mercredi 9 novembre 2016

DOYLE BRAMHALL "Rich Man" (octobre 2016), by Bruno



     Bon, oui, je sais, Doyle Bramhall II est loin de faire l'unanimité. Mais comme le blog n'a pas encore été racheté par une de ces compagnies internationales qui travaillent à une lobomotisation mondiale et à l'uniformisation des masses, on peut encore se permettre de parler de ceux qui ne souhaitent pas rentrer dans un moule. Ou bien ceux qui n'en ont rien à carrer.
Doyle Bramhall II, fils de Doyle Bramhall (original non ?) (1), n'intellectualise pas sa musique ; ou si peu. Pour lui, avant tout, c'est la vibe, le feeling qu'elle doit procurer. En cela, il rejoint l'esprit des vieux bluesmen ; ceux qui n'avaient que faire du nombre de mesures ou même de savoir si leur gratte était correctement accordée. Ainsi donc, difficile, voire improbable, de trouver chez lui un shuffle bien huilé ou un rock carré et inébranlable. Avec pour conséquence, une musique moins abordable que celle de ses congénères.
 

   Il semble bien que sa politique soit essentiellement de ressentir quelque chose (une lapalissade ? Oui, mais pourtant pas évident pour tout le monde), de créer une résonance vibratoire avec l'inconscient. Et peu importe si cela ne correspond pas à des canons, ou à ce que l'on pourrait attendre de la personne qui a accompagné - sur disque et en tournée - pendant plusieurs années Eric Clapton, mais aussi Sheryl Crow pour qui il a aussi écrit et produit (sans oublié Roger Waters, Susan Tedeschi, Tedeschi Trucks Band). Au contraire, son credo serait plutôt de sortir des sentiers battus, d'essayer de proposer autre chose. D'être créatif. Cela, tout en gardant son cœur attaché au Blues au sens large ; celui des pionniers à celui de Stevie Ray. Parfois avec l'esprit de l'icône et fondateur du Blues-rock psychédélique. Un rapprochement d'autant plus fort avec Hendrix qu'ils sont tout deux gauchers ? Mais pas que.
En fait, Doyle Bramhall II semble avoir développé son jeu à l'ombre de deux grands gauchers : Jimi Hendrix donc, ainsi qu'Albert King. Du premier, outre la Stratocaster comme instrument de prédilection (mais non l'unique), il a gardé une certaine forme de psychédélisme, de Blues spatial et bohémien, interdimensionnel, et le goût d'une certaine - et mesurée - exploration sonique ; de l'autre, son côté autoritaire, et un touché à la fois brusque, abrupte, et velouté. Tout comme Albert King, Doyle joue parfois aux doigts avec les cordes inversées (inversement des cordes même lorsqu'il emploie des guitares pour gaucher) et, tout comme lui, frappe les cordes avec son pouce tandis qu'il les accroche avec les autres, ou au besoin les caresse. Par nécessité, il ressort un plectre pour des morceaux plus appuyés (ou lorsqu'il renoue avec son emploi d'accompagnateur).

     Cela faisait quinze ans qu'il n'avait plus enregistré pour son propre compte (son dernier disque, "Welcome" avec le collectif Smokestack , date de 2001). Il composait encore pour lui-même. Las de composer pour les autres, après quinze ans, il retrouve les studios. Il n'avait pourtant pas totalement arrêté sa carrière solo, puisque, lorsque son emploi du temps chargé le lui permettait, il se produisait sur scène sous son seul nom, ou, bien plus rarement, pour une réunion exceptionnellement d'Arc Angels (avec Charlie Sexton et le binôme Double Trouble).
Il fallait aussi que sa tumultueuse vie sentimentale, entre divorce et nouvel amour, lui laisse aussi un peu de temps. Qu'il retrouve un équilibre. Une petite séquence people ? Après un mariage de 13 ans avec Susannah Melvoin (chanteuse, elle est connue pour avoir travaillé et écrit pour Prince. C'est la sœur jumelle de Wendy de Wendy & Lisa) avec qui il a eu deux filles, il divorce et se retrouve un temps dans les bras de Sheryl Crow qu'il quitte pour Renée Zellweger. Tous deux étant nés et ayant vécu au Texas, se connaîtraient depuis bien longtemps ; au moment où Renée était encore à l'université, à Austin.

