- Mais M'sieur Claude… Vous n'avez pas parlé de ce pianiste la semaine
passée dans la chronique sur Chopin ? Une embrouille lors du concours
Chopin
de Varsovie en 1980 ?
- Oui Sonia, vous aviez bien lu, un psychodrame quand le pianiste
Yougoslave fut éliminé avant la finale… Martha Argerich prit un coup de
sang historique… On parle souvent d'un génie ou l'inverse.
Perfectionniste, le virtuose n'est pas un stakhanoviste du disque…
- C'est vrai, elle défend ses poulains la grande pianiste argentine avec
son caractère volcanique ! C'est la première chronique pour ce pianiste
mais pas pour Ravel !
- Ivo Pogorelich est un pianiste doué d'une virtuosité et d'une rigueur
qui rappelle Horowitz. Sauf que si
Pogorelich
est extravagant, lui n'est pas arrogant ! Et, oui, le triptyque Gaspard de
la nuit est une perle de la littérature pianistique…
- Sur le disque, on trouve aussi Chopin et Prokofiev, c'est un récital en
live ? Un pot-pourri ? Heu, quelle époque ce disque ?
- Début des années 80 Sonia. Non, pas un live, mais dans la discographie
de l'artiste, on trouve souvent ce mélange des genres… Un coffret
réunissant 14 CD pour DG a été édité… Un miracle !
Ravel vers 1912 |
XXXXXXX |
Sonia ne l'a pas fait remarquer lors de sa petite visite pour prendre en
charge la maquette de cette chronique, mais nous avons déjà écouté cette
année un autre cycle enchanteur de pièces pour piano de
Maurice Ravel
:
Miroirs, sous les doigts du pianiste français
Jean-Efflam Bavouzet
(Clic). Je précisais, qu'à contrario d'un
Debussy,
Ravel
ne s'inscrivait pas à travers sa musique dans les courants impressionnistes
ou expressionnistes de son temps. Ô on peut trouver quelques contre-exemples
comme une
barque sur l'océan. Mais même là, le compositeur semble plus se passionner pour le mouvement,
les oscillations du bateau et les ondulations de la mer, que chercher à
illustrer les couleurs des flots sous un soleil couchant.
N'oublions pas également que
Ravel
va bousculer totalement l'écriture pianistique en abandonnant les formes
classiques et romantiques que sont les sonates, préludes ou autres.
Gaspard de la nuit
sera la mise en musique de trois poèmes de
Aloysius Bertrand (1807-1841),
poète considéré comme le créateur des poèmes en prose. Peut-on parler de
romances sans paroles à la manière d'un
Mendelssohn
(Clic)
puisque le texte n'est que le support de l'inspiration ? Sans doute, mais
les trois pièces qui constituent le cycle sont d'une ambition tout autre par
leur complexité technique et surtout révèlent une écriture complètement
nouvelle et secrètement expressive.
Scarbo, le 3ème morceau est considéré comme l'une des partitions de
les plus difficiles à jouer de l'histoire du piano, en concurrence avec, par
exemple : le 1er
scherzo
de
Chopin, le 3ème
concerto
de
Rachmaninov, des
pièces
de
Liszt, etc., bref un répertoire réservé aux géants du clavier. Attention, chez
Ravel, la musique n'est jamais conçue pour mettre en avant la vélocité des
doigts des interprètes ; elle est avant tout au service de la beauté et de
l'émotion, mais en adoptant des formes renouvelées.
Bien qu'écrits en prose, les textes de
Aloysius Bertrand sont d'un
grand intérêt littéraire. Pour bien pénétrer l'univers musical imaginé par
Ravel, je les ai intégrés aux commentaires associés à chaque pièce. Cela dit
leur lecture est facultative, tant la musique du compositeur basque impose
sa propre perfection.
