- Tiens M'sieur Claude, de
nouveau des nocturnes comme ceux de Chopin il y a trois semaines, mais pour
orchestre cette fois-ci ???
- Absolument aucun rapport
avec un nocturne pour piano qui est une forme musicale comme une sonate. Ici ce
sont bien la nuit et le crépuscule qui ont inspiré Debussy…
- Hum hum, les tons obscurs
des tableaux qui illustrent votre article ont donc un rapport avec ces œuvres,
une osmose peinture-musique ?
- On ne serait mieux le
dire mon petit, quels progrès !! Ces tableaux du peintre yankee James Abbott
McNeill Whistler ont en effet nourri l'imagination féconde du compositeur…
- La pochette est un peu
tristounette en noir et blanc, pourtant il s'agit justement d'un coucher de
soleil…
- Si je vous dis que ce
peintre a travaillé souvent sur les contrastes binaires de teintes, notamment
des études en noir et blanc visibles au musée d'Orsay, ça vous parlera mieux…
- En effet…
James Abbott McNeill Whistler (1834-1903) Nocturne en bleu et or - le Vieux Pont de Battersea |
Comme
nous le rappelle Sonia, nous avons écouté il y a trois semaines Arthur Rubinstein interpréter de manière
flamboyante les Nocturnes
de Chopin. Les nocturnes : une forme musicale
imposée, inventée par John Field,
un compositeur anglais mineur au début du romantisme (Clic). Une forme assez simple :
un motif répétitif joué de manière obsédante à la main gauche qui souligne une
mélodie très libre à la main droite, le tout noté avec des tempos de type
adagio ou andante donc doux et secret. Un style qui a conduit sans doute à
l'origine du mot nocturne pour désigner des pièces jouées lors de tranquilles
soirées mondaines bcbg. La partie centrale est plus animée.
À
ma connaissance, Claude Debussy n'a composé
qu'un seul Nocturne
pour piano en ré bémol majeur, de forme peu conventionnelle
d'ailleurs. De toute façon, Debussy,
comme tous les génies visionnaires n'écrivait jamais rien d'académique. La mer
se nomme Esquisses
Symphoniques. On trouve aussi les images pour piano
ou orchestre, ou encore des ballets de style inclassables comme Le prélude à
l'après midi d'un Faune, première pierre de la musique contemporaine. Là encore, aucun lien avec la "forme
prélude" utilisée très librement dans les deux cahiers de Préludes I
& II du maître, mais prélude dans un tout autre sens : le faune "sort de sa sieste et démarre son après-midi coquine"
! Et je ne parle pas des tonalités fantaisistes et autres gammes tonales exploitées
par le compositeur. L'anticonformiste absolu ! En un mot le père fondateur de la musique du XXème siècle en France.
Jean Martinon |
Debussy trouvait
souvent une source d'inspiration dans la contemplation d'objets décoratifs. Poissons d'or, la 3ème et
dernière pièce de la seconde série
des images pour piano, illustre musicalement les ondulations imaginaires de carpes peintes à la feuille d'or sur un panneau
laqué du chinois N'an Tsan, panneau qui se trouvait dans le bureau de Debussy.
Inutile de
préciser que Debussy soutenait à mort les
mouvements impressionnistes dans la peinture de la fin du XIXème siècle.
Il est quasiment certain que les œuvres du peintre américain James Abbott McNeill Whistler au
style crépusculaire aient stimulé l'écriture des Nocturnes.
Des tableaux qui jouent sur les relations et les contrastes entre deux couleurs dans
des dégradés plutôt assombris. Debussy
a ainsi imaginé un triptyque symphonique dans lequel chaque pièce évoque une
vision particulière liée au soleil couchant, descriptive ou symbolique…
Cela dit, Debussy n'ayant jamais mis les pieds aux
USA, où a-t-il pu contempler ces peintures ? Et bien le peintre américain a
beaucoup voyagé en Europe et certaines de ses toiles ont même été exposées au
fameux salon des refusés, une
exposition voulue par Napoléon III choqué du par la critique obtuse du rejet des nouveaux
styles de peintures (le célèbre déjeuner sur l'herbe de Manet par exemple). Même si Debussy
n'a qu'un an lors du salon en 1863, l'initiative perdurera pendant les
début de la IIIème république et, tout laisse à penser que cette
peinture étrange et embrumée a séduit le compositeur français avide de
nouveautés !