     "Mama Can't Help You" (le single) marque un engagement plus profond dans une forme rudimentaire de Soul-music. Une Soul sudiste baignée de réminiscences bluesy de bon aloi, avec quelques chœurs parcimonieux qui se pointent pour donner un surplus de chaleur bienvenue.
D'autant plus que "November" débute comme une triste journée pluvieuse et humide d'automne. Heureusement, au bout d'une minute, c'est l'éclaircie. C'est un Soleil radieux que nous apportent des cuivres semblant tout droit sortis des studio Stax, bientôt soutenus de puissants chœurs black. Une chanson triste à l'humeur changeante en hommage à son père décédé le 12 novembre 2011, à Alpine, Texas. On passe d'un spleen décourageant - bien court - à des climats plus chaleureux et optimistes, nimbés d'espérance en des jours plus heureux.


   Malheureusement, "The Veil", telle une rechute, plonge plus profondément dans un état moribond et désabusé. La Soul est bien là, mais sans joie. "Evil, waits behind the veil. Nobodys knows how far you'll go. Evil, don't you follow your momma, baby. Evil, better lock away, away". Aucun lien avec le film du même nom (sorti cet été) de Phil Jonaou avec Jessica Alba. Il s'agit d'une déchirure sentimentale. Une pièce qu'il joue depuis longtemps en concert sous le titre "Evil".

Un saranji (2) résonne au loin, traînant une aura mystique immémoriale, réveillant des souvenirs ancestraux, enterrés au fond de notre âme. Lorsque la section rythmique arrive, avec une guitare blues fébrile héritée autant du country-blues que de John Lee Hooker (que l'on verrait bien branchée dans un antique et défraîchi Fender Vibrolux), y planent de fines volutes d'encens vaudou. Avec quelques fines particules échappées du "Walking into Clarksdale" de Page & Plant. Pourtant, "My People" n'a rien de particulièrement sulfureux, au contraire, ce sont des paroles de ralliement, de paix entre les peuples. C'est pourquoi lors des refrains ("People, all my people, break it down to the bones and you'll see now people, all my people. Check the blood in the dirt and you'll see now ..."), la musique se pare d'espoir, presque d'enthousiasme. La facette sombre pourrait traduire une inquiétude par rapport à la tournure que prend notre monde, prêt à tomber dans un âge sombre.

Une guitare acoustique  brise le silence, en tentant maladroitement d'imiter une harpe. Prestement un chant intimiste, mi-plaintif mi-résigné, l'a rejoint. "So much life wasted in love and war, never known how one leads to the others. Maybe it's time for new to live by ?".  Une percussion s'immisce doucement, progressivement, sur la pointe des pieds, de crainte d'ébranler une douce atmosphère introspective. Une voix féminine, en l'occurrence celle de Norah Jones, vient doubler le chant, apportant alors une brise de fraîcheur. "New Faith", douce mélancolie, douce image bucolique d'un jeune couple main dans la main marchant dans un pré fleuri (vision probablement induite par des claquements de mains rythmés qui, couplés à la guitare acoustique, nous propulsent dans un cadre sonore espagnol - ou bien mexicain ? -)

"Keep You Dreamin'" débute comme une B.O d'un quelconque film à suspense des années 70 (Isaac Hayes n'est pas loin) avant de barboter gaiement dans un chaudron de Soul et de Funk millésimé 70's.

Des sons remontent d'une rue étroite, sombre, crasseuse et humide ; trop étroite et profonde pour que le Soleil puisse en illuminer la moindre parcelle. Blues rampant, sournois, séminal et sulfureux, gorgé de Soul moite et ténébreuse. La guitare crachote, saturée de fuzz graveleuse ; lors du solo, elle semble au bord de la rupture. La batterie tribale appuie l’atmosphère moite et poisseuse, propre à accueillir une entité perdue entre deux mondes. L'orgue Hammond B3 (de Kofi Burbridge - Tedeschi Trucks Band -) joue un gospel corrompu tandis que les chœurs tentent de tempérer le propos en essayant de l'assainir. "Hands Up" marche sur les pas du tentateur ; celui qui se trouve aux carrefours - dont le crossroad de Robert Johnson -, celui qui s'empare de pauvres hères, d'innocents et des imprudents pour les transcender et leur faire redécouvrir leur nature animale. Au choix, l'œuvre d'un génie, d'un djinn, d'une sylphe, d'un démon.


