- C'est bien joli cet air
de piano M'sieur Claude ! Quoique un tantinet mélancolique, Beethoven, Chopin,
Schubert ? Je donne ma langue au chat…
- Miaou Sonia… Blague à
part : il s'agit de l'andantino de la 20ème sonate de Schubert, l'une
de ses dernières œuvres écrite en 1828…
- Par contre pour le ou la
pianiste, aucune idée ; Yuja Wang et sa minijupe ou un ou une pianiste qui n'a
pas encore eu sa chronique ?
- Un, ma chère Sonia.
Rudolf Serkin aurait… 112 ans, mais la longévité de sa brillante carrière nous
a permis de disposer de très beaux enregistrements…
- Et donc si je regarde
l'index, une première pour ce pianiste dans le blog…
- Absolument ! Et une gravure exceptionnelle
de l'un de mes morceaux favoris de Schubert pour le piano solo…
Salon musical avec Schubert au piano... |
Septembre 1828 : Petit, un peu rond, timide, le
musicien "miraculeux", comme disait Max-Pol Fouchet à propos de Schubert, va mourir dans deux mois. Il a 31 ans. La syphilis, les traitements au mercure
(?!), l'alcool et le mépris de l'intelligentsia envers ses œuvres de plus en plus audacieuses pourraient
suggérer un renoncement total : un abandon face à la grande faucheuse qui
attend Franz. Et bien non, la frénésie
de composition reste toujours aussi féconde. La preuve avec ce groupe de trois sonates
(N°19
à 21),
très développées (chacune des trois
dure en moyenne 40 minutes) et d'une richesse inventive sans précédent depuis ses 18 premières sonates et celles de Beethoven de 1822. Beethoven, mort un an auparavant, et qui fut l'un des rares à discerner le génie du jeune autrichien.
Pour
une biographie plus complète, vous saurez tout, ou presque, en lisant l'article
consacré au quintette
"La
Truite" et la quatuor "La jeune fille et la mort"
publié en 2011 (Clic).
Avec près de 1000 œuvres au compteur, je me suis toujours interrogé sur ce
qu'aurait composé d'extraordinaire cet homme vivant un demi–siècle de plus ???
Ces
trois ultimes sonates, intimement liées sur le plan stylistique, constituent le
testament pianistique de Schubert
en compagnie du remarquable quintette pour deux violoncelles D 956
(Clic).
On peut même parler d'avant-gardisme par leur proportion et une fois de plus
par les intenses contrastes thématiques et tonals qu'on y rencontre.
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Rudolf Serkin lors d'une dédicace XXXXXX |
N'avoir
jamais eu l'occasion de parler de Rudolf Serkin
comme soliste dans le blog me surprend si on considère (je ne suis pas le seul)
que cet artiste reste l'un des pianistes majeurs du 20ème siècle. Il
a pourtant été cité une demi-douzaine de fois dans les discographies
alternatives de concertos
de Mozart et de Brahms
ou encore au clavier dans les quintettes de Schumann
et de Schubert ("La Truite").
Le
père du petit Rudolf est un chanteur russe
(basse), d'origine juive, émigré en Bohème (actuelle République tchèque). Le
futur virtuose voit le jour en 1903
au sein d'une fratrie de 8 gamins. Il est remarqué comme enfant prodige dans
une famille qui tire le diable par la queue et une bonne âme va permettre au
jeune garçon de partir pour Vienne étudier auprès de Richard
Robert qui sera aussi le professeur de Clara
Haskil. Surdoué, il donnera son premier concert à l'âge de 12 ans
tout en continuant d'approfondir son art, ce qui l'amènera, adolescent, à
participer à la classe de composition d'Arnold Schoenberg
et à celle de théorie de l'harmonie de Joseph Marx.
Tout cela est fort solide et sa carrière démarre dès l'âge de 17 ans en 1920.
Cette
même année, il rencontre le violoniste Adolf
Busch, fondateur en 1913 du légendaire quatuor portant son nom. Les deux hommes ne se quitteront plus, d'autant que le pianiste épousera Irene Busch, devenant ainsi le gendre d'Adolf Busch.
Le répertoire de Serkin se dessine déjà : Bach, Beethoven,
Mozart, Schubert
et Brahms. Cette liste semble limiter les
passions de Serkin à la musique saxonne
la plus classique qui soit. Ce n'est pas faux, mais l'homme poussera son étude
et l'interprétation des œuvres de ses géants à la perfection quasi absolue.