Les trois Nocturnes portent les noms
évocateurs de Nuages, Fête,
Sirènes. Ils ont été composés entre 1897 et 1899. Les deux premiers seront créés en 1900 et le troisième qui accueille un petit chœur féminin de 16 voix en 1901.
Expressionniste, impressionniste,
symboliste ? Le débat
va bon train chez les musicologues pour qualifier très précisément le climat de
ses magnifiques pièces. Debussy,
lui, s'en fichait totalement ! Moi aussi… Seule la beauté picturale ou musicale avérée
peut se prévaloir du statut "artistique". L'inverse n'est qu'une imposture alimentée
par des lobbies de notables mercantiles et mondains et de leurs courtisans sans talent…
- Imposture et lobbies ; Je vous rends ma copie dans une heure
M'sieur Claude…
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James McNeill Whistler
À gauche : Harmony in Blue and Gold : The Little Blue Girl À droite : Symphony In White No 10, The White Girl Portrait Of Joanna Hiffer |
Nous
retrouvons aujourd'hui Jean Martinon
: chef bien connu des mélomanes, moins du grand public, et dont nous avions
écouté sa version de la 3ème symphonie avec orgue
de Camille Saint-Saëns. Une interprétation
excellente extraite d'une intégrale du cycle de cinq symphonies que le chef
avait eu l'opportunité de graver bien que ce soient des œuvres mineures et un
peu creuses de la part de Saint-Saëns.
Un double album insolite qui montrait l'ouverture d'esprit de ce chef et
compositeur qui défendit bec et ongles pendant toute sa carrière la musique de
notre pays. (Clic)
Ne
revenons pas trop en détails sur la biographie de cet artiste de génie, mort bien trop jeune (66 ans),
et qui dirigea de 1963 à 1967 l'Orchestre
symphonique de Chicago (et oui, quand même, après Fritz
Reiner…) en inscrivant la musique française au programme. On lui
confiera de 1968 à 1973 l'Orchestre
de l'ORTF (actuel orchestre
National de France) et, pendant ces années là, il offrira chez divers labels
des gravures exceptionnelles consacrées à Ravel,
Roussel, Dukas, Ibert et Debussy.
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L'orchestration
rappelle celle de La Mer, colorée et
caractéristique du modernisme instrumental en marche :
3
flûtes, 3 hautbois, 2 clarinettes, 1 cor anglais, 3 bassons, 4 cors, 3
trompettes, 3 trombones, 1 tuba, 3 timbales, 2 harpes, caisse claire et cymbales (Fêtes), cordes.
Chœur
féminin (pas de texte, une simple psalmodie) : 8 sopranos et 8 altos dans Sirènes.
Debussy arrondissait ses fins de mois en tant que critique
et a laissé divers écrits précieux sur les visions, les souvenirs sonores et
les sentiments structurant les pièces. Une bonne entrée en matière…
Pour
l'anecdote, Vincent d'Indy voulait
inscrire les Nocturnes dans les cours
de composition de la Schola Cantorum.
Il y eu débat pour choisir une forme : symphonie
? Non. Poème symphonique ? Encore
moins, face à l'absence de leitmotiv. On tenta la forme Sonate "de force". Bof, à part Fêtes vaguement en scherzo,
même en marchant vite, ça ne collait guère… Et ce fut en définitive : "Fantaisie". Debussy
ou l'émancipation formelle ; un révolutionnaire inclassable !
Debussy assis devant Ernest Chausson et son épouse, à droite : Raymond Bonheur, dédicataire du Prélude à l'après midi d'un Faune |
Nota : la vidéo comporte La mer qui précède les trois Nocturnes. J'indique le timing correspondant. Le prélude à l'après-midi d'un Faune et d'autres pièces peu connues complètent cette vidéo.
