samedi 2 avril 2016

CHOPIN – Nocturnes – Arthur RUBINSTEIN (1965) – par Claude Toon



- Ah ! Chopin M'sieur Claude, après vos articles sur les ballades, les scherzos et les valses, place aux nocturnes…
- ET oui Sonia, chaque cycle d'œuvres de Chopin mérite une chronique, nous aurons aussi les polonaises, les mazurkas, les sonates, etc…
- Si je comprends bien, Chopin, c'est comme le cochon, tout est bon… Enfin heuuu, hummm
- Vous avez l'art de la métaphore appropriée mon petit !!!! Associer Chopin à la saucisse, au petit salé aux lentilles et aux poils pour les pinceaux, c'est une première…
- Désolé M'sieur Claude, je ne réfléchis pas assez avant de parler. Cela dit je sais que Arthur Rubinstein était un grand pianiste du XXème siècle, surtout dans Chopin…
- Bon, vous vous rattrapez par cette remarque pertinente. Oui et dans son interprétation des nocturnes, si je puis faire un mot : on ne s'endort pas !!

John Field
Avant de parler de Chopin, un petit préambule s'impose. Comment est apparu le genre "nocturne" ? Ce n'est pas une danse comme les valses, les polonaises ou encore les mazurkas, ni une forme imposée comme le scherzo qui n'est autre qu'une extension élaborée du menuet à la mode aux époques baroque et classique.
Le nocturne a été inventé par John Field, un pianiste virtuose et compositeur irlandais contemporain de Beethoven (1782-1837). Il reste essentiellement connu pour ses concertos de style galant, assez agréables à écouter, mais qui n'ont en aucun cas la profondeur psychologique des concertos ultimes de Mozart ou de ceux de Beethoven, et aussi ses fameux 18 nocturnes dédiés au simple divertissement. Donc, le nocturne pour Field est une courte pièce adagio ou andante, charmeuse et songeuse, avec, en principe, une petite variation plus animée dans sa partie centrale. Il n'y a pas de forme sonate et de double thème comme dans un scherzo malgré cette forme symétrique. Écoutons (vidéo 1) un nocturne à la manière de Field
Vous avez failli vous endormir ? C'est normal, cette pièce est plutôt soporifique, en manque d'imagination !! Mais le grand Chopin va apporter son génie et sa virtuosité dans une écriture plus riche, sans pour autant trahir l'atmosphère onirique propre à ce type de morceau. D'ailleurs quand on prononce le mot "nocturne" à propos de la littérature pianistique, le nom de Chopin vient immédiatement à l'esprit, comme une synonymie… On admet couramment que le compositeur polonais a seulement retenu le principe d'une pièce poétique avec son climat de berceuse, mais en aucun cas le style mélodique assez académique et plat de Field. Le nocturne ne connaîtra à ma connaissance qu'un seul autre compositeur qui ait su le transcender avec talent : Gabriel Fauré (13 nocturnes). Liszt et Scriabine en composeront quelques-uns.
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Arthur Rubinstein est le septième enfant d'une famille juive de tisserands de Łódź en Pologne. Il voit le jour en 1887. Sa grande sœur apprend le piano avec un enthousiasme modéré. Le petit Arthur dès quatre ans essaye en solo de jouer les pièces entendues sous les doigts de son ainée. Ses parents, surpris par cette passion précoce le confient à Aleksander Różycki, un professeur qui somnole pendant les cours. Peu importe, le gamin est un surdoué et donne même un premier récital à Łódź à l'âge de sept ans ! En 1898, le violoniste virtuose Joseph Joachim repère les dons de l'adolescent et l'aide à aller se former sérieusement à Berlin. Le jeune garçon se cultive de manière vertigineuse en autodidacte. Il parle et écrit : le polonais, le russe, le français, l'anglais et l'allemand…
Ces débuts de carrière sont à la fois le moment des rencontres majeures : Dukas, De Falla, Granados, Albéniz, mais aussi le temps des vaches maigres, de l'endettement, du découragement voire des idées suicidaires.
À partir de 1904, le virtuose vit en France, en Espagne, à Londres… Sa carrière ne décolle pas avant les années 30, époque où des pianistes adulés, comme Rachmaninov, vont aborder leur fin de carrière. Comme tout artiste juif, Arthur Rubinstein se réfugie aux USA (il sera naturalisé américain en 1946). En 1950, il revient en France, dans cet appartement de l'avenue Foch réquisitionné par la Gestapo pendant l'occupation. Arthur Rubinstein, dont la famille a payé un lourd tribut à la Shoah, ne jouera jamais en Allemagne, tant pour son aversion pour l'holocauste que pour la boucherie de 14-18 dont ce pays est responsable. Le pianiste met fin à sa carrière en 1976. Il a 89 ans, et je l'entends encore jouer à Paris (écouté sur France Musique) le concerto Empereur de Beethoven à l'âge vénérable de 88 ans avec brio !
Oui, Beethoven, un romantique comme souvent, car le musicien excellait dans ce répertoire, épurant les phrasés un peu lourds de ses prédécesseurs, redonnant aux œuvres lisibilité et lyrisme. Pendant toute sa carrière, Arthur Rubinstein va nous révéler un Chopin nouveau. Au génie souffreteux et phtisique que nous ont légué des pianistes englués dans un romantisme exacerbé, va se substituer un homme jeune, virile, hypersensible certes, mais dans le sens enflammé. D'ailleurs quel musicien apathique et sans passion aurait trouvé grâce aux yeux de la bouillante George Sand ? Et cette vision modernisée nourrit son interprétation allègre des nocturnes. Une interprétation que certains trouveront trop brillante. Possible, mais entre le maniérisme d'un supposé dandy et l'alacrité du jeu d'un Chopin très masculin, je choisis la seconde option…
Arthur Rubinstein s'éteindra en Suisse à 95 ans, en 1982. Il laisse le souvenir d'un artiste épicurien et amusant, participant au Grand-Echiquier de jacques Chancel avec la verve et l'humour qui le caractérisaient. Il nous a légué une discographie infinie avec notamment un coffret paru chez RCA de 144 CD !! Il tiendra fréquemment la partie de piano dans des œuvres de chambre, notamment des trios (Clic), avec Pierre Fournier ou Gregor Piatigorsky au violoncelle, Jascha Heifetz au violon, etc.
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Chopin a réparti ses compositions tout au long de sa courte vie. Même si il est d'usage pour les enregistrements de réunir par genre sa production, l'écriture des pièces a toujours eu lieu de manière isolée dans le temps, parfois par petits groupes de 2 ou 3 nocturnes. C'est le cas pour les mazurkas ou les polonaises, mais aussi pour les nocturnes. Les 3 premiers constituent son opus 9 et datent de 1830-31, le 19ème et dernier, unique morceau de l'opus 72 et d'authenticité incertaine, date de 1848 environ.
Nota : seul le pianiste Abdel Rahman El Bacha a gravé à ma connaissance l'œuvre de Chopin de manière chronologique. J'avais assisté à un concert de ce grand pianiste peu connu dans un programme Chopin et Ravel, bluffant de subtilité ! (Tout Chopin en 12 CD, Forlane, 5/6)
Pour Chopin, le virtuose absolu, l'homme des ballades et des Scherzos noircissant des partitions d'une densité inouïe par des milliers de notes, il est amusant de se poser la question concernant son mode d'écriture dans ses nocturnes par définition intimes et crépusculaires… le mieux est d'écouter et de jeter un œil aux partitions…

