L'histoire de Sharon Lafaye Jones, un combat qui, à force de pugnacité, a fini par payer, et qui pourrait être le sujet d'un film, d'un biopic. Sharon a d'ailleurs déjà été le sujet d'un documentaire.
Dernière d'une fratrie de six enfants, Sharon est née le 4 mai 1956 à Augusta, en Georgie, et a grandi en Caroline du Nord. Comme la grande majorité des Afro-américains de sa génération (et d'avant) elle apprend le chant au sein de l'église du coin. Avec l'une de ses deux sœurs, elle est initiée au Gospel.
Sa mère, quittant un mari infidèle et violent, part avec elle pour New-York, à Brooklyn.
Là, devenue adulte, elle passe par divers emplois sans jamais trouver sa place. Agent de sécurité pour la banque Wells Fargo, manager pour une société d'imprimerie,ou même maton au pénitencier de Rikers Island (seconde plus grande prison américaine).
Parallèlement, elle chante, suivant les opportunités qui se présentent à elle. Ainsi, elle se mêle à la scène hip-hop locale, assurant même un temps les chœurs pour Big Daddy Kane.
Il y a une anecdote : travaillant alors à l'immense prison de Rikers Island, les détenus ayant appris qu'elle chantait, sous forme d'une boutade bon enfant mais néanmoins sérieuse, refusent de réintégrer leur cellule tant qu'elle ne leur chante pas une chanson. Souhaitant éviter toute violence, elle s'exécute et se lance dans une interprétation, forcément a capella, de la version de "Greatest Love of All" de Whitney Houston (initialement chantée par George Benson). A la suite de quoi, tous les condamnés rentrent docilement dans leur minuscule cellule.
Mais, lorsqu'elle tente une carrière artistique professionnelle, un cadre de Sony la juge "trop petite, trop noire, trop grosse, et trop âgée". Le con. Quel tact ! Avait-il seulement pris la peine de l'écouter ? Était-ce au moins une personne qui s'intéressait, un tant soit peu, à la musique ?
Après cet affligeant camouflet, découragée, elle arrête un temps la musique. Avant que, tiraillée par un besoin viscéral, elle retrouve la scène, alors fort modeste, pour clamer avec véhémence les vibrations régénérantes de la Soul authentique. La vraie, Celle qui vient du cœur, des tripes, et de l'âme. Que d'évidences, mais qui pourtant ne signifient plus grand chose dans ce monde d'artifices.
Gabriel Roth à sa droite, à la basse. |
Elle continue donc, résignée à se satisfaire de prestations pour des bals et mariages, ou des sessions pour des studios où elle reste dans l'ombre.
Et puis, finalement, elle est invité par Gabriel Roth. Un jeune bassiste et compositeur de 22 ans, qui a fondé un label, Disco Records, avec l'aide d'un français, Philippe Lehman, pour promouvoir la musique qui les passionnent : la Soul et le Funk authentiques. Et si cela sonne millésimé, c'est encore mieux.
Sharon débarque dans le studio, encore affublée de l'uniforme de son emploi de convoyeuse de fonds, et enregistre un premier 45 tours - "Damn, it's Hot" - sous son nom, en 1996, à 40 ans.
Elle rejoint alors la Disco Soul Revue et fait la choriste pour Lee Fields.
Elle doit attendre la scission de Disco Records, et la création de Daptone Records par le même Gabriel Roth, pour enfin enregistrer son premier long-player, à 46 ans. En 2002, parait alors "Dap Dippin' with Sharon Jones and the Dap Kings".
Saluons au passage le fidèle Gabriel Roth qui produit et compose pour la dame, et joue de la basse sous le sobriquet de Bosco Mann.
Néanmoins, probablement à cause de la modeste structure inhérente aux jeunes labels indépendants, ce premier essai ne fait guère de vagues et demeure confidentiel. Toutefois, une certaine Amy Winehouse y pose ses esgourdes (sur celui-ci ou le suivant) et, considérablement séduite, part enregistrer une partie de son futur second disque au studio Daptone, avec toute l'équipe. Il s'agit évidemment de "Back in Black".
Il faut attendre 2007, et l'album "100 Days, 100 Nights", propulsé par le single du même nom, pour voir son nom affiché dans les charts.
Désormais, la presse commence à parler d'elle comme d'une révélation. C'est qu'il faut voir ce phénomène débordant d'énergie s'emparer de la scène, respirant et transpirant la Soul. Irradiant d'une force intérieure et d'une sincérité à toute épreuve. Voilà des années que l'on essaye de nous faire croire que les tenants du Rythmn'n'Blues, de la Soul et du Funk ne sont plus tenus que par des bimbos artificielles, qui ne peuvent se produire sans une armada de danseurs, de divers effets pyrotechniques et lumineux, et ... en play-back (beeuuâârkk ... ☹ ). Et bien, non ! Ils existent encore de vrais artistes dans ce domaine.