Le triptyque de
Ravel
reflète l'univers d'un Moyen-Âge fantasmé dans le recueil
Gaspard de la nuit
rédigé en 1842. La composition
pour piano date de 1908 et
établit une évidente osmose entre la suggestivité des mots et l'impression
ressentie à l'écoute : nous dirons une certaine noirceur. En l'an
1842, le romantisme est à son
apogée avec ses créatures magiques et maléfiques, la chevalerie, les pendus…
C'est le pianiste espagnol
Ricardo Viñes, ami de
Ravel
et créateur également de
Miroirs
et d'autres pièces très virtuoses comme le
tombeau de Couperin
qui en assura la création en janvier 1909. Le dédicataire était le
pianiste britannique
Harold Bauer.
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Plus de trois décennies séparent la photo du jeune
Ivo Pogorelich
figurant sur la jaquette du CD et celle ci-contre
du pianiste qui approche la soixantaine .
La
2ème sonate
de
Chopin
a été enregistrée à Munich en
1981 en LP,
Gaspard de la nuit
de
Ravel
et la
6ème
sonate
de
Prokofiev
l'année suivante également à Munich. Les premiers disques d'un jeune
pianiste très prometteur, trop au goût de certains… Revenons au début de
l'histoire…
Ivo Pogorelich
voit le jour en 1958 à
Belgrade. Il se révèle doué et part à 18 ans pour Moscou étudier au
conservatoire Tchaïkovski. Dès
1980, il remporte le 1er
prix du concours de Montréal. Chose très exceptionnelle pour un virtuose
aussi jeune, il bouscule les académismes établis dans l'interprétation des
œuvres, notamment celles de Chopin. En toute logique il se présente donc la même année au concours Chopin de
Varsovie, grand rendez-vous quinquennal dont j'ai parlé il y a une semaine
(Clic). Son style dépoussiéré et tournant le dos à certaines survivances d'un
maniérisme hérité du romantisme surprend et déconcerte des membres polonais
du jury, à savoir
Andrzej Jasinski
et sa garde rapprochée. Il veut éliminer
Ivo Pogorelich
de l'épreuve finale : le concerto.
Martha Argerich
s'insurge, voyant dans le jeune homme une graine de
Horowitz
!
Paul Badura-Skoda
et
Nikita
Magaloff
la soutiennent, mais rien à faire contre la cabale montée par
Jasinski. La grande pianiste argentine claque la porte !!! Du jamais vu… On octroie
au débutant un vague prix de la critique. La presse se mêle de l'affaire.
Les lauréats en sont presque oubliés ; pourtant la médaille d'or va pour la
première fois à un asiatique :
Dang Thai
Son, grand pianiste vietnamien qui en profite pour rafler onze récompenses sur
les quinze prévues cette année-là. Un grand musicien mal connu encore. Cette bataille d'Hernani revue et corrigée par Chopin lance la carrière de
Pogorelich. Rigolo, non ?
Le style de l'artiste se distingue par un jeu riche et coloré, et une
technique sans faille permis par les pianos modernes, plus puissants et
réactifs que ceux du XIXème siècle. Ses interprétations
distillent une palette de sonorités très large. Côté discographie,
Pogorelich
a enregistré avec parcimonie des disques passionnants jusqu'en 1998,
date à partir de laquelle il ne se produit plus qu'en concert. Avec le temps
le pianiste ralentit les tempos, laisse respirer la musique. J'ai lu une
idée intéressante dans le web qui m'amène à une réflexion autour du jeu d'Ivo
Pogorelich. Il reprend à sa manière un concept que défendait le chef Roumain
Sergiu Celibidache
(Clic). En ciselant chaque note par rapport à ses compagnes qui les précèdent,
l'interprète crée un évènement mélodique et sonore unique (phénoménologie)
qui tient compte de son état d'esprit, de celui du public, de l'acoustique
de la salle… Donc une émotion de l'instant impossible à transmettre par le
disque hors du contexte qui l'a vue naître. De nos jours on utiliserait le
néologisme barbare "revisiter" les œuvres et leurs sens à tout moment, sans
dogmatisme. Il en résulte des perles en concert qui renouvellent la
perception de nombreux ouvrages issus d'un répertoire très éclectique, de
Scarlatti
à
Bach
en passant par les modernes comme
Prokofiev
ou
Scriabine
et les romantiques bien entendu…
Martha Argerich
avait vu juste en parlant de génie : qualité synonyme d'inventivité et de
renouveau, deux mots qui symbolisent les sources de la musique
vivante.