Nocturne Opus 9 N° 1 : Dès les premières mesures, une mélodie a priori monotone se déploie. Monotone ? Le mot est mal choisi, car le propos bien qu'apparemment linéaire laisse apparaitre mille petites variations. Un ciel étoilé me suggérait ma chère Maggy en écoutant cette fantaisie ondulante et chatoyante. Le scintillement des étoiles est capricieux, tout le monde en a fait l'expérience par une belle nuit d'été.
Le principe d'écriture semble simple et presque immuable. À la main gauche : des motifs arpégés de six notes se répètent inlassablement avec de subtils changements de hauteur ou d'altération. À la main droite : une mélodie à la ligne presque hasardeuse comportant une simple suite de notes dans l'introduction, ou des accords de deux notes dans la partie centrale plus affirmée (suivant le principe du nocturne établi par Field). J'ai donné en exemple la mesure 3 [0:09]. Comment Chopin nous offre-t-il cette sonorité mystérieuse ? La mélodie comporte des agrégats de 7, 11, 20 ou encore 22 notes dans une thématique totalement libre et incertaine : incertitude de l'âme ou du chemin à suivre dans l'obscurité d'un sous-bois baigné par la lumière diaphane de la lune… Le solfège est au service de l'ambiance, du romantisme, pas l'inverse. On note aussi une multitude de ♮. La tonalité perd son déterminisme dans un chromatisme jamais dissonant, favorisant ainsi l'étrangeté et la poésie du phrasé. [1:15] Dans ce nocturne, l'idée centrale et ses accords à la main droite opèrent une continuité stylistique avec juste une pointe de vigueur supplémentaire, un climat moins éthéré qui se prolonge jusqu'à la reprise de la mélodie introductive [3:59].
Arthur Rubinstein colore ce nocturne de reflets d'argent. On entend parfois un chant monocorde et un peu triste dans cette page. Le pianiste adopte un phrasé très articulé, une forme de verticalité dans la dynamique. Chaque note se détache, chasse la précédente avec facétie. Rubinstein apporte une tendresse quasi jubilatoire à ce nocturne si facilement morne et gris quand on se contente d'aligner les notes.
J'avoue avoir écouté maintes interprétations pour rédiger ce billet et avoir été très déçu par certaines lectures, y compris de la part de pianistes que j'estime beaucoup. Non, je ne cafterai pas, trop subjectif !!!

