- Encore Herr Karajan M'sieur Claude… Bon, c'est vrai que le maestro a
tellement enregistré de disques pour ce que j'en sais ! C'est quoi le
programme, une symphonie ?
- Non Sonia, Tapiola (et non pas tapioca), est un poème symphonique
tempétueux, contemporain de la 7ème symphonie, une œuvre ultime avant un
silence de 30 ans !
- Ah oui, Sibelius s'est arrêté de composer vers la soixantaine. Qui est
ce ou cette Tapiola ? Un Dieu de la mythologie nordique, un héros, une fée
?
- Un dieu de la forêt, vous touchez du doigt l'univers de Sibelius mon
petit, je suis content. J'en toucherai deux mots à M'sieur Luc concernant
votre augmentation…
- Hi hi ? L'augmentation fantôme qui s'est perdue au fond des sombres
forêts finlandaises, elle aussi… Vous aviez déjà parlé de Karajan à propos
de Sibelius je crois…
- Oui, lors de l'intégrale à deux baguettes pour DG réalisée fin des
années 60 avec Okko Kamu. Sibelius lui-même aimait la vision de Karajan de
ses œuvres…
- Bien, vous me donnez rapidement la maquette de Tapioca… Heuuu pardon
Tapiola avant mon départ en vacances…
- Oui je sais et vous devriez fermer la porte de votre bureau quand vous
essayez vos bikinis, ça émoustille M'sieur Rockin'…
Tapio, le dieu de la forêt |
Lendemain du défilé du 14 juillet des pioupious et des poupiettes (pour la
parité). Waouh, là ça sent les vacances, les plages surpeuplées, le
bergasol, mes petits alpages peinards, le tour de France et sa caravane de
camionnettes à double plancher pour planquer les médocs qui forcent les
jarrets à 150 dN/m ! Eh bien moi je travaille sur un article que j'espère
court et pour lequel le dopage se limite à un p'ti café servi par ma chère
Sonia…
Comme je l'écris de plus en plus souvent après des années à côtoyer les
compositeurs et leurs interprètes, je ne reviens pas dans le détail sur la
biographie du plus marquant musicien finlandais :
Jean Sibelius
(1865-1957). Nous avons déjà écouté ses
2ème
et
4ème symphonies, son très
fameux Concerto pour violon
et, en été 2016, un petit poème symphonique :
Chevauchée nocturne et lever de soleil
(Index).
Tapiola
date de 1926 et succède à la
7ème
et ultime
symphonie
du maître écrite en 1924.
Sibelius
a pourtant encore 31 ans à vivre. Il occupe en ermite une maison de
Järvenpää, au fond des bois
finlandais qui jouxtent Helsinki. Sibelius ne composera quasiment plus. Dépressif, il boit, beaucoup trop, marquant
ses notes en tremblant. Pourtant son style évolue, se modernise. Jamais
Sibelius
n'a voulu intégrer une école, que ce soit celle des postromantiques ou celle
de la Nouvelle école de Vienne.
Tapiola
opposera comme souvent dans son œuvre : légendes épiques nordiques, poésie
et sauvagerie, reflets de la rudesse du climat de la Finlande. En l'année
1951, le dodécaphoniste
intégriste
René
Leibowitz
écrira un pamphlet "Sibelius, le plus mauvais compositeur du monde". Il faut dire qu'après la guerre,
Sibelius
est encore peu connu en occident sauf en Allemagne et aux USA qui l'ont
toujours honoré.
René Leibowitz
? Ça ne vous dit rien ? À part une intégrale
Beethoven
vaguement connue des mélomanes experts, il est complètement oublié, tandis
que
Sibelius
triomphe. Heureusement, l'histoire sait reconnaître les siens, et les
ouvrages de
Sibelius, notamment son cycle symphonique, sont devenus des incontournables des
salles de concert et de l'industrie du disque,
Tapiola
compris.
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Walter Damrosch |
Jean Sibelius
entendit
Herbert von Karajan
diriger sa musique dès le début de la carrière du maestro autrichien dans
les années 30. Il dira "Karajan est le seul qui comprend vraiment ma musique" ! Et il est vrai que le chef a signé à de nombreuses reprises des
gravures cultes consacrées aux symphonies ou aux diverses pièces
symphoniques. Il existe quatre enregistrements officiels de
Tapiola
(une pour EMI avec le
Philharmonia
en 1953 et 3 pour
DG avec bien entendu la
Philharmonie de Berlin, 1964 que nous écoutons comme
exemple, 1976 et
1984 en numérique). Elles sont
toutes passionnantes mais la très sombre et violente version de
1964 sert peut-être le mieux la
férocité opposée à la méditation dans l'œuvre.
