- Décidément M'sieur Claude, c'est la
visite des musées de peinture en musique ces temps-ci ! Botticelli la semaine
passée et, heu… là ?
- Viktor Hartmann, Sonia, un peintre et
graveur russe qui a inspiré à Modeste Moussorgski cette célèbre suite pour piano…
- Pour piano ?! Mais je vois la
jaquette, la photo du chef Georg Solti dirigeant l'orchestre symphonique de Chicago,
et que vient faire Maurice Ravel dans cette affaire ?
- Moussorgski a écrit initialement cette
suite de pièces pour piano à la fin du XIXème siècle. Maurice Ravel en fait une
orchestration en 1922, c'est la plus connue…
- Ah ! Il y en a d'autres ?
- Oui, une bonne vingtaine, mais plus confidentielles… Leopold Stokowski en a fait une, avec des coupures et une orchestration assez indigeste. Ça existe en disque pour les fans…
Viktor Hartmann |
De l'Italie de la Renaissance avec Botticelli, saut de
quatre siècles en Russie et rencontre avec Viktor Hartmann architecte et peintre (1834-1873). Natif de Saint-Pétersbourg, Hartmann sera
d'abord un architecte. Cependant il profitera des déplacements professionnels et
de ses moments de liberté pour illustrer des livres, dessiner ou peindre des
aquarelles. Vers 1870, il rencontre
le compositeur Balakirev, l'un des membres
du Groupe des cinq, et par là même Moussorgski
avec qui il se lie d'amitié. Si Moussorgski
est déjà un artiste maudit à la vie dissolue, il n'est pas encore l'épave avinée
et dépendant à l'opium immortalisée par le peintre Ilia Répine, quelques jours avant sa mort en 1881.
Hartmann meurt prématurément à 39 ans en 1873 d'un anévrisme. En 1874,
le critique Vladimir Stassov, ami
des deux artistes organise une exposition des œuvres de Hartmann, Moussorgski prêtant les siennes. Le
compositeur va écrire en juillet 1874
l'une de ses œuvres les plus connues en hommage à son ami disparu et la dédie à
Stassov.
Lors d'une chronique consacrée au poème symphonique
démoniaque La
nuit sur le mont chauve, une biographie détaillée de Moussorgski a été proposée à l'époque. Je ne
reviens pas dessus (Clic).
Les partitions manuscrites de Moussorgski
n'ont jamais connu des publications immédiates. Il faut attendre 1886 pour une première édition de la
main de Nikolaï Rimski-Korsakov des Tableaux d'une
Exposition, avec des retouches et des erreurs. Des adaptations
habiles mais qui nuisent parfois à la spontanéité du style, comme pour l'opéra Boris Godounov.
La première édition "authentique" sera établie en 1931. Le facsimilé du manuscrit
original a enfin été publié en 1975
à l'intention des pianistes professionnels.
24 orchestrations des plus diverses ont été déclinées
de la partition pour piano. Mais c'est celle de Ravel,
réalisée à la demande du chef et mécène Serge Koussevitzky,
qui domine de loin toutes les autres et est jouée très fréquemment en concert.
Un travail à l'orchestration rutilante de 1922.
Par ailleurs, Ravel reprend toutes les
pièces sauf la 5ème "promenade".
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La Cabane sur des Pattes de Poule |
La plupart des tableaux de Viktor Hartmann ont
disparu (sans doute dans les turbulences de l'histoire). J'illustre cette chronique
avec les six encore existants : les deux portraits de juifs (Goldenberg et Schmuyle), le ballet
des poussins, les catacombes de Paris, la maison de Baba Yaga (la cabane sur
des pattes de poule), un plan pour la grande porte de Kiev.
L'orchestration par Maurice
Ravel répond à une commande de Serge
Koussevitzky. Le chef russe avait quitté sa terre natale après
la révolution pour s'installer à Paris de 1921
à 1928. Il deviendra le directeur de
l'orchestre symphonique de Boston de 1924 à 1949 soit un quart de siècle. On parle souvent de cet homme dans le
blog car il sera aussi un commanditaire assidu d'œuvres de musique de son temps,
ainsi le concerto
en sol de Ravel
en 1930.