Vincent van Gogh : La Nuit étoilée (1889)
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Nocturne Opus 9 N° 2 : En mode majeur, le second nocturne semble plus festif. Une soirée entre amis ? Un feu de bois et quelques liqueurs ? Bien entendu, la technique du piano reste similaire : la main gauche enchaîne des motifs composés de 1 croche, puis deux accords, de deux et trois croches. J'ai donné un petit exemple de la complexité de la notation de la mesure 14. On comprend mieux la magie guillerette émanant de ce second nocturne grâce à la fantaisie appliquée à la mélodie par Chopin. Le jeune compositeur vient de dépasser la vingtaine et en 1831 arrive à Paris. Les nocturnes de l'opus 9 sont dédiés à Camille Pleyel, musicien et créateur de la firme portant son nom et d'où sortiront les pianos sans lesquels Chopin et Liszt n'auraient pas transformé le jeu de l'instrument à un tel niveau d'inventivité et de virtuosité.

Le 3ème nocturne de l'opus 9 et ses 7 minutes se révèle dansant, voire échevelé. La crainte de voir le terme de "nocturne" sous-entendre une musique somnifère est définitivement balayée. Chacun des 19 nocturnes épouse un univers sonore différent, de la tendresse à l'allégresse. Le 4ème (opus 15 N° 1) aux allures de berceuse est parcouru dans sa partie centrale par un orage tempétueux (étonnant ? Et oui, même la nuit, le ciel peut gronder). Le 5ème (opus 15 N° 2) évoque, avec ses trilles humoristiques, une promenade débonnaire au couchant. Hormis l'architecture, il n'y aucune comparaison qualitative possible entre ces bijoux de fantaisie dues à la plume de Chopin et les essais scolaires de Field. (Merci quand même à John Field pour l'idée.)
Arthur Rubinstein exploite à merveille cette fantaisie, cette course concertante et éperdue entre les deux mains. Oui, brillant et extraverti, à l'image du virtuose. Je suis stupéfait par le génie de Chopin, et les mélomanes le sont ou le seront aussi, en constatant que tous les nocturnes sont écrits avec un principe similaire jusqu'au N° 19 (opus 72 No.1). Une idée formelle simple mais transcendée par Chopin. Une main gauche joue un "perpetuum mobile" axé sur un motif immuable de forme arpégée. La main droite déroulant une mélodie aux mille surprises sans jamais recourir à des accords de plus de trois notes. Ces accords seront exposés par séries la plupart du temps.
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Degouve de Nuncques (1867-1935)
Établir un classement parmi les innombrables gravures de ces nocturnes n'a pas de sens ! La sensibilité perso fait la différence.
J'ai adoré la verdeur du jeu d'un Rubinstein, éternel jeune homme de 78 ans. Une petite écoute comparée avec ma chère et tendre a montré la préférence de celle-ci pour le jeu délicat de Samson François au legato évoquant "une brume vaporeuse devant une lune argentée". Dommage à mon sens que Paul Vavasseur ait pour cette fois raté sa prise de son : une captation atone et sans relief (EMI réédité par Erato1966).
En 1978, dans la salle du Concertgebouw d'Amsterdam, Claudio Arrau l'hypersensible, allégeait à sa manière le phrasé grâce à une main gauche au legato-staccato très franc, en levant un tantinet le pied sur la pédale vraisemblablement. Même si Chopin les saupoudre dans ses portées, il ne faut pas abuser brutalement des ❁ & Ped L'album n'a jamais quitté le catalogue et comprend deux nocturnes posthumes attribués sans certitudes à Chopin et les quatre impromptus. Que du bonheur.
Enfin au XXIème siècle, les réussites ne manquent pas. J'ai un faible pour les disques de Maria João Pires qui retrouve à sa manière la ductilité effrontée de Rubinstein (Dgg – 2002). Tous ces disques sont disponibles et méritent la note 6.

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1. Op.9 No.1 en si mineur [00:00]
2. Op.9 No.2 en mi majeur [05:25]
3. Op.9 No.3 en si majeur [09:51]
4. Op.15 No.1 en fa majeur [16:39]
5. Op.15 No.2 en fa # majeur [20:58]
6. Op.15 No.3 en sol mineur [24:55]
7. Op.27 No.1 en do # mineur [29:57]

8. Op.27 No.2 en ré majeur [35:35]
9. Op.32 No.1 en si ♭ majeur [41:48]
10. Op.32 No.2 en la  majeur [46:28]
11. Op.37 No.1 en sol mineur [52:15]
12. Op.37 No.2 en sol majeur [58:35]
13. Op.48 No.1 en do mineur [01:05:28]
14. Op.48 No.2 en fa # mineur [01:11:19]

15. Op.55 No.1 en fa mineur [01:18:37]
16. Op.55 No.2 en mi majeur [01:24:16]
17. Op.62 No.1 en si majeur [01:30:05]
18. Op.62 No.2 en mi majeur [01:36:55]
19. Op.72 No.1 en mi mineur [01:42:13]
Désolé pour les spots braillards intercalés
entre les nocturnes



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