   "Rich Man" porte encore les stigmates de cette ambiance, non pas démoniaque, mais qui ne parvient pas à se libérer d'une facette obscure. En fait, c'est comme si Doyle ne parvenait pas à se dépêtrer d'un mal profond, ancré au fond de son âme. Que malgré tout ses efforts, il ne parvenait pas à exprimer pleinement un sentiment de joie ou de plénitude, inconsciemment bridé par des blessures métaphysiques. Le mélange de guitares acoustiques (cordes nylon), de batterie groovy, de violons lancinants (et devenant dissonants sur le coda), de guitares funky en retrait (les Dap-Kings en invités), donne un air de fusion. La rencontre de mondes proches mais que des diktats cherchent à séparer et compartimenter. Le sujet ne traite pas de richesses, du moins matérielle. Malgré l'atmosphère assez sombre, il s'agit d'une love-song ; totalement atypique. Elle traite notamment de ce que l'on peut éprouver lorsque l'on se sent aimé. "You make like me feel like a rich man".

Surprise avec l'apparition d'une musique de chambre. Un interlude venant chasser les derniers esprits chagrins précédents, afin de laisser la place à une belle ballade. "Harmony", déclaration d'amour à sa dulcinée ? Ou bien à une de ses filles ? "My Love, you're always with me. Know you'll allways be allways forever. My Love, you're my little soul ... You're the best thing I've ever known". Paroles certes simplistes et pas très originales, toutefois tellement en harmonie avec la musique. Un instant d'exquise pureté.

Là encore, avec "Cries of Ages", Doyle alterne entre l'ombre et la lumière. Une pièce inspirée par des grands noms de l'histoire, dans l'espoir que l'on puisse - un jour - retenir leur enseignement, afin de surmonter ces temps d'incertitude et de confusion.

Autre interlude, oriental cette fois-ci avec "Saharan Crossing", court instrumental conforme à son titre, avec l’Israélien Yuval Ron (3) venu jouer du oud. Prélude avant d'attaquer le long "The Samanas" sur lequel l'ombre - ou le fantôme - d'Hendrix est venu hanter cette pièce qui paraît, à première écoute, avoir été extirpé d'un proto-Rock-progressif anglais. Toutefois, un Jimi plus désabusé et sombre que jamais. Le monde a bien changé. Le gaucher le plus célèbre de Seattle a pris possession du maître des lieux. La guitare est soumise à rude épreuve et, au bout d'un moment, les larsens finissent par fuser (fuzzer) de toute part. Attention aux tympans sensibles. Et tant qu'à faire, une fois que l'on est lancé, autant enfoncer le clou et finir avec un morceau du maître. "Hear My Train a Comin'" n'a jamais sonné aussi belliqueux et ensorcelé. La Stratocaster branchée dans un Shin-ei Vibe-bro (4) occupe tout l'espace sonore. Le solo, strident, est possédé, et le coda est une salutation à un autre Jimmy, Page de son nom.

     Finalement, ce "Rich Man" de Doyle Bramhall II, en dépit de ses différents climats, de ses petites incursions dans l'Orient, est un tout. Tout est à sa place. Cela débute d'ailleurs par un Blues-rock - presque - conventionnel pour finir sur un titre de Jimi Hendrix. Devoir de mémoire, sans qui probablement, la musique n'aurait pas le même visage aujourd'hui (du moins la sienne). Un des premiers à avoir aboli les frontières du Blues pour lui donner une dimension universelle, dans un élan d'amour et de partage non feint.
Un disque peut-être pas évident et pourtant si attachant, si humain, si sincère. (Et qui ne donnera rien sur un de ces gadgets plats et tactiles - seconde lapalissade -)



(1) Pour mémoire, Doyle Bramhall (le père) était un chanteur et musicien très connu au Texas (batteur), et connu au-delà pour avoir été un compositeur et un proche ami de Stevie Ray Vaughan et du frère Jimmie qu'il accompagna à la batterie.
(2) Instrument à cordes joué avec un archet, probablement d'origine indienne
(3) Yuval Ron est un israélien qui tente, par sa musique, de rallier les différentes ethnies et peuples du Moyen-Orient. Ainsi, son Ensemble comporte des musiciens des religions d'Abraham (juifs, chrétiens et musulmans).
(4) Shin-ei est l'entreprise qui avait repris Honey, la société créatrice de l'Uni-vibe ; celle utilisée et popularisée par Jimi Hendrix et Robin Trower. Et un certain Gilmour aussi. La Vibe-bro  reprend les propriétés de l'authentique Uni-vibe des 60's, avec pédale d'expression . Steve Johnson, Kenny Wayne Sheperd, Lance Keltner et Michael Landau s'en sont déjà emparé. J'en veux un !!!!