Ravel va
orchestrer toutes les pièces de la partition pour piano sauf la cinquième
promenade. L'orchestration est très colorée :
Petite flûte, 2 flûtes, 2 hautbois + cor anglais, 2
clarinettes + clarinette basse, 2 bassons + contrebasson, 1 saxophone alto, 4
cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales, glockenspiel, cloches,
triangle, tamtam, crécelle, fouet, cymbales, tambour, grosse caisse, xylophone,
célesta, 2 harpes et les cordes…
La création a lieu le 19 octobre 1922.
1.
Promenade
2.
Gnomus (Gnome) [1:39]
3.
Promenade [4:07]
4.
Il Vecchio Castello (Le
vieux château) [5:07]
5.
Promenade [9:47]
6.
Tuileries. Disputes
d'enfants [10:20]
7.
Bydło [11:18]
8.
Promenade [13:58]
|
9.
Ballet des Poussins dans
leurs coques [14:46]
10.
Samuel Goldenberg et
Schmuyle [15:59]
11.
Limoges. Le marché. La
grande nouvelle. [18:16]
12.
Catacombae. Sepulcrum
romanum [19:37]
13.
Cum mortuis in lingua
mortua [22:04]
14.
La Cabane sur des Pattes
de Poule (Baba Yagà) [23:46]
15.
La Grande Porte de Kiev [27:09]
|
Portraits de deux juifs pour Samuel Goldenberg et Schmuyle |
1 – 3 – 5 – 8 : Promenade : Le concept est évident. Insérer
une brève fantaisie symbolisant l'entrée dans l'exposition puis les passages
d'une salle à une autre, de l'examen d'un tableau à un autre. Un refrain ?
Surtout pas ! Tant Moussorgski que Ravel varient les plaisirs à partir d'un
thème processionnaire qui sert de leitmotive. 1 - L'entrée se fait au son de la
trompette et des cuivres graves, d'un pas allant. Les cordes reprennent le
thème de façon à la fois solennelle et joyeuse. Magnifiques cuivres du symphonique de Chicago. D'une justesse et
d'un éclat bien connus des mélomanes. 3 - Plus secrète, la seconde marche sera
jouée piano par les bois. Le
promeneur enthousiaste fait place à un visiteur moins pressé, qui prend son
temps. 5 – Après la quiétude face au vieux château, le visiteur se ressaisit
et se dirige gaillardement vers Tuileries,
au son de toutes l'harmonie et des
cordes graves, trêve de rêverie… 8 – Au son de la flûte guilleret, gaité
contredite par l'intervention des violoncelles et des contrebasses sur une
tonalité un peu lasse, le dernier "transfert", noté tranquilo, montre-t-il une pause lors de
la visite ?
Toutes les pièces possèdent un style et une thématique
résolument indépendants. En aucun cas une suite de variations. La magie de l'œuvre
repose sur ces contrastes marqués, sur une imagination débordante. L'orchestration
très inventive de Ravel trouve ainsi sa totale
justification. Écoutons quelques morceaux parmi les plus attachants, quoique
ils le soient tous…
Grande porte de Kiev |
4 – Le Vieux
château : L'aquarelle disparue représentait d'après les
écrits de Stassov une citadelle presque
en ruine près de laquelle un troubadour chantait sur un luth une complainte que
le compositeur traduit par une mélodie romantique et mélancolique. Ravel confie à un saxophone alto ce chant élégiaque. L'instrument
n'intervient que dans cette pièce, il est rarement utilisé dans un orchestre
symphonique d'ailleurs, mais Ravel adorait ce genre d'écart instrumental
comme dans le Boléro
par exemple. Un chant plaintif mais pas si lugubre que cela. Une romance du
troubadour pour une belle penchée à la fenêtre ? Purement spéculatif en
l'absence du tableau…
6 & 9 Tuileries et poussins : Avec
des matériaux musicaux différents, Moussorgski
établit un lien stylistique assez commun entre les deux pièces : une agitation
frénétique et enfantine, une grande alacrité. Ravel,
dans les deux cas, fait appel aux flûtes, hautbois, clarinettes et bassons pour
endiabler ces danses de gamins chahuteurs ou ces poussins déchaînés car pressés
d'éclore à la vie. Le miracle de Ravel
orchestrateur réside dans l'absence totale de confusion dans le dialogue entre
les instruments. Deux joutes orchestrales drolatiques en totale opposition avec
la mélancolie du Vieux château ou les sonorités
ténébreuses des Catacombes entendues plus tard. La
virtuosité des musiciens de Chicago reste incontournable dans cette réussite,
la poigne de Solti, amateur de précision,
l'est tout autant.