Sa discographie pour DG en 14 CD a été rééditée dans un somptueux coffret.
DG, le label hambourgeois qui fit confiance au jeune pianiste dès son
éviction du concours Chopin.
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Aloysius Bertrand |
1 – Ondines
« Ecoute !
–
Ecoute !
–
C'est moi, c'est Ondine qui frôle de ces gouttes d'eau les losanges
sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ; et
voici en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la
belle nuit étoilée et le beau lac endormi.
Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant est un sentier qui
serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac,
dans le triangle du feu, de la terre et de l'air.
Ecoute !
–
Ecoute !
–
Mon père bat l'eau coassante d'une branche d'aulne verte, et mes sœurs
caressent de leurs bras d'écume les fraîches îles d'herbes, de nénuphars
et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne
! »
*
Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt
pour être l'époux d'une Ondine, et de visiter avec elle son palais pour
être le roi des lacs.
Et comme je lui répondais que j'aimais une mortelle, boudeuse et dépitée,
elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s'évanouit en
giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus.
Un ruissèlement d'accords de 3 doubles croches
ppp nous entraîne dans les flots
limpides sous la ramure. L'utilisation de la Ped
fluidifie cette introduction ondoyante dévoilant le refuge de la nymphe.
Quelques notes à la main gauche (notation : très doux et très expressif) illuminent de gouttelettes le chant des ondes.
Ravel noie ces notes au sein des accords dans la même tessiture. Donc les deux
mains se superposent dans les touches noires du clavier ! Fastoche 😆. La
tonalité de do dièse majeur sonne avec des accents mystérieux. La régularité
du touché de
Ivo Pogorelich
parachève l'enchantement. [1:07] Une seconde idée à la rythmique similaire
mais plus agitée, agrémentée d'arpèges, sur une tessiture plus large, peut
faire songer à la nymphe nageant langoureusement pour séduire un prince d'un
conte de grand-mère. Toute la pièce va se poursuivre en prolongeant ce
rythme obsédant des accords illustrant les vaguelettes tout en laissant la
place au mélodrame picaresque. Un nobliau sensible aux charmes de l'ondine
lui refusera pourtant son amour pour ne pas trahir celle qu'il aime. [3:36]
Le bouillonnement du clavier chante les supplications sensuelles de la
créature puis [6:36] la rage mêlée de mélancolie et le dépit de la créature
aquatique qui s'en retourne sous le miroir des eaux… dans un éclat de rire.
Dans le final, le pianiste qui n'a que 24 ans survolte par sa fougue et la
précision de ses attaques ce psychodrame cocasse au bord du lac.
Ah ! Ce que j’entends, serait-ce la bise nocturne qui glapit, ou le pendu
qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire ?
Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre
stérile dont par pitié se chausse le bois ?
Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles
sourdes à la fanfare des hallalis ?
Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu
sanglant à son crâne chauve ?
Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi-aune de mousseline
pour cravate à ce col étranglé ?
C’est la cloche qui tinte aux murs d’une ville, sous l’horizon, et la
carcasse d’un pendu que rougit le soleil couchant.
[7:25] un motif simple et répété de carillon : une croche et une noire
(piquées), renvoient d'emblée à la fois à la cloche évoquée dans le dernier
ver et à l'oscillation du pendu ! Une entrée en matière bien lugubre.
Pourtant la mélodie laisse une place importante à des groupes de notes
presque allègres : ceux des chants des nombreux oiseaux charognards qui se
régalent de l'aubaine nourricière des têtes du gibet… Brrr. Le poète
pense-t-il à Montfaucon, à la
Ballade des pendus de Villon ?
Par un jeu de tonalités judicieusement colorées et cyniques,
Ivo Pogorelich
souligne parfaitement ces gazouillis un rien morbides. Oui, une
interprétation d'exception par sa finesse.
Oh ! Que de fois je l'ai entendu et vu, Scarbo, lorsqu'à minuit la lune
brille dans le ciel comme un écu d'argent sur une bannière d'azur semée
d'abeilles d'or !