Autres articles traitant de Doyle Bramhall (liens/clic):
- Arc Angels (1992)
- Doyle Bramhall & Smokestack "Welcome" (2001)

6 commentaires:

  1. Effort louable et un peu incompréhensible pour essayer de réhabiliter quelqu'un qui aurait dû arrêter la guitare depuis un bon moment. J'avoue que son talent musical m'échappe. Heureusement pour lui, il semble avoir davantage de succès comme étalon. J'ai au moins appris qui était Renée Zellweger.

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    1. Ben oui, voilà ... le genre de réponse que j'attendais. Effectivement, Doyle n'a pas un jeu académique et donc récolte l'incompréhension.
      Dire que des personnes telles que Buddy Guy, Muddy Waters, Hendrix, Leslie West ont été aussi le sujet de critiques aussi acerbes. Et on ne parle même pas de John Lee Hooker ou de Jack White.

      Et encore, ne parlons pas de tous les musiciens de musique classique qui ont longtemps pu cracher à la face du Blues, du Jazz et du Rock. Même aux actualités, on se moquait ouvertement des groupes que l'on considère pourtant aujourd'hui comme des monuments.

      (D'ailleurs, en aparté, il y a un peu plus d'une vingtaine d'années, j'avais droit au même genre de remarque lorsque je faisais écouter du Blues, antérieur aux 80's, à des potes qui vouaient presque un culte aux Schenker, Vai, Eric Johnson, McAlpine, Gilbert, Van Halen, Rhoads et consorts. Tout juste s'ils admettaient le talent de SRV)

      Si faire de la musique c'est exclusivement respecter des schémas établis et éprouvés, on en serait resté à la musique du moyen-âge.

      Evidemment, si Clapton, Tedeschi et Sheryl Crow ont fait appel à lui pour les aider dans leurs compositions, et les accompagner, c'est qu'il est forcément très mauvais ...

      Article à venir : The Voices. Le temple du bon goût et des "musiciens" intègres. [ :-) ]

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  2. Y'a pas de vidéos sur YT (10/12/16 Fairfield Theater Company) de la tournée qui suit cet album. En petit comité... C'est pas mal du tout !

    Alors comme ça il a été maqué avec Sheryl Crow ? Hum... Donc il ne s'est pas contenté de tâter du manche avec Clapton, mais avec son ex-femme aussi...

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  3. Je ne suis pas très fan non plus de ce Doyle Bramhall surtout en accompagnateur de Clapton. Par contre j'aime assez ce qu'il a fait avec le groupe Arc Angels . Faut dire qu'il était bien entouré; Charlie Sexton et la rythmique de Double Trouble.....Ce groupe me fait penser à une autre réunion exceptionnelle, les texans de Storyville avec les deux guitaristes David Grissom et David Holt et ....la rythmique Double Trouble

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    1. Arc Angels est nettement plus accessible, mais, bon sang, que cet unique disque est bon. La réunion Sexton - Bramhall II avait porté ses fruits. Un disque que je ressors encore à l'occasion, avec toujours le même plaisir. Dommage qu'il n'y ait pas eu de suite. Quel gâchis - la drogue c'est pas bien -.

      A mon sens, Storyville est bien un cran en dessous d'Arc Angels. Leurs disques sont plus inégaux. Il y manque parfois un peu de consistance, d'envergure. Parfois, ça frôle le sirupeux ("Who's Left Standing", "Mercy Street"), et à d'autres moments la grande classe ("Born without You", "Don't Make me Suffer", "Bitter Rain", "Blind Side").
      Cependant, on peut noter que Storyville prend une autre dimension en concert. Le "Live at Antones" décoiffe. Est-ce à dire que le collectif est mal dirigé en studio, ou plutôt poussé vers une ligne plus soft ?

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