7 – Bydlo : Encore un passage très
atypique : une marche crescendo et désespérée illustre un lourd chariot traîné
par deux bœufs conduits par un paysan polonais. (Le peintre voyageait
beaucoup). Moussorgski semble dresser
un réquisitoire contre la misère des humbles. Une marche lourde obsédante confiée
par Ravel aux instruments les plus graves. Oui, désespérée, car à l'évidence,
le destin de l'homme est sans issue, celui d'un galérien de la terre.
10 - Samuel Goldenberg et Schmuyle : Un morceau insolite puisque Moussorgski s'inspire de deux portraits différents : le juif riche se chamaillant avec
le juif pauvre. Le premier est dépeint par des traits en valeurs longues et prétentieuses,
aux cordes graves, tandis que l'autre manifeste son courroux face à l'injustice
sociale par un motif criard confié par Ravel à une trompette suraigüe. Un
passage diabolique soi-dit en passant pour le trompettiste.
Catacombes |
14 - Baba Yagà : La maison sur des pattes de poule
est celle d'une sorcière de conte pour enfants célèbre en Russie. Le mouvement
prend quasiment la forme d'un scherzo. L'introduction et la conclusion montrent
avec violence que l'endroit n'est pas fréquentable : choc de la grosse caisse,
thème syncopé et barbare de l'orchestre. Dans la partie centrale, le tempo se
ralentit pour conter de manière inquiétante les manipulations diaboliques de la sorcière dans ses marmites…
15 – La Grande porte de Kiev : Moussorgski s'inspire d'un plan destiné à la
construction d'une grande porte d'entrée pour la ville de Kiev en Ukraine alors
en cours de modernisation. Ce dessin permet à Moussorgski de terminer son ouvrage par un passage
assez long, majestueux, mais de fait et à mon humble avis, relativement
conventionnel par rapport à la diversité animée des épisodes
picturaux précédents, même si parfois pathétique sur le fond. Ravel n'arrive pas complètement à gommer
une certaine lourdeur. Un final triomphal en un mot. (Partition)
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Si l'interprétation de Georg
Solti est excellente, on doit déplorer l'absence du disque au
catalogue, pour le moment, hormis en occasion. Cela dit, les gravures ne
manquent pas ! Une règle s'impose : les instrumentistes doivent être des
virtuoses pour magnifier la splendeur des mélodies de Moussorgski et la science d'orchestrateur de Ravel.
Quelques disques qui ont marqué la discographie :
En 1957,
depuis 3 ans, la firme RCA et l'Orchestre symphonique de Chicago (déjà)
sous la houlette de Fritz Reiner offrent les
premiers joyaux de l'ère stéréophonique. Pour continuer de promouvoir le
dispositif, rien de mieux que cette œuvre aux mille couleurs. Sous la baguette
alerte, d'une précision et d'une exigence absolues, le patron hongrois obtient
un miracle… Sans doute une référence pour la fin des temps (RCA – 6/6).
En général qui dit Svetlanov,
dit furie et pathétisme russe. Ici le chef n'en fait pas trop et réussit l'un
de ses meilleurs disques aux accents raffinés (CLASSICAL – 6/6) couplé à
une très profonde interprétation des Chants et Danses de la mort.
Enfin, très bonne surprise venant de l'orchestre du Capitole de Toulouse dirigé
par Tugan Sokhiev. Transparence et couleurs,
aucun excès fanfaronnant. Une des meilleures réalisations récentes (Naïve – 6/6 - 2017). En complément, une
4ème
symphonie de Tchaïkovski.
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Que ce soit la version original au piano ou l'orchestration de Ravel, j'ai toujours aimé cette oeuvre que j'ai étudié en long en large et en travers par ma prof de musique en sixième. Et je la remercie maintenant pour tout les bien fait qu'elle ma apporter en m'ayant fait aimer le classique !
RépondreSupprimerJe n'accroche pas sur l'orchestration de Ravel, dont je trouve beaucoup d'effets un peu "téléphonés". Par contre, une orchestration de cette œuvre par Chostakovich aurait été un très grand moment d'orchestre. Une des rencontres manquées de l'histoire de la Musique...
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