- Ah ! Chopin M'sieur Claude, après vos articles sur les ballades, les
scherzos et les valses, place aux nocturnes…
- ET oui Sonia, chaque cycle d'œuvres de Chopin mérite une chronique,
nous aurons aussi les polonaises, les mazurkas, les sonates, etc…
- Si je comprends bien, Chopin, c'est comme le cochon, tout est bon…
Enfin heuuu, hummm…
- Vous avez l'art de la métaphore appropriée mon petit !!!! Associer
Chopin à la saucisse, au petit salé aux lentilles et aux poils pour les
pinceaux, c'est une première…
- Désolé M'sieur Claude, je ne réfléchis pas assez avant de parler. Cela
dit je sais que Arthur Rubinstein était un grand pianiste du XXème siècle,
surtout dans Chopin…
- Bon, vous vous rattrapez par cette remarque pertinente. Oui et dans son
interprétation des nocturnes, si je puis faire un mot
:
on ne s'endort pas !!
John Field |
Avant de parler de
Chopin, un petit préambule s'impose. Comment est apparu le genre "nocturne" ? Ce
n'est pas une danse comme les
valses, les
polonaises
ou encore les
mazurkas, ni une forme imposée comme le
scherzo
qui n'est autre qu'une extension élaborée du
menuet
à la mode aux époques baroque et classique.
Le
nocturne
a été inventé par
John Field, un pianiste virtuose et compositeur irlandais contemporain de
Beethoven
(1782-1837). Il reste essentiellement connu pour ses
concertos
de style galant, assez agréables à écouter, mais qui n'ont en aucun cas la
profondeur psychologique des
concertos
ultimes de
Mozart
ou de ceux de
Beethoven,
et
aussi ses fameux 18
nocturnes dédiés au simple divertissement. Donc, le
nocturne
pour
Field
est une courte pièce adagio ou andante, charmeuse et songeuse, avec, en
principe, une petite variation plus animée dans sa partie centrale. Il n'y a
pas de forme sonate et de double thème comme dans un scherzo malgré cette
forme symétrique. Écoutons (vidéo 1) un nocturne à la manière de
Field…
⏳
Vous avez failli vous endormir ? C'est normal, cette pièce est plutôt
soporifique, en manque d'imagination !! Mais le grand
Chopin
va apporter son génie et sa
virtuosité dans une écriture plus
riche, sans pour autant
trahir l'atmosphère onirique propre à ce type de morceau. D'ailleurs quand
on prononce le mot "nocturne" à propos de la littérature pianistique, le nom
de
Chopin
vient immédiatement à l'esprit, comme une synonymie… On admet couramment que
le compositeur polonais a seulement retenu le principe d'une pièce poétique
avec son climat de berceuse,
mais en aucun cas le style mélodique assez académique et plat de
Field. Le nocturne ne connaîtra
à ma connaissance qu'un seul autre compositeur qui ait su le transcender
avec talent :
Gabriel Fauré
(13 nocturnes).
Liszt et
Scriabine en composeront quelques-uns.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Arthur Rubinstein
est le septième enfant d'une famille juive de tisserands de Łódź en Pologne.
Il voit le jour en 1887. Sa
grande sœur apprend le piano avec un enthousiasme modéré. Le petit
Arthur
dès quatre ans essaye en solo de jouer les pièces entendues sous les doigts
de son ainée. Ses parents, surpris par cette passion précoce le confient à
Aleksander
Różycki, un professeur qui somnole pendant les cours. Peu importe, le gamin est un
surdoué et donne même un premier récital à Łódź à l'âge de sept ans ! En
1898, le violoniste virtuose
Joseph Joachim
repère les dons de l'adolescent et l'aide à aller se former sérieusement à
Berlin. Le jeune garçon se cultive de manière vertigineuse en autodidacte.
Il parle et écrit : le
polonais, le russe, le français, l'anglais et l'allemand…
Ces débuts de carrière sont à la fois le moment des rencontres majeures : Dukas, De Falla, Granados, Albéniz, mais aussi le temps des vaches maigres, de l'endettement, du
découragement voire des idées suicidaires.
À partir de 1904, le virtuose vit en France, en Espagne, à Londres…
Sa carrière ne décolle pas avant les années 30, époque où des pianistes
adulés, comme Rachmaninov, vont aborder leur fin de
carrière. Comme tout artiste juif,
Arthur Rubinstein
se réfugie aux USA (il sera naturalisé américain en 1946). En
1950, il revient en France, dans cet appartement de l'avenue Foch
réquisitionné par la Gestapo pendant l'occupation.
Arthur Rubinstein, dont la famille a payé un lourd tribut à la Shoah, ne jouera jamais en
Allemagne, tant pour son aversion pour l'holocauste que pour la boucherie de
14-18 dont ce pays est
responsable. Le pianiste met fin à sa carrière en
1976. Il a 89 ans, et je
l'entends encore jouer à Paris (écouté sur France Musique) le
concerto Empereur
de Beethoven
à l'âge vénérable de 88 ans avec brio !
