Les
enfants sont couchés, on peut y aller. Où ça ? En enfer… Avec
le lieutenant… ben, il n’a pas de nom. Aucun personnage n’en a d’ailleurs.
Donc un lieutenant, bon père de famille, qui dépose les gosses à l’école le matin,
puis commence sa journée de travail, en sniffant une bonne ligne de coke. La première
d’une longue série, entrecoupée de rasades d’alcool et produits divers. Il en
voit tellement des horreurs dans son métier, que le lieutenant se protège en s’enfermant
dans sa bulle opiacée. Ses nuits, il les passe à se défoncer, et à trainer dans
les rues, au milieu des crapules, des dealers, des camés. C’est sa croix. Il s’enfonce
toujours un peu plus à chaque fois. Des errances filmées par Abel Ferrara dans
les rues de New York, souvent caméra épaule, un traitement presque documentaire
qui renvoie au cinéma de William Friedkin. Ce n’est pas un hasard, c’est
Friedkin qui a découvert Ferrara, et a encouragé les studios à l’engager.
Le
flic n’a pas qu’un problème d’addiction à la dope, au sexe, mais au jeu aussi. Il parie sur les matchs du championnat. Il emprunte du
fric, perd tout, ne rembourse rien, mais emprunte à nouveau,
encore plus. C’est dangereux, ses créanciers le mettent en garde, mais le
lieutenant s’en fout. Il a toujours eu la baraka, 20 ans de métier et jamais un
pépin, il se sent protégé, par son badge de flic, et par sa foi. « Nobody
can kill me, I am blessed », je suis béni. Il ne craint rien, et laisse
libre court à ses déviances en toute impunité.
Comme
dans la scène où il arrête deux filles en voiture, pour une histoire de
clignotant. La scène est longue (presque 8 minutes) jusqu’au malaise, juste deux plans en champ contre champ. Il commence par les faire chier, use de son
autorité, les menace, jusqu’à cette phrase « si vous faites un truc pour
moi, je ferai un truc pour vous ». Là, on sait que ça va dégénérer sévère.
Après s’être branlé sur la portière, il disparait piteusement dans la nuit, et
cherche une nouvelle dose.
Il
boit, sniffe, fume du crack, c’est à se demander comment ce type tient debout.
Il se pique aussi. Là encore, la scène est longue, et comme Friedkin, on filme
du réel, du vrai. Harvey Keitel était vraiment junkie à l’époque, et les prises
de drogues ne sont pas simulées. Celle qui interprète la dealeuse, Zoé
Lund, jouait déjà dans L’ANGE DE LA VENGEANCE (1981) le film qui a lancé
Abel Ferrara. Elle est aussi sa co-scénariste, et junkie célèbre. Elle en
mourra d’ailleurs en 1997.
Le
cinéma d’Abel Ferrara se rapproche de celui de Scorsese (outre Harvey Keitel, l’utilisation
de chansons) notamment par ces personnages en quête de rédemption. Des
cinéastes catholiques rongés par le lien entre le Bien et le Mal. Les images pieuses en
témoignent, Harvey Keitel navigue constamment entre le pêcher
et Dieu. Il fréquente les églises, on le voit en plein délire mystique s’adresser
à une statue, le Christ prenant corps, comme descendu de sa croix pour sauver le pêcheur qui implore. Scène célèbre, sur le fil du grotesque, où Harvey
Keitel en fait des tonnes, hurlant, gémissant, chialant.
Le
déclic sera l’enquête sur le viol d’une religieuse. Scène très violente, comme
celle à l’hôpital, déplaisante, où il doit interroger la victime, mais se
contente de la reluquer derrière une porte entre ouverte pendant l’examen
gynécologique. La sœur ne dira rien aux enquêteurs, ne dénoncera pas ses
agresseurs. Comment cette femme
qui a subi de telles atrocités peut-elle pardonner ? L’idée va faire son chemin.
Et si la rédemption passait par le pardon. Alors le lieutenant aussi va chercher à
pardonner. En plus, les Mets ont gagné ! Il faut le voir, camé jusqu’à
l’os, serrer sous son bras la boite avec les billets. Cette boite c’est son sésame pour
le paradis.
BAD
LIEUTENANT est un film excessif. On peut lui reprocher ça, parfois, on peut
avoir envie de décrocher (sic) devant des scènes peu ragoutantes, et le jeu outrancier
d’Harvey Keitel, adepte de la Méthode, et de l’improvisation. La sobriété n'est pas son fort, dans tous les sens du terme ! Il faut avoir à l’esprit qu’acteurs
et réalisateur étaient tous camés pendant le tournage. Le réalisateur ne se contente pas d'aligner les scènes glauques jusqu'à la nausée, son lieutenant existe, il est humain, ignoble, dégueulasse, corrompu, mais humain, et on parvient à ressentir de l'empathie. Le talent d'Abel Ferrara c'est d'arriver
à hisser son film vers la tragédie. Les dernières scènes sont oppressantes,
prenantes. Et ce dernier plan sublime, la voiture garée dans la rue, filmée
depuis le trottoir d’en face, plan fixe, focale longue, qui capte la réaction
des passants. Pas des figurants dirigés, mais des vrais gens de la rue.
C’est
très bien filmé, éclairé, avec ce petit plus, ce grain documentaire, Nouvelle
Vague, décor réel. Il y a un clin d’œil à l’inspecteur Harry de Don Siegel lorsque Keitel braque son flingue vers nous, le canon en gros plan, et dit : « Vas-y, fais un geste... » comme Eastwood lançait « Make
my day ! » en pointant son Smith et Wesson. Plus que les images chocs, c’est
surtout la trajectoire du lieutenant qui impressionne, son nihilisme, sa
violence, puis sa tentative de sortir des ténèbres.
BAD
LIEUTENANT est le film le plus abouti d’Abel Ferrara, son plus connu avec KING
OF NEW YORK (1990), et NOS FUNERAILLES (1996). Pour Harvey Keitel, après quelques années à la dérive, c'est une période faste, entre RESERVOIR DOGS et PULP FICTION, mais aussi THELMA ET LOUISE, LA LECON DE PIANO, BROOKLYN BOOGIE... Quel acteur ! Abel Ferrara c’est pas du cinéma pour
bisounours, vous l’aurez compris. Un film extrême, difficile, et paradoxalement, très
beau.
PS : ne pas confondre avec l'homonyme BAD LIEUTENANT de Werner Herzog, 2009, avec Nicolas Cage, lui aussi dans le rôle d'un flic boderline.
couleur - 1h35
- format 1 :1.85
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