Que de fois j'ai entendu bourdonner son rire dans l'ombre de mon alcôve,
et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit !
Que de fois j'ai l'ai vu descendre du plancher, pirouetter sur un pied et
rouler par la chambre comme le fuseau tombé de la quenouille d'une
sorcière.
Le croyais-je alors évanoui ? Le nain grandissait entre la lune et moi,
comme le clocher d'une cathédrale gothique, un grelot d'or en branle à son
bonnet pointu !
Mais bientôt son corps bleuissait, diaphane comme la cire d'une bougie,
son visage blêmissait comme la cire d'un lumignon, - et soudain il
s'éteignait.
Nota : Scarbo est un lutin
facétieux
[14:17] Sur la plan de la virtuosité,
Scarbo
dépasse l'entendement. Pas vraiment de thèmes, quelques motifs courts et des
variations qui s'entrechoquent, se bousculent, se piétinent. Le propos prend
la forme d'une dislocation du discours musical, opposant facéties et
diableries, un phrasé vertigineux associant rupture de rythme, syncopes,
bondissements drolatiques des mains sur un clavier fantasque.
Ivo Pogorelich
anime le personnage de légende à l'aide de contrastes marqués, tant dans les
tempos virevoltants que par la dynamique endiablée. Une musique furieuse,
plus féroce que celle de
Bartók, c'est tout dire… Un atout majeur, la prise de son qui exalte la puissance
percutante propre à l'œuvre et au jeu du jeune virtuose. La vidéo est
correcte mais seule une écoute au casque rend vraiment justice à la folie
pianistique de ce triptyque.
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La discographie du patrimoine pianistique de
Ravel
est fort riche. Voici une sélection personnelle de 3 albums
remarquables.
Bien entendu, je me dois de citer en avant-propos l'intégrale de
Walter Gieseking
gravée dans les années 50. Je suis toujours surpris que ce pianiste
franco-allemand soit aller avec tant d'intelligence à la rencontre de
l'humaniste et sensible
Ravel, tout en affichant ses sympathies pour le nazisme et le régime de Vichy.
Comprend qui pourra… Mais force est de constater que la finesse du trait, le
souci du détail apporté à chaque note, même dans les pièces techniquement
les plus ardues, continuent d'enchanter les mélomanes.
En Stéréo,
Samson François
apporte à ces pages une lumière intérieure et une grande douceur, en un mot
un lyrisme chatoyant. Encore une référence (EMI
– 6/6)
Né en 1904, le pianiste
Vlado Perlmuter, français mais d'origine polonaise, royal dans
Chopin, travailla dans les années 20 le corpus en bénéficiant des conseils du
compositeur très exigeant quant à l'interprétation de ses œuvres. Quasi
octogénaire, le virtuose a réenregistré une ultime intégrale où se mêlent
fougue et délicatesse.
Ravel
est parmi nous (Nimbus -
6/6).
Évidement plus récemment, des jeunes et scrupuleux pianistes ont signé des
disques passionnants :
Alexandre Tharaud,
Roger Muraro,
Benjamin Grosvenor
et quelques autres. Lors d'une confrontation sur France musique de CD dus à
la jeune génération, la pianiste roumaine
Mihaeala Ursuleasa
a emporté les suffrages. J'ai écouté sur Deezer.
La jeune femme joue la carte du mystère. Un phrasé d'une élégance inouïe et
peu importe les tempos un peu lents… Magique ! Sans doute appelée à nous
apporter beaucoup, la jeune femme a hélas été emportée à 33 ans, en 2012 par
un anévrisme. (Berlin Classics – 6/6).
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L'interprétation par Ivo Pogorelich. Puis un document exceptionnel : un live en vidéo de 1991 de Vlado Perlmuter
filmé à près de 90 ans. Un Ravel
expansif. Le pianiste, malgré son âge semble se jouer de toutes les
chausse-trappes techniques de la partition. La caméra s'attarde à juste
titre sur les mains aussi ridées qu'agiles du virtuose affichant une
éternelle jeunesse.
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