En
1933, les nazis prennent le pouvoir
et les persécutions commencent. Goering
qui n'a honte de rien propose des postes d'envergure à Serkin
pourtant d'ascendance juive ?! Serkin
honnit l'idéologie nazie, tout comme Adolf Busch
qui, bien qu'aryen, partage ce rejet des doctrines hitlériennes. Comme beaucoup
de créateurs et artistes, les deux hommes choisissent immédiatement l'exil en
Suisse puis aux USA en 1939…
Tout
en poursuivant sa carrière, Rudolf Serkin
enseigne au prestigieux Curtis Institute de Philadelphie, si souvent mentionné
dans ces lignes comme une pépinière des meilleurs jeunes virtuoses. Autre aventure
de légende : en 1951, il participe avec Adolf Bush
et Pablo Casals à la création de la Marlboro Music School et du Festival de Marlboro : un bouquet
de master classes et de concerts chaque été pendant 7 semaines.
Il
assurera jusqu'en 1989 des concerts
et enregistrements de niveau superlatif, malgré un cancer qui l'emportera en 1991 à l'âge de 88 ans. Le couple Serkin-Bush a eu 7 enfants dont l'un des fils : Peter Serkin est pianiste virtuose. Il a enregistré à 15 ans le concerto pour deux pianos de Mozart en duo avec son père au Festival de Marlboro, un disque culte.
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Un
débat musicologique vieux de près de deux siècles perdure pour évaluer
l'influence du dernier triptyque de sonates de Beethoven
sur celui de Schubert. Sans intérêt…
Si
Schubert utilise toujours le moule en
quatre mouvements propre à la forme classique, la richesse des développements,
les permutations de tonalités incessantes et la durée sans précédent historique
de ses trois sonates n'appartiennent qu'à lui. La force émotionnelle qui se
dégage de l'écoute ne s'émousse jamais malgré ce que l'on appelle les "divines
longueurs" de la partition. Schubert
semblait ne jamais chercher à réfréner les développements, laissant le temps
s'écouler, ou plutôt disparaitre en tant qu'élément dominant de son style
d'écriture. Cette sonate dure une quarantaine de minutes, la suivante D 960 les
dépasse avec un premier mouvement de 20 minutes soit autant qu'une sonate complète
du maître Beethoven. Avec Schubert, la sonate pour l'instrument roi acquiert une dimension symphonique.
1 – Allegro : des accords
puissants à la main droite, des notes piquées en motifs syncopés à la main gauche
: une vigueur implacable envahit Schubert
pour lancer ses troupes. Stop ! Trois féeriques arpèges descendants en
triolets apportent une contradiction paisible aux premières mesures électrisantes.
Merveilleuses cascades de triolets qui rompent toute scansion affirmée, et nous
plongent dans un monde poétique détaché de la réalité du quotidien mortifère de
Schubert. Des arpèges ponctués d'accords
facétieux. Tout l'esprit déchirant de cette sonate vient d'être exposé en 11
mesures : l'opposition entre la rage de vivre, de créer (comprendre : de se
battre) et le souhait de trouver enfin la sérénité qui se refuse depuis si
longtemps. Oh, Schubert, l'agnostique ne
pense guère à l'au-delà. La musique va voir rivaliser affliction et tentative
de consolation, avec inquiétude mais sans spiritualité abstraite. Non, un atermoiement
très humain difficile à dénouer. Le second thème extraverti se développe largement,
lui aussi égaillé de triolets, anticipant à lui seul les développements à
venir.
11 premières mesures... |
Caspar David Friedrich, l'Abbaye dans la forêt (1809-1810) |
2 – Andantino : [17:25] dans
toutes les œuvres artistiques où le temps joue un rôle : musique, cinéma, danse,
il y des moments de grâce. Chacun a sa petite liste perso. L'andantino de cette
sonate en est un. Sans doute l'une des pages les plus émouvantes de la musique
considérée dans sa globalité.
L'andantino
nous fait entendre en introduction une mélopée de berceuse : une mélodie simple
et secrète à la main droite et un balancement rythmé et obsédant à la gauche.
Un clair-obscur ? Je dirais plutôt un obscur tout court, affligé, un chagrin
intérieur. Schubert voudrait nous
épargner cette tristesse mais ne peut résister au besoin de nous la confier. [20:04]
De cette élégie résignée et pudique émerge une révolte d'une violence
hallucinante (ou hallucinée) sans structure thématique définie. Un chaos
psychologique. Rudolf Serkin fait fi du beau
son (très relatif). Son phrasé et la frappe du clavier ignorent le romantisme
narcissique et encore plus le mélodrame. La virtuosité combative du pianiste
offre une musique qui nous prend à bras le corps, déroule une cantilène
tragique voire indicible dans le passage central hanté par la colère. Le retour
de la mélodie initiale, au pathétisme augmenté de douloureuses trilles dans le
grave, montre une précision sans compromis dans les attaques au staccato terrifiant.
La coda cherche une issue en vain parmi les accords arpégés et interrogatifs qui
se détachent les uns des autres par un jeu abrupte de syncopes, une disparition
du legato qui semble déstructurer la mélodie vers une chute abyssale