Oui, Beethoven, un romantique comme souvent, car le musicien excellait dans ce
répertoire, épurant les phrasés un peu lourds de ses prédécesseurs,
redonnant aux œuvres lisibilité et lyrisme. Pendant toute sa carrière,
Arthur Rubinstein
va nous révéler un Chopin
nouveau. Au génie souffreteux et phtisique que nous ont légué des pianistes
englués dans un romantisme exacerbé, va
se substituer un homme
jeune, virile, hypersensible certes, mais dans le sens enflammé. D'ailleurs
quel musicien apathique et sans passion aurait
trouvé grâce aux yeux de la
bouillante George Sand ? Et
cette vision modernisée nourrit
son interprétation allègre des nocturnes. Une interprétation que certains
trouveront trop brillante. Possible, mais entre le maniérisme d'un supposé
dandy et l'alacrité du jeu d'un Chopin
très masculin, je choisis la seconde option…
Arthur Rubinstein
s'éteindra en Suisse à 95 ans, en
1982. Il laisse le souvenir
d'un artiste épicurien et amusant, participant au Grand-Echiquier de
jacques Chancel avec la verve
et l'humour qui le caractérisaient. Il nous a légué une discographie infinie
avec notamment un coffret paru chez
RCA de 144 CD !! Il tiendra
fréquemment la partie de piano dans des œuvres de chambre, notamment des
trios
(Clic), avec
Pierre Fournier
ou
Gregor Piatigorsky
au violoncelle,
Jascha Heifetz
au violon, etc.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Chopin
a réparti ses compositions tout au long de sa courte vie. Même si il est
d'usage pour les enregistrements de réunir par genre sa production,
l'écriture des pièces a toujours eu lieu de manière isolée dans le temps,
parfois par petits groupes de 2 ou 3 nocturnes. C'est le cas pour les
mazurkas ou les polonaises, mais aussi pour les nocturnes. Les 3 premiers
constituent son
opus 9
et datent de 1830-31, le
19ème
et dernier, unique morceau
de l'opus 72
et d'authenticité incertaine, date de
1848 environ.
Nota
: seul le pianiste
Abdel Rahman El Bacha
a gravé à ma connaissance l'œuvre de Chopin
de manière chronologique. J'avais assisté à un concert de ce grand pianiste
peu connu dans un programme Chopin et Ravel, bluffant de subtilité ! (Tout Chopin
en 12 CD, Forlane, 5/6)
Pour Chopin, le virtuose absolu, l'homme des
ballades et des
Scherzos noircissant des partitions d'une densité inouïe par des milliers de notes,
il est amusant de se poser la question concernant son mode d'écriture dans
ses nocturnes par définition intimes et crépusculaires… le mieux est
d'écouter et de jeter un œil aux partitions…
Nocturne Opus 9 N° 1
: Dès les premières mesures, une mélodie a priori monotone se déploie.
Monotone ? Le mot est mal choisi, car le propos bien qu'apparemment linéaire
laisse apparaitre mille petites variations. Un ciel étoilé me suggérait ma
chère Maggy en écoutant cette fantaisie ondulante et chatoyante. Le
scintillement des étoiles est capricieux, tout le monde en a fait
l'expérience par une belle nuit d'été.
Le principe d'écriture semble simple et presque immuable. À la main gauche
: des motifs arpégés de six notes se répètent inlassablement avec de subtils
changements de hauteur ou d'altération. À la main droite : une mélodie à la
ligne presque hasardeuse comportant une simple suite de notes dans
l'introduction, ou des accords de deux notes dans la partie centrale plus
affirmée (suivant le principe du nocturne établi par
Field). J'ai donné en exemple la mesure 3 [0:09]. Comment Chopin
nous offre-t-il cette sonorité mystérieuse ? La mélodie comporte des
agrégats de 7, 11, 20 ou encore 22 notes dans une thématique totalement
libre et incertaine : incertitude de l'âme ou du chemin à suivre dans
l'obscurité d'un sous-bois baigné par la lumière diaphane de la lune… Le
solfège est au service de l'ambiance, du romantisme, pas l'inverse. On note
aussi une multitude de ♮. La tonalité perd son déterminisme dans un
chromatisme jamais dissonant, favorisant ainsi l'étrangeté et la poésie du
phrasé. [1:15] Dans ce nocturne, l'idée centrale et ses accords à la main
droite opèrent une continuité stylistique avec juste une pointe de vigueur
supplémentaire, un climat moins éthéré qui se prolonge jusqu'à la reprise de
la mélodie introductive [3:59].
Arthur Rubinstein
colore ce nocturne de reflets d'argent. On entend parfois un chant monocorde
et un peu triste dans cette page. Le pianiste adopte un phrasé très
articulé, une forme de verticalité dans la dynamique. Chaque note se
détache, chasse la précédente avec facétie.
