samedi 24 septembre 2016

BRAHMS – Symphonie N° 1 – Claudio ABBADO (BPO 1991) – par Claude TOON



- Humm, je vois que vous aviez écrit un article sur la 4ème symphonie de Brahms fin 2013 M'sieur Claude ? La 1ère est une œuvre de jeunesse ?
- Non Sonia pas vraiment ! Brahms a attendu l'âge de 43 ans pour écrire sa première symphonie et encore après avoir médité la partition pendant une dizaine d'années…
- Ah ! Et comment s'explique cette tentative aussi tardive, alors que vous nous parliez cette année des sonates pour piano écrites vers ses 20 ans ?
- Comme beaucoup, le compositeur était intimidé par les symphonies de Beethoven. Il avait peur de ne pas être à la hauteur. De fait, un coup de maître d'emblée !
- Ma foi plutôt que faire n'importe quoi par précipitations comme moi parfois… Enfin, souvent… Bref. A tous les coups, une belle interprétation par le maestro Abbado  ?
- Oui, passionnante, mais cette symphonie a tellement connu de gravures de qualité, que le choix est très large… Aucune référence absolue à mon sens, une expression dont j'ai horreur comme vous le savez.

Brahms vers 1876
1876 : La symphonie romantique connaît son apogée avec ses thématiques épiques, littéraires, philosophiques voire mystiques. En résumé : des œuvres "à programmes" explicites. Bruckner remanie sans cesse ses quatre premières et commence son monument de spiritualité que sera la 5ème symphonie (Clic). De son côté, Wagner, s'il ne compose pas à proprement parler de symphonie vient d'achever le Ring, avant-dernier chef-d'œuvre où l'orchestre joue un rôle essentiel dans la saga digne de l'heroic fantasy : des dieux, des dragons, des conflits de pouvoirs et des joutes amoureuses. L’expressionnisme d'un Mendelssohn et d'un Schumann appartient à un passé proche et a consolidé dans la première partie du XIXème siècle les fondations du romantisme par Beethoven avec sa symphonie Héroïque de 1803. Quant aux aventures du poète maudit de la fabuleuse symphonie Fantastique de Berlioz, il faut remonter carrément en 1830 !
Est-ce à dire que Brahms est un homme de l'âge classique perdu dans un XIXème siècle romantique ? Oui et non. Les références au mouvement artistique hérité de Goethe, Schiller ou encore Milton et d'autres sont peu nombreuses chez le compositeur né à Hambourg, dans la rigoriste Allemagne du nord. Ce qui n'empêchera pas Brahms de jouir de la vie festive de Vienne avec gourmandise. Cependant loin de se limiter à prolonger la beauté plastique si bien organisée et inventive de la forme sonate, Brahms apparait comme un poète du son. Un poète au style personnel et indépendant certes, mais à qui l'on doit des ouvrages poignants comme le premier trio (Clic) et (Clic) ou le tempétueux premier concerto pour piano qui, à sa manière, joue sur des accents bien romantiques (Clic).
Oui, la première symphonie doit beaucoup à Beethoven. Comme je l'expliquais à Sonia, Brahms a attendu fort longtemps avent de se mesurer à la symphonie, trop impressionné par la perfection formelle et la puissance émotionnelle des œuvres de Beethoven. On raconte que c'est devant la tombe de ce dernier, en 1862, qu'il prit la décision d'ébaucher sa première symphonie qui ne sera achevée que 14 ans plus tard. Et oui, contrairement à son illustre aîné, et même à Schubert, Brahms va épouser une forme plutôt classique dans sa première partition. Classique au sens Mozart et Haydn ? Non ! Certes l'inspiration se révèle orpheline de toute citation empruntée aux légendes, réflexions ou interrogations métaphysiques, mais avec ses 45 minutes et sa puissance tellurique, nous sommes bien dans les proportions et la complexité polyphonique de l'époque romantique. Brahms démontre que le mythe de Faust si cher à Liszt ou à Berlioz n'est peut-être pas l'unique clé du romantisme… Je me refuse à voir Brahms comme un classique tardif !
La biographie de Brahms a été esquissée dans sa globalité dans un article consacré à ses quintettes pour alto et pour clarinette (Clic). On trouve de nombreuses précisions dans les chroniques listées dans l'index. Je ne reviens plus sur le sujet. Malgré une gestation très longue, Brahms, un peu anxieux la fera créer non pas à Vienne mais à Karlsruhe sous la direction de son ami Felix Otto Dessoff. C'est un triomphe et le chef en vue de l'époque, Hans von Bülow, parlera même de "dixième symphonie" de Beethoven. Bien qu'ambiguë comme remarque par le sous-entendu "à la manière de", Brahms ne pouvait rêver mieux.