Odin, Thor et son gros marteau,
sont les divinités nordiques les plus connues, surtout grâce à quelques
blockbusters où un blondinet bodybuildé balance son marteau de la taille
d'une enclume sur tout ce qui bouge 😊
!
De toute façon, comme m'a enseigné un lecteur aussi assidu qu'érudit
(que je remercie), ces deux divinités n'ont rien à voir avec la
mythologie finnoise qui a son propre panthéon dont Tapio (voir les
commentaires). Blagues et nanars à part,
Sibelius
a nourri son œuvre de son amour pour la nature sauvage de son pays, une
mosaïque de forêts et de lacs, et de références à des légendes héroïques et
tragiques liées à aux anciennes religions de son pays…
Tapiola
verra le jour à Rome et non pas
à Järvenpää, dans cette bicoque
isolée et agressée par les brumes, le vent et les esprits. Mais le refuge
de Sibelius
est présent dans la tête du compositeur comme lieu rêvé pour conclure une
période de 30 ans d'activité. Une triple décennie qui débute en
1892 avec le poème symphonique
En saga
et surtout l'immense
symphonie Kullervo
pour solistes, orchestre et chœur qui déjà mettait en scène un héros de la
mythologie tout comme la
suite de
Lemminkäinen
composées en 1893.
Tapio est le dieu de la forêt
vivant en osmose avec les arbres et possédant des sourcils et une barbe
composés de mousse et de lichen… Tous ces personnages se retrouvent peu ou
prou dans l'immense poème légendaire
Le Kalevala qui fut une source
d'inspiration majeure pour le compositeur.
Tapiola
est le fruit d'une commande du chef américain
Walter Damrosch (1862-1950), alors directeur de
l'orchestre
philharmonique
de
New-York, qui souhaitait disposer d'une œuvre d'une vingtaine de minutes. La
création aura lieu en 1926,
puis en 1927 en Finlande par
Robert Kajanus, ami de Sibelius, en même temps que la
7ème symphonie.
L'orchestration reste très classique malgré l'ajout de quelques bois. Il
n'y a aucune percussion hormis les timbales :
3 flûtes + piccolo, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes + clarinette
basse, 2 bassons + contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, timbales
et cordes.
Sibelius en 1926 |
Là s’étendent du Nord les vieilles forêts sombres
Mystérieuses en leurs songes farouches
Elles abritent la grande divinité des bois,
Les sylvains familiers s’agitent dans leurs ombres.
Sylvains
désigne de petites divinités protégeant les forêts (de l'italien
silva, forêt). Ces petits personnages apparaissent dans le merveilleux
Princesse Mononoké de
Hayao Miyazaki de
1997 sous forme de petits lutins blancs à l'allure de petits
fantômes…
Avec ce quatrain,
Sibelius
nous offre déjà beaucoup de clés sur la symbolique de
Tapiola. Une œuvre expressionniste qui dépeint l'ambiance mystérieuse des sombres
ramures et évoque les présences magiques qui s'y cachent. La thématique n'a
aucun rôle narratif d'origine littéraire comme il est d'usage dans les
poèmes symphoniques de
Liszt
ou de
Richard
Strauss.
Un léger roulement de timbale est immédiatement suivi de l'exposé du thème
principal aux cordes. Un chant qui évoque le vent, le bruissement inquiétant
des arbres immémoriaux et peut-être les plaintes de créatures fantomatiques
qui rôdent autour de la cabane du compositeur… Bois et cuivres soulignent
par des traits incisifs le combat éternel et très ancien entre les forces
fondamentales de la nature et les esprits immortels. Si le poème symphonique
est a priori composé de cinq mouvements enchaînés réunissant onze séquences,
il n'existe aucune rupture dans cette évocation des enchantements au sein de
ces forêts. Le dialogue est à la fois diaphane et entrecoupé d'interventions
puissantes des divers instruments, feulement des flûtes, procession des
hautbois, grondement sévère et inquiétant des bassons. Le sacré n'est pas
absent de cette ballade dans les brumes ténébreuses. Sibelius joue sur une noirceur de l'angoisse confrontée à des jaillissements de
couleurs. L'écriture est très moderne : des petits motifs se réassemblent
inlassablement pour nous perdre dans les frondaisons tel un petit Poucet
nordique. [7:03] Petite procession des bois, guillerette et facétieuse. Les
sylvains farceurs qui parcourent les bois ? Une rapide fantaisie qui tranche
dans le vif d'une première partie qui renvoie dans un univers boréal
primitif voire archaïque.