Rubinstein apporte une tendresse quasi jubilatoire à ce nocturne si facilement morne
et gris quand on se contente d'aligner les notes.
J'avoue avoir écouté maintes interprétations pour rédiger ce billet et
avoir été très déçu par certaines lectures, y compris de la part de
pianistes que j'estime beaucoup. Non, je ne cafterai pas, trop subjectif
!!!
Vincent van Gogh : La Nuit étoilée (1889) XXX XXX XXX |
Le
3ème nocturne
de
l'opus 9
et ses 7 minutes se révèle dansant, voire échevelé. La crainte de voir le
terme de "nocturne" sous-entendre une musique somnifère est définitivement
balayée. Chacun des 19
nocturnes épouse un univers sonore différent, de la tendresse à
l'allégresse. Le
4ème
(opus 15 N° 1) aux allures de berceuse est parcouru dans sa partie centrale
par un orage tempétueux (étonnant ? Et oui, même la nuit, le ciel peut
gronder). Le
5ème
(opus 15 N° 2) évoque, avec ses trilles humoristiques, une promenade
débonnaire au couchant. Hormis l'architecture, il n'y aucune comparaison
qualitative possible entre ces bijoux de fantaisie dues à la plume de
Chopin
et les essais scolaires de
Field. (Merci quand même à
John Field
pour l'idée.)
Arthur Rubinstein
exploite à merveille cette fantaisie, cette course concertante et éperdue
entre les deux mains. Oui, brillant et extraverti, à l'image du virtuose. Je
suis stupéfait par le génie de Chopin, et les mélomanes le sont ou le seront aussi, en constatant que tous les
nocturnes sont écrits avec un principe similaire jusqu'au N° 19 (opus 72
No.1). Une idée formelle simple mais transcendée par Chopin. Une main gauche joue un "perpetuum mobile" axé sur un motif immuable de forme arpégée. La main droite déroulant une mélodie aux mille surprises
sans jamais recourir à des accords de plus de trois notes. Ces accords
seront exposés par séries la plupart du temps.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Degouve de Nuncques (1867-1935) |
Établir un classement parmi les innombrables gravures de ces nocturnes n'a
pas de sens ! La sensibilité perso fait la différence.
J'ai adoré la verdeur du jeu d'un
Rubinstein, éternel jeune homme de 78 ans. Une petite écoute comparée avec ma chère
et tendre a montré la préférence de celle-ci pour le jeu délicat de
Samson François
au legato évoquant "une brume vaporeuse devant une lune argentée".
Dommage à mon sens que
Paul Vavasseur ait pour cette
fois raté sa prise de son
: une captation atone et
sans relief (EMI réédité par
Erato –
1966).
En 1978, dans la salle du
Concertgebouw d'Amsterdam,
Claudio Arrau
l'hypersensible, allégeait à sa manière le phrasé grâce à une main gauche au
legato-staccato très franc, en levant un tantinet le pied sur la pédale
vraisemblablement. Même si
Chopin
les saupoudre dans ses portées, il ne faut pas abuser
brutalement des ❁ &
Ped…
L'album n'a jamais quitté le catalogue et comprend deux nocturnes posthumes
attribués sans certitudes à
Chopin
et les quatre impromptus. Que du bonheur.
Enfin au XXIème siècle, les réussites ne manquent pas. J'ai un
faible pour les disques de
Maria João Pires
qui retrouve à sa manière la ductilité effrontée de
Rubinstein
(Dgg – 2002). Tous ces disques sont disponibles et méritent la note
6.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
1. Op.9 No.1
en si ♭
mineur
[00:00]
2. Op.9 No.2
en mi ♭
majeur
[05:25]
3. Op.9 No.3
en si majeur [09:51]
4. Op.15 No.1
en fa majeur
[16:39]
5. Op.15 No.2
en fa # majeur
[20:58]
6. Op.15 No.3
en sol mineur
[24:55]
7. Op.27 No.1
en do # mineur
[29:57]
|
8. Op.27 No.2
en ré ♭
majeur
[35:35]
9. Op.32 No.1 en si ♭ majeur
[41:48]
10. Op.32 No.2
en la ♭
majeur
[46:28]
11. Op.37 No.1
en sol mineur [52:15]
12. Op.37 No.2
en sol majeur
[58:35]
13. Op.48 No.1
en do mineur
[01:05:28]
14. Op.48 No.2 en fa #
mineur
[01:11:19]
|
15. Op.55 No.1
en fa mineur
[01:18:37]
16. Op.55 No.2
en mi ♭
majeur
[01:24:16]
17. Op.62 No.1
en si majeur
[01:30:05]
18. Op.62 No.2
en mi majeur
[01:36:55]
19. Op.72 No.1
en mi mineur
[01:42:13]
Désolé pour les spots braillards intercalés
entre les nocturnes |
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