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Claudio Abbado en répétition à Berlin en 1990
En janvier 2014, j'avais écrit le RIP de Claudio Abbado, mort à 80 ans après plus de dix ans d'une lutte acharnée contre la maladie, un cancer qui avait obligé le maestro italien à quitter au tournant du siècle la direction à plein temps de la philharmonie de Berlin. Il avait succédé en 1989 à Herbert von Karajan à la tête de cet orchestre illustre et c'est justement des gravures berlinoises des symphonies de Brahms qu'est extrait l'enregistrement chroniqué ce jour. Claudio Abbado, dans les années 70, avait déjà confié au disque le cycle des quatre symphonies de Johannes, mais, initiative intéressante, avec quatre orchestres européens différents (également pour DGG).
Bien entendu, ce chef italien a fait jusqu'à présent les beaux jours d'articles du blog, mais souvent comme accompagnateur de virtuoses dans divers concertos : Friedrich Gulda, Martha Argerich, Isabelle Faust et la toute jeune Yuja Wang. Un article pour lui seul était inscrit au programme estival de 2013. Il présentait la version originale de la Nuit sur le mont Chauve de Moussorgski et la version réorchestrée par Rimsky-Korsakov. Tous ces articles sont évidemment référencés avec les liens dans l'index classique.
Claudio Abbado : un chef intègre, respectueux des partitions et un humaniste…
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Felix Otto Dessoff
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De prime abord l'architecture et l'orchestration de la symphonie semblent d'un classicisme très beethovénien : celui de la 5ème symphonie à peine renforcée. L'ouvrage est découpé de façon traditionnelle en 4 mouvements, le scherzo étant placé en 3ème position, alors qu'en regard de l'ambition en durée et en richesse thématique de l'allegro initial, la seconde position aurait été également possible.
Pour l'orchestre : 2/2/2/2 + contrebasson, 4 cors et 3 trompettes, 3 trombones qui n'interviendront que dans le long final, seulement 2 timbales et des cordes.

1 – Un poco sostenuto – Allegro : première surprise, l'ouvrage s'ouvre en force sur un ostinato martelé vigoureusement par la timbale (note do). (Les esprits facétieux penseront à la galère de Ben-Hur.) 52 coups de marteau (notés en trilles sur la partition) qui accompagnent une noble mélodie élégiaque et grandiose jouée f par l'orchestre à l'unisson, une déferlante de cordes. L'orchestre de Brahms n'est pas limpide. Le compositeur recherche ici une unicité sonore empreinte de gravité. Une période plus paisible mais toujours en clair-obscur avec un tendre solo de hautbois (ut mineur) conduit à une réexposition sans la timbale des tensions introductives. [3:08] L'allegro s'élance avec énergie. L'orchestre adopte enfin un discours plus concertant surtout sous la direction de Claudio Abbado. Le dialogue poétique et varié rappelle les contrastes pathétiques déjà entendus dans le mouvement initial et tempétueux du monumental premier concerto pour piano (Clic).
La construction imaginée par Brahms est habile. Les matériaux thématiques et motifs que l'on discerne dans la puissante introduction vont donner matière à des développements très structurés, des chants des bois, des cors… On pensera à la vaillance des symphonies impaires de Beethoven comme la 5 et la 7. Pas de romantisme pourrait-on dire ? Sans doute, mais pourtant un ton tragique et exubérant. La musique de Brahms se veut rarement intellectuelle ou introvertie. Ce mouvement témoigne d'un esprit viril et épicurien. Le compositeur ne calme le jeu que pour relancer avec ferveur encore et encore des variations sur ces thèmes simples et robustes. Brahms fut l'ami et l'admirateur de Schumann. On pourra retrouver jusque dans la coda ce souci commun aux deux compositeurs de frapper les auditeurs, de les émouvoir. La conclusion de l'allegro, à l'opposé des premières mesures du sostenuto, suggèrent la découverte d'une certaine sérénité à travers ses arpèges descendants en ut majeur, tonalité plus radieuse. Brahms ne dédaignait donc pas l'usage du chromatisme, même en tant qu'anti wagnérien pratiquant