1 – Nuages : [24:15] "C'est l'aspect immuable du ciel, avec la marche lente
et mélancolique des nuages, finissant dans une agonie, doucement teintée de
blanc". Les deux clarinettes et les deux bassons entonnent une
douce rythmique à la sonorité diaphane et cendrée, très mélancolique : le temps
qui passe. Le timbre est énigmatique… Pas surprenant, Debussy
enchaîne tierces et quintes parallèles avec ses quatre instruments. Ô le sacrilège
envers les règles d'harmonie ! Debussy
ose tout. Ça vous heurte les oreilles ? Pas vraiment ! Le hautbois entonne une
mélodie élégiaque. Quelques notes de cors : une lueur de soleil au couchant
entre deux nébulosités ? Cette mélodie paisible et mordorée nous transporte sur
un pont parisien, au-dessus du flot couleur bronze éclairé par l'ultime reflet
d'une lumière mordorée. Les violons et autre cordes font leur entrée, là aussi
cordes organisées en sous-groupes pour distiller des sonorités secrètes et poétiques, signature
du génie d'orchestrateur de Debussy.
Les cordes parcourent une mélodie plus versatile et mouvante, passage central, évoquant
la métamorphose jusqu'à la dislocation des nuages. Jean
Martinon fuit un quelconque postromantisme ou encore un impressionnisme
nébuleux (sans jeu de mot), révélant la luminosité enchantée du propos par une articulation
soutenue du phrasé. La mise en place est exemplaire, l'orchestre respire,
notamment les bois aux rôles prépondérants dans ce premier nocturne. Le chef et
l'ingénieur du son soignent la coda ténue et assoupie en détachant le roulement
des timbales aux timbres ici bien cuivrés, roulements notés ppp et souvent perdus dans un son trop globalisé qui dessert la fin de l'une des pages les plus magiques du compositeur.
2 – Fêtes : [31:45]
"C'est le mouvement, le rythme
dansant de l'atmosphère avec les éclats de lumières brusques. C'est aussi
l'épisode d'un cortège (vision éblouissante et chimérique) passant à travers la
fête, se confondant avec elle…". On lit souvent une référence à
une retraite aux flambeaux à propos du second nocturne dont la vitalité tranche
nettement avec les deux autres pièces plus méditatives. Les traits staccato des
cordes et des motifs enjoués des bois égaillent l'introduction qui se conclut
sur un puissant accord des trompettes et des arpèges des harpes. La rythmique
est soutenue. Un thème de marche se fait entendre aux trompettes bouchées, ritournelle
lointaine scandée par les timbales. Un défilé musical ouvrant la voie à une
procession qui se rapproche, dont la sonorité éclate dans tous les pupitres, notamment
la caisse claire et la cymbale qui se déchaînent… La coda qui clôt plus calmement
ces débordements renvoit les fêtards vers les tréfonds de la nuit… Jean Martinon joue la carte de la bacchanale
orchestrale. Mais quelle légèreté. Flamboyant !
Giulio Aristide Sartorio (1860-1932) : la ‘Sirena’ (1893) (extrait) |
3 – Sirènes : [38:25] "C'est
la mer et son rythme incroyable puis, parmi les vagues argentées de Lune,
s'entend, rit et passe le chant mystérieux des sirènes." Phrase
un peu banale me direz-vous ? Peut-être mais bien en rapport avec la simplicité
raffinée de ce dernier Nocturne. Il n'y a rien de plus facile que d'obtenir une
guimauve hollywoodienne dans cette pièce où se mêlent des voix sensuelles et
charmeuses à une mélodie instrumentale lascive. On ralentit le tempo, on fait
chanter les voix en arrière-plan comme un groupe de jeannettes nubiles et le
tour est joué. Ici, rien de tout cela, la mer de Martinon
projette avec force les vagues et les embruns. Les sirènes chantent avec une vigueur
et une sensualité très… adultes. Aucune mièvrerie !
La
première mesure impose un climat marin, une ondulation : accords chatoyants et sinueux
des harpes, des cors et des clarinettes. Le chœur ne chante pas un texte, mais
psalmodie des sons formés sur les voyelles "o" et "a" ; Debussy ne précise rien quant au choix des
syllabes.
Toute
la pièce semble ne faire qu'une : une psalmodie entonnée par nos créatures marines
et voluptueuses s'ébattant dans une onde symphonique échevelée. Fausse
simplicité de la phrase mélodique, et vraie magie de l'orchestration :
introduction du thème au cor anglais et au hautbois qui se pourchassent comme
le poudrin sur la crête des vagues, chromatisme détournant de toute mélancolie le
si mineur de rigueur, arpèges inattendus des harpes. Formellement, la musique
se déploie dans un phrasé souple pouvant evoluer vers une petite marche mutine.
Martinon offrait en 1973
l'une des interprétations les plus poétiques et enfiévrées qu'il m'a été données d'écouter.
