- Le piano de Maurice
Ravel cette semaine M'sieur Claude ?! J'ai entendu dire qu'un double CD
suffisait pour réunir toute son œuvre pianistique assez originale je crois…
- En effet Sonia, pas de
sonates, d'études, de ballades, etc. Non des pièces de forme libre, isolées ou réunies
en cycle comme Miroirs ou Gaspard de la nuit…
- Je connais une barque
sur l'océan (je l'ai vu au dos de cette belle jaquette colorée), mais dans
une version orchestrale. Une transcription ?
- Oui, comme Alborada del
gracioso, seconde pièce également orchestrée sur les cinq que comporte ce
recueil.
- Jean-Efflam n'est pas un
prénom courant. Deux mots sur ce pianiste pour me mettre au parfum avant la
publication M'sieur Claude…
- Jean-Efflam Bavouzet est
un pianiste français, discret mais de très grand talent et âgé d'une petite
cinquantaine… Il me semble que Saint Efflam était breton, on va chercher…
Jean-Efflam Bavouzet (né en 1962) XXXXX |
L'écriture
pour le clavier va occuper plutôt le début de la carrière de Ravel.
Sa première pièce date de 1892 (le
compositeur n'a que 17 ans) et, par son titre de Sérénade grotesque, montre
déjà que le compositeur sera à la fois étranger aux formes classiques, mais
aussi doté d'une imagination originale voire provocatrice dans son inspiration.
Un tel titre fait penser à Satie. La dernière
pièce à deux mains, très connue, porte le titre Le tombeau de Couperin.
Elle date de 1917 (Ravel
a encore vingt ans à vivre) et prouve son l'attachement
à la rigueur d'écriture du baroque François Couperin et un goût commun pour les titres insolites (Sonate "La pucelle" !).
Nota : pour ceux qui souhaite
découvrir une biographie résumée du compositeur basque, je les invite à relire
l'article consacré aux ballets pour orchestre, avec l'incontournable Boléro
que Ravel… n'aimait pas
beaucoup en réalité (Clic).
Si
Claude Debussy, grand rival et
ami de Ravel dans ce courant
moderniste de l'écriture pianistique, reste attaché aux cycles traditionnels : Préludes,
Études,
quasiment aucune des compositions de Ravel ne se réfèrent
à ces formes imposées. Précision, le recours à la gamme tonale et à d'autre
excentricités solfègiques par Debussy offrent cependant un
grand renouveau du langage pianistique. Les Préludes portent tous
un titre explicite en rapport avec leur vocation expressionniste, symbolique ou
impressionniste. (Voir la Cathédrale engloutie – Clic.)
Debussy, lui, admirait
un autre baroque tardif français : Rameau. Chacun le sien…
Maurice Ravel doutait que le mot impressionnisme, définissant si bien la peinture
de son temps, puisse s'appliquer à la musique. Ça se défend à propos de la distorsion de la perspective
et de l'espace au service du mouvement dans ce style de peinture (Sisley, Monet ou Van Gogh). Je trouve la remarque moins pertinente
pour les couleurs chatoyantes et surtout les lumières diaphanes, les clairs obscurs,
autres signatures de ce mouvement pictural, qui là, magnifient ces
cinq pièces aux sonorités mystérieuses. Les titres des pièces invitent au rêve, en aucune manière à une
écoute de mélodies descriptives comme par exemple dans la Moldau de Smetana. L'inspiration surgit d'une idée, d'un
regard furtif vers un objet, d'un son fugace entendu dans la campagne : les oiseaux tristes, une barque sur l'océan, ce titre
renvoyant aux peintures maritimes qui firent les beaux jours des impressionnistes
à Sainte-Adresse près du Havre. Debussy nommait ses six Images de la même manière que Ravel dans Miroirs : Poissons d'or (un vase laqué dans son bureau) ou encore Les cloches à travers les feuilles qui trouve leur écho dans la vallée des cloches, la dernière
pièce de Miroirs …
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Noctuelles |
Jean-Efflam Bavouzet est né à Lannion, ville bretonne près de Plestin-les-Grèves dont le saint local
(ils sont nombreux en Armorique) est Saint
Efflam, un homme pieu et un personnage des légendes arthuriennes. D'où le
prénom original de ce pianiste qui quittera l'air iodé des côtes d'Armor pour
Metz où il suivra de brillante études au conservatoire de la ville. Poursuite
de son cursus au Conservatoire de Paris avec à la clé un premier prix de piano. Perfectionnent
avec de très grands aînés : Paul Badura-Skoda, Nikita Magaloff et György
Sándor.
