté pour des aventures plus "cool", moins rock'n'roll, moins coriaces.
Camille Bazbaz se joint aux Satellites. A leur séparation, il fonde Dubadelik en 1996 et travaille en tant que compositeur, dans la chanson (Brigitte Fontaine "Kékéland", Sandrine Kimberlain "Coupés bien net et bien carré") et pour le cinéma ("Comme elle respire", "Les marchands de sable", "Après vous", "Hors de prix").
Alexandre Azaria, après avoir accompagné Niagara, retrouve Nicolas Sirkis dans un Indochine au creux de la vague. En 1999, il débute une riche carrière de compositeur de musique de films (pour Camille Delamarre et pour Gérard Krawczyk, et des films comme "La Beuze", "Fanfan la Tulipe", "Le Transporteur 2, 3 et Héritage", "L'Auberge Rouge", "Peau d'Ange", "Secret Défense", "Lock Out" )
Thomas Kuhn s'essaye à des projets nettement plus Funk jusqu'à cet accident stupide. Thomas Kuhn, le chanteur, a l'irrépressible besoin d'escalader à tout va. Les gradins, les sonos les murs, les balcons, les escalators, etc. Jusqu'au jour fatidique, où un soir, le 15 juin 1996, il décroche du mur qu'il avait entrepris de grimper à la sortie d'une prestation. Chute fatale.
[1] Il a parfois été écrit que Le Cri de la Mouche avait puisé son inspiration auprès de Deep-Purple. Ce n'est guère évident, loin de là. Sauf peut-être si 'lon devait résumer la musique de Deep-Purple à "Rat Bat Blue" et "Smooth Dancer". Et encore.
🎶♩♬✞
Heureux hasard... J'ai réécouté il y a peu un cd de Camille Bazbaz, que je songeais à chroniquer... Le type est intéressant, et pas manchot sur un clavier. Il est effectivement devenu (entre autre) compositeur de musique de film, surtout pour Pierre Salvadori (dont le dernier "En liberté").
RépondreSupprimerEn tout cas, à l'écoute des deux CD du "Cri de la Mouche", il est évident que c'est un musicien très compétent. Au point de pouvoir reprendre le répertoire de tous les claviéristes des 70's affiliés au Heavy-rock.
SupprimerVus vers 1990 au Mans (festival Be-Bop). J'ai fait des centaines de concerts depuis, mais de celui-ci je garde le souvenir d'un énergie folle et effectivement d'un plaisir évident de jouer.
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