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Les trois nocturnes ne sont pas
systématiquement gravés dans leur intégralité. En l'absence de chœur féminin,
on doit se contenter des Nuages et fêtes. C'est hélas le
cas pour Arturo Toscanini, Charles Munch et Pierre
Monteux qui se seraient sans
nul doute inscrits sur la liste des références.
L'enregistrement monophonique en public de Désiré-Émile Inghelbrecht reste un modèle
de clarté et de luminosité, gommant tout alanguissement qui colle à la peau de
la musique de Debussy, toujours à cause
des soi-disant intentions impressionnistes que le maître réfutait. La petite
harmonie si importante dans ce cycle respire largement aussi bien que dans les
meilleurs captations stéréo. Le chef français adopte des tempos retenus lui
permettant de distiller les milles détails de cette partition. Un disque culte
(Testament – 6/6).
Pierre Boulez a
enregistré deux fois une intégrale de la musique de Debussy.
Les Nocturnes
de 1973 avec le New
Philharmonia sont admirablement servis par le souci de
transparence et de vitalité d'un Boulez
première manière. À force de chercher l'épure, la seconde mouture de 1993 à Cleveland
semble pâlichonne voire translucide, un petit reproche fréquent sur ces
gravures tardives (Sony, 2CD – 5/6 ;
Dgg 4/6).
Il y a une osmose évidente entre les couleurs
debussyste et la sensibilité du chef américain Michael
Tilson Thomas dont nous avions écouté l'interprétation de La mer
avec le Philharmonia Orchestra (Clic). Les Nocturnes complètent cet
album disponible dans plusieurs présentations. Les sirènes possèdent réellement
une sensualité que Debussy, homme à femmes,
aurait appréciée avec gourmandise (Sony – 6/6).
A droite de la vidéo : l'estampe de Poissons d'or visible à la maison-musée de Saint-Germain en laye.
ATTENTION : Les nocturnes dans la vidéo débutent à 24'10" après La mer...
XXXXXX
J'ai découvert Debussy avec les trois nocturnes et la mer dans une version économique (Musidisc ! Quand on avait peut d'argent on ce contentait de ce que l'on pouvait acheter ! ) et puis tu parles de Jean Martinon, le lyonnais élève d'Albert Roussel pour la composition et de Charles Munch et de Roger Désormière pour la direction et qui dirigera (presque !) tous les grands orchestres du London Philharmonic à celui d'Israël, de Düsseldorf à Chicago et tout les orchestres français pour finir avec celui de La Haye. Il dirigera aussi l'orchestre mondial des jeunesses musicales et sans oublié que ça a été un prolifique compositeur. Je le considère comme le Bernstein français. Pour finir, tu parles de Whistler, son tableau le plus connu reste "La mère de Whistler" qui a un rôle important dans le film "Mr Bean". Quand le troisième art rencontre le septième (Même le plus idiot ! ), la culture ne peut que y gagner.
RépondreSupprimerÔ tu sais pat, plus de 65 ans se sont écoulés depuis l'invention du microsillon et on trouve plus facilement des trésors dans des rééditions à petits prix. C'est le cas de l'album du jour et des trois autres cités comme alternative. L'intérêt des nouveautés réside dans l'espoir de trouver des interprétations qui bouleversent le palmarès(Souvent en musique broque) ou la possibilité de découvrir des "oubliés" du répertoire (comme Melartin il y a quelques semaines)...
RépondreSupprimerRoger Desormière n'a à ma connaissance gravé que Nuages et fêtes (introuvable). Par contre, oui, un debussyste d'exception qui enregistra pendant l'occupation un Pelleas et Mélisande qui reste malgré le son une référence (que des chanteurs français). La nuit, il participait à un mouvement de résistance !!
Tout à fait d'accord avec : "Il n'y a rien de plus facile que d'obtenir une guimauve hollywoodienne dans cette pièce où se mêlent des voix sensuelles et charmeuses à une mélodie instrumentale lascive. On ralentit le tempo, on fait chanter les voix en arrière-plan comme un groupe de jeannettes nubiles et le tour est joué."
RépondreSupprimerJe ne connaissais que la version de Martinon et je suis tombé de haut en écoutant certaines versions trouvées sur youtube. De la soupe gentillette aux voix sans présence, plus de puissance, un papier peint de maison de retraite...
bonne continuation.