Sa carrière en récital démarre vers 1990 puis,
cinq ans plus tard, ses talents de concertiste sont reconnus et on le voit
accompagné par la philharmonie de New-York puis à Paris sous la houlette de Georg Solti, maestro très exigeant, c'est bien connu… J'avoue découvrir cet artiste
avec Ravel car Jean-Efflam Bavouzet n'est pas, à
l'évidence, le chouchou des médias et des labels planétaires souvent adeptes du
star-system classique (DG au hasard). Grande figure internationale du clavier, Jean-Efflam
Bavouzet enregistre beaucoup mais exclusivement
pour les labels comme l'anglais Chandos ou l'allemand MDG. Maisons de disques encore
trop confidentielles en France. Pourtant Jean-Efflam collectionne les diapasons d'or et autres Chocs de la musique attribués par la presse spécialisée, notamment
pour ce double album consacré à Ravel.
Son répertoire éclectique lui permet de
jouer moult concertos en complicité avec les meilleurs chefs de la planète : de
Vladimir Ashkenazy à Valery
Gergiev en passant par Pierre Boulez.
Jean-Efflam Bavouzet a transcrit pour piano à quatre mains Jeux (Clic), ultime ballet moderniste et sensuel de Debussy, transcription qu'il a enregistrée avec François-Frédéric
Guy, autre pianiste français talentueux rencontré
dans ce blog pour son interprétation des trois sonates de Brahms (Clic).
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Édouard Manet |
Miroirs sera composé
entre 1904 et 1906. C'est le pianiste espagnol Ricardo
Viñes (1875-1943) qui les créera à
la salle Erard dès la dernière note écrite. Ricardo Viñes servira comme
personne les compositeurs qui révolutionnent l'art pianistique de son temps : Ravel, Debussy,
Albeniz et de Falla.
Il existe quelques vielles cires écoutables de ses enregistrements : finesse,
clarté, dynamisme… Ravel et Viñes s'étaient connus au Conservatoire de
Paris.
Chacune
des cinq pièces de miroirs est dédicacée à un membre du groupe intellectuel Les Apaches qui réunira dix-sept poètes,
écrivains, peintres et musiciens entre 1900
et 1914. Le nom du groupe est un petit clin d'œil aux "apaches", voyous parisiens de la belle
époque immortalisés par Serge Reggiani dans
Casque d'or.
On y rencontrera les compositeurs Florent Schmitt
et Albert Roussel.
1 – Noctuelles (dédié à Léon-Paul Fargue, poète et essayiste)
– (Très léger) : Les noctuelles sont des
papillons de nuit. (Dans le Deblocnot, on aborde même les Sciences de la Vie et
de la Terre.) Les notes voltigent délicatement dans une ambiance nocturne. Les deux
lignes mélodiques (main gauche vs main droite) se pourchassent et chahutent. La
main droite enchaîne des accords de croches avec des ruptures de rythme
ludiques tandis que la gauche joue des triolets en arpèges… Le vol des
papillons n'a rien de rationnel, la musique de Ravel non plus : pas
vraiment de thème et de construction rigoureuse. La magie de la vie sous un
ciel étoilée, les notes voltigeant autour de la douce lumière d'un réverbère. Peut-être car Ravel ne décrit rien,
il évoque, contemple… Comme Debussy, Ravel invente un jeu pianistique
nouveau que Fauré avait inauguré à sa manière. Les notes se succèdent dans une
apparente improvisation avec un chromatisme offrant des sonorités oniriques. Jean-Efflam Bavouzet porte l'alliance entre la décontraction et la vivacité qui siéent à cette
musique expressive et mordorée. Du très grand art au service exclusif de la
partition.