Sibelius
se réfugie dans ce monde où il semble pouvoir exorciser ses peurs, lui qui
quelques années auparavant a survécu au cancer…
[12:00] L'orchestre explose et cède la place à une mélodie âpre et
disloquée où les timbres se fracassent avec autant de rudesse que dans le
Sacre du printemps
de
Stravinsky. [13:32] Passage aux tonalités étranges dans une mélodie expressionniste
scandée par des pizzicati obsédants. Curieusement on pense aux expériences
tonales de
Debussy, on approche la fantasmagorie des sonorités de
La
mer
ou de
Jeux. [16:27] La direction de
Karajan
plonge avec fougue dans une forme de bestialité qui trouve son apogée dans
un crescendo furieux et diabolique. Ah les belles cordes de la
Philharmonie de Berlin. Commencé dans le postromantisme, le parcours créateur de
Sibelius
se clôt par cette partition dotée d'une modernité que l'on découvrira aussi
dans la
7ème symphonie. L'œuvre se termine sur des thrènes chromatiques et descendants aux cordes
qui évoquent une aube de lumière dorée, heure à laquelle les dieux et les
lutins vont se dissimuler du regard des hommes…
Sibelius
ne saura pas ou ne voudra pas avancer plus loin dans cette voie
avant-gardiste… Dommage…
(Partition)
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Sylvains dans le film d'animation Princesse Mononoké
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Monsieur Claude, Odin et Thor et toute la mythologie germano-scandinave sont totalement étrangers à la Finlande, qui a sa mythologie propre, fondée essentiellement sur le Kavelava, qui narre les aventures légendaires de Lemminkaïnen ou de Kullervo, lesquelles inspirèrent si profondément Sibelius. On y retrouve le même attrait pour la magie divinatoire et une certaine sauvagerie, mais une vision du monde beaucoup moins "guerrière".
RépondreSupprimerEn effet, cette version de Tapiola parKarajan est d'un souffle absolument remarquable -la version de 1984 est quasi-similaire, avec une meilleure prise de son-, très différente de celle, tout aussi extraordinaire, de Kajanus -disponible dans de très bonnes conditions techniques et à petit prix chez Naxos-. Une autre excellente version est celle de Rosbaud, très bien rééditée chez DGG-Originals.
Houlà Diablotin, aurais-je pris trop de liberté avec la mythologie scandinave dont la Finlande fait partie ? Il est vrai que Thor et Odin et Thor sont des Dieux nordiques, Thor change de nom en Finlande. Mais pour mon article, les lecteurs ayant lu Astérix et vu quelques blockbusters seront plus à l'aise qu'avec l'équivalent du Thor finnois qui se nomme Ukko et dont le marteau est le Ukonvasara (Mjöllnir pour Thor). Les frontières sont poreuses concernant les légendes complexes des pays nordiques, je ne suis pas un spécialiste :o)
SupprimerBien entendu toutes les œuvres épiques de Sibelius s'inspirent du Kalevala. J'ai des idées d'articles en réserve….
Bon WE
Le territoire de la Finlande s'étend de part et d'autre du cercle Arctique dans la partie orientale de la Fennoscandie -ou Finnoscandie-, ce qui fait d'elle un pays nordique entièrement extérieur à la Scandinavie. Le mot « Scandinavie » est parfois utilisé comme synonyme de « Fennoscandie » même s'il ne désigne au sens strict que les pays situés sur la péninsule scandinave (sans la Finlande, qui appartient à la péninsule finnoise).
RépondreSupprimerLes frontières sont poreuses entre toutes les religions / mythologies indo-européennes ou ayant connu un apport indo-européens greffé sur un substrat local, en effet. Néanmoins, Ukko ne saurait être assimilé à Thor, c'est plutôt une complexe synthèse entre Odin et Thor, plus proche d'ailleurs de Zeus en retrouvant notamment une place de "dieu suprême".
Quel puits de science Diablotin. Je ne ferai plus jamais confiance à Wikipédia et autres sources incertaines...
SupprimerJe vais partir en vacances moins inculte :o)
Merci pour toutes ces informations passionnantes...
Les articles des semaines à venir sont des "brèves" avec un peu de loufoquerie, je suivrai les commentaires sur mon smartphone.
A bientôt.
Ayant fait une grande partie de mes études à Strasbourg, j'ai pu notamment suivre un parcours en "Histoire des religions", qui n'existait, à l'époque, dans aucune autre université française et était prodigué par des sommités mondialement reconnues. Très intéressant, avec en particulier beaucoup de comparaisons entre les différentes mythologies indo-européennes. Je crois que cette filière commence à se développer un peu en "France de l'intérieur", mais pas beaucoup... Vieux fond laïc oblige !
RépondreSupprimerPour la situation géographique de la Finlande, un simple regard sur une bonne carte permet de situer la péninsule scandinave, ouverte sur la Mer du Nord et la Mer Baltique, par rapport à la péninsule finnoise, ouverte sur la Mer Baltique uniquement :-)