Lorsque l'on voit Sharon prendre possession de la scène, on se demande comment il est possible qu'une artiste de ce gabarit ait pu rester si longtemps dans l'ombre ? Sans aucune opportunité d'enregistrer ?
Et on aimerait bien connaître le nom de ce crétin ,de ce sourd abruti, cadre chez Sony, de ce goujat qui a osé l'éconduire avec tant de mépris.
Elle est le catalyseur, le relais et l'émetteur d'une énergie vibratoire pure, propre à électrifier le public le plus amorphe (pour peu qu'il ne soit pas totalement zombifié). Avec elle, le public "voit la lumière".
"I Learned the Hard Way" conforte son élan vers une notoriété amplement méritée qui traverse désormais les frontières.
Les Dap-Kings au complet avec Roth aux claviers |
Ce n'est pas sans raison si nombreux sont ceux qui considèrent qu'elle a relancé la Soul et le Funk originels. (toutefois, il ne faudrait pas occulter le travail et l'engagement de Roth et de ses Dap-Kings)
Hélas ... Il semble y avoir tant de personnes qui seront à jamais confrontées à l'adversité. En 2013, alors que tout paraît radieux, on lui diagnostic un cancer du pancréas.
Un documentaire signé Barbara Kopple, "Miss Sharon Jones", relate son combat. Le film est primé à trois reprises.
Après avoir dû repousser la finalisation de "Give the People What They Want" (nominé aux Grammy Awards, il atteint la 1ère place du Billboard indépendant et affiche même des ventes notables dans l'hexagone), en 2014 elle reprend malgré tout la scène. Mais elle accuse la fatigue et doit gérer son énergie pour assurer son chant. Elle ne peut plus arpenter la scène comme auparavant, en accaparant l'espace avec une énergie palpable et des danses frénétiques et tribales héritées des Tina Turner, James Brown et Otis Redding (voire de Rufus Thomas). Une danse à l'instinct, innée et communicative. Elle se produit sans fard, le crâne dégarni par la chimio, mais encore étincelante de vitalité.
Les obstacles de sa vie lui ont forgé une volonté et un caractère de fer. C'est une battante et c'est la rémission qui lui permet de réaliser un dernier disque. Une galette de Noël, pour les fêtes. Cependant, au contraire de la grande majorité de ces disques qui répondent à une demande traditionnelle, ou plutôt à une pression marketing, "It's Holiday Soul Party" ne se contente pas d'aligner des classiques, maintes fois repris et enregistrés pour l'occasion, que l'on agrémente plus ou moins à sa propre sauce. Des originaux composés par les Dap-Kings (dont un par Binky Griptite, et un par Saundra Williams, tous deux de l'équipe Daptone Records et des Dap Kings ; respectivement guitariste et choriste) se sont immiscés pour rendre ce projet plus attrayant. On y retrouve aussi le "Please, Come Home for Christmas" de Charles Brown (co-écrit avec Gene Redd).
Pour les classiques tels que "Silent Night" et "White Summer", l'habillage Soul est si ajusté et travaillé que l'on ne reconnait pas immédiatement le morceau. Certains risquent de crier au blasphème. "Silent Night", en dépit de quelques grelots, est devenu un slow-blues, à peine recouvert d'une ombre vaguement Soul, et "White Christmas" est Rock'n'Roll.
Si ce n'est pas sa meilleure réalisation, ce "It's Holiday Soul Party" n'en clôture pas moins de belle manière une carrière tardive - qu'elle ne devait plus espérer - mais néanmoins réussie. Avec notamment, sept disques sans faute de goût.
Peu de temps après la sortie du disque, c'est la rechute. Elle est contrainte d'annuler la tournée de l'été, et on ne la reverra plus.
Le fleuron de l'écurie Daptone, celle qui avait gagné le surnom de "Reine du Funk" (et non auto-proclamée ...), succombe, après deux AVC, à cette longue maladie le 18 novembre 2016, à Cooperstown.
Gabriel Roth, sincèrement touché, dira "c'était la personne la plus forte que je n'ai jamais connue".
"La Soul est une musique qui doit aider les gens à traverser les épreuves les plus difficiles. J'ai eu la chance de grandir pendant l'âge d'or qui a accompagné le mouvement des droits civiques, et j'espère, qu'à ma façon, je vais aider un peu et défendre la Soul comme genre à part entière" dixit Sharon Jones.
Les clips de son dernier disque ("It's Holiday Soul Party")
En Live (avec Prince qui s'invite pour jouer un solo sur le 1er extrait, et avec le Tedeschi Trucks Band pour le second)
liens :
"I Learned the Hard Way" (2010)
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