Oiseaux tristes de Charles LouisColombo |
3 – Une barque
sur l'océan (dédié à Paul Sordes, peintre) – (D'un rythme
souple) : Un chef d'œuvre, mon morceau favori, bien connu du public car orchestré et souvent
joué ; la terreur des apprentis pianistes… La main gauche dépeint l'onde turquoise
par une succession d'arpèges de triples croches montants et descendants. La main
droite nous embarque dans un frêle
esquif cabotant au gré des facéties des jeux de vaguelettes. Dans le
développement central, le pianiste doit balayer cette scène marine d'une brise
de trilles en arpèges notées glissandi et mf
d'une vélocité redoutable. Ravel ne fait aucun
cadeau à son interprète mais dieu que c'est enchanteur… Pour l'orchestration,
seules les flûtes ont une célérité capable de rivaliser avec le clavier pour
jouer ces trilles.
4 - Alborada del Gracioso (dédié à Michel Dimitri Calvocoressi,
écrivain et critique musical) – (assez vif) : Autre pièce assez célèbre et
également déclinée plus tard pour l'orchestre. Encore une prouesse exigée du pianiste
par les ritournelles d'accords piqués, les syncopes, le flot musical au rythme
fantasque, des suites diaboliques d'accords en glissando ! Ravel
joue la carte de l'ironie, de la passion immodérée de l'époque pour les danses
ibériques (Debussy et Ibéria,
suite symphonique haut de gamme). La pièce adopte une forme rappelant le scherzo avec une
partie centrale plus alanguie dans laquelle les hidalgos, le jabot en avant, courtisent les belles
espagnoles. Un morceau dansant et lyrique gorgé de soleil et
de joie de vivre…
5 – La vallée des cloches (dédié à Maurice Delage, compositeur élève de
Ravel) – (Très
lent) : Comme les oiseaux, les sonneries des cloches inspirent les
musiciens (Liszt et les cloches de Genève
dans les années
de pèlerinage, Berlioz et Moussorgski
dans les sabbats
de sorcières…). Dernier morceau dans
lequel se répètent des motifs typiques des annonces des heures ou des
invitations à la prière. Une pièce d'une infinie tranquillité et discrètement
mystique (discrètement). Une gaieté campagnarde de la musique, un
jeu profond du piano pour éviter de brosser un tableau sulpicien de nos chers
clochers. (Partition)
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Parmi
les innombrables réussites au disque de l'interprétation de ce cycle, j'en
propose trois gravées à des époques différentes. Je ne reviens pas sur l'album
de Jean-Efflam Bavouzet de 2003 qui a emporté les suffrages des critiques et des mélomanes. Une
anthologie peu chère pour un album en première publication chez un label étranger.
1954 : Walter Gieseking reste une
légende par la ductilité et la subtilité poétique du discours et un son
monophonique excellent quoique un peu terne (EMI – 6/6).
Vlado Perlemuter (1904-2002) sera le
premier pianiste, ami de Ravel à jouer toute
la production du maître dans les années 20. Expert de Ravel,
il confie une intégrale en 1979 pour Nimbus
avec un son stéréophonique excellent mais un chouia réverbéré, comme souvent
chez ce label. Le témoignage indispensable de celui qui put se former auprès du
compositeur (Nimbus - 6/6). Enfin
dans les enregistrements récents, Alexandre
Tharaud signe, également en 2003, une intégrale de haute volée avec une qualité de son idéale (HM – 6/6).
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Miroirs
par Jean-Efflam Bavouzet et trois compléments : Une barque sur l'océan par Walter
Gieseking puis Alborada del Gracioso par Alexandre Tharaud. Enfin, de nouveau Une barque sur l'océan, mais dans la version orchestrale dirigée par Claudio Abbado.
Avant tout, je préciserai que Ravel est mon compositeur français préféré et que sa musique pour piano se situe très haut dans mon panthéon personnel. Comme tu l'annonces, elle a été très bien servi par le disque, et il n'existe pas de "mauvaise" intégrale de cet ensemble, qui bénéficie d'une écriture suffisamment précise pour éviter bien des travers.
RépondreSupprimerEn effet, la prise de son des disques de Gieseking est malheureusement bien grise, ce qui, dans ce corpus, est assez gênant... Mes deux versions de chevet n'apparaissent même pas dans ton billet, par ailleurs tout-à-fait intéressant et instructif -et très joliment illustré-. Il s'agit de l'intégrale Decca de Pascal Rogé -1974-, vraiment excellente et disponible à pas cher, malgré une prise de son seulement convenable, et de celle de Steven Osborne -2011, Hyperion- à la prise de son exceptionnelle. Pogorelich propose également un "Gaspard de la nuit" réellement saisissant.