Manuscrit de l'andante
2 – Andante sostenuto : [V2 Le gai luron Mozart composait presque systématiquement en mode majeur. Le mystique et dépressif Bruckner en mineur. Le choix des tonalités reflètent les états d'âmes des compositeurs. Après un ample premier mouvement qui débute en ut mineur pour se conclure en ut majeur, l'andante retient le pastoral mi majeur. L'existence de Brahms révèle un homme entreprenant dans tous les sens du terme, même si le bonhomme ne convolera jamais en juste noce. On peut se demander si l'amour secret de sa vie ne sera par Clara Schumann. Le personnage débonnaire ne cache-t-il pas une grande vulnérabilité affective ? Sa devise était "seul mais libre".
Et c'est par cet andante aux accents troublants, entre douceur et nostalgie, que l'on peut entrevoir une réponse à cette énigme. Une expansive phrase aux violons et aux altos, à laquelle répond un accord de deux cors en mi et un motif du basson, puis s'oppose à un trait plus douloureux des contrebasses. Tout le mouvement lent s'articule sur cette dualité bonheur-inquiétude. La prééminence thématique cède le pas à la méditation, à un legato poétique dont sont absentes toutes transitions orchestrales abruptes telles que l'on en entend chez Bruckner, un rival que Brahms fustigeait car admirateur de Wagner. L'andante est une promenade, moins dans une forêt imaginaire (les chants d'oiseaux d'un Wagner) que dans une nébulosité de sentiments tourmentés. [1:23] Le thème chanté au hautbois suggère un climat de solitude, un hautbois rejoint par des vagues mélancoliques aux cordes. Pas de tristesse, mais un lyrisme traduit par une reprise plus chaleureuse de ce hautbois en duo avec la clarinette. Les développements se succèdent dans un discours ondulant, alternant intériorité et griserie. Un andante charmeur qui fait intervenir un enivrant solo de violon qui se prolonge jusque dans la sérénité de la coda [7:16]. Le tempo retenu de Claudio Abbado cisèle ce rêve éveillé. Le chef italien imprime une douce rythmique, rare dans d'autres interprétations, celle d'un cœur qui bat. Brahms un simple classique ? Cet intime andante : un grand moment de romantisme élégiaque  à mon humble avis…

3 - Un poco allegretto e grazioso : [V3] Un scherzo qui n'en est pas réellement un formellement parlant. Bref, énergique, en la bémol majeur, encore une tonalité tonique. La clarinette s'invite pour énoncer un thème guilleret soutenu pudiquement par le basson et le cor. Le hautbois les rejoint pour prolonger cet air débonnaire. Une mélodie volubile dans laquelle se pourchassent les pupitres fait office de trio avant la reprise de l'aimable introduction. Doux, champêtre, ce virevoltant intermède enchaîne directement sur le monumental final qui lui n'a rien de classique…

4 - Adagio – Più Andante – Allegro non troppo, ma con brio – Più Allegro : [V4] Comme pour l'allegro initial, Brahms basculera du ténébreux ut mineur vers l'euphorique ut majeur dans ce mouvement difficile à commenter. Brahms va nous conduire du fiévreux mystère initial vers la conclusion radieuse d'une coda jubilatoire. On ne dénombre pas moins de six thèmes dans ce morceau. L'introduction dramatique et lente, dirigée adagio, avec ses roulements de timbales, son morne thrène des cordes et ses pizzicati angoissés, n'est qu'une tromperie destinée à guider sur une fausse et sinistre piste l'auditeur. Somptueux et gris, cet adagio est un crescendo à l'image de tout le final. [2:44] Un appel des cors nous conduit vers les cimes autrichiennes. Un thème élégant, si brahmsien, est énoncé aux flutes.
[4:42] Une vague, une immensité limpide et hautaine des cordes, introduit enfin l'allegro qui, de variations en variations, nous entrainera jusqu'aux puissants accords conclusifs. On peut penser à l'ode à la joie dans cette construction. Claudio Abbado s'abstient de tout pompiérisme, sachant contrôler la puissance des instrumentistes de Berlin. J'ai lu certains commentaires qui évoquent de l'académisme ! Tu parles ! La souple articulation et la rigueur de la battue du maestro évitent justement des excès complaisants pour ce final trop facilement grandiloquent dans certaines gravures.
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La discographie des symphonies de Brahms est immense. Si le compositeur ne fut découvert en France qu'après la guerre, dans son pays natal, dès l'invention du gramophone, les disques ont fleuri au meilleur niveau, et de citer : Wilhelm Furtwängler, Bruno Walter, Eugen Jochum, Otto Klemperer, Karl Böhm ; des gravures au son étriqué mais à la grandeur qui séduit encore. Parmi ces maîtres, certains ont récidivé avec bonheur à l'ère de la stéréophonie.
Je propose dans un catalogue pléthorique trois gravures facilement disponibles que j'aime beaucoup. Parmi les gravures de Karajan, celle de 1978 semble réunir les suffrages tant par l'engagement du chef dont l'hédonisme sert plutôt bien la musique granitique de Brahms (Dgg – 6/6). On retrouve à l'ère numérique et en état de grâce Carlo Maria Giulini qui insuffle une clarté évidente à cette musique parfois propice à la lourdeur germanique (Dgg – 6/6, cf. commentaire sur la 4ème symphonie). Enfin, chez un petit label, avec l'humble philharmonie d'Oslo, Marris Jansons, rencontré il y a peu dans Chostakovitch, allège le propos et avec des tempos assez vifs restitue brillamment l'héritage classique de cette partition (SIMAX - 6/6).

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2 commentaires:

  1. Je cherchais un mot pour le troisième mouvement et puis tu l'as toi même écris "Champêtre". Et pour ce qui est de la direction de l'orchestre, rien à dire avec Abbado (Comme avec Giulini), tu as l'impression de boire de l'asti, c'est doux et sa glisse tout seul par rapport à l'école Allemande qui est plus reich...Pardon rêche comme une bière à 14°.

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    1. Ça se défend : le soleil italien dans Brahms. Je n'ai pas pu citer aussi les slaves qui comme Rafael Kubelik à la Philharmonie de Vienne (une vision presque chambriste) ou Kurt Sanderling à Dresde laissant l'air circuler comme rarement ont marqué l'histoire du disque (Kubelik pour DECCA en 1959 ; Sanderling pour RCA en 1971).
      N'oublions pas le hollandais Bernard Haitink à Amsterdam toujours aussi raffiné et précis dans sa direction…
      Et puis c'est vrai que lorsque l'on écoute Klemperer issu de la grande tradition germanique, même avec le so british Philharmonia, il y a une hauteur de vue olympienne. Quelle grandeur certes ! Mais quelle précision dans le détail. Deezer : http://www.deezer.com/album/6189177

      Comme on dit " y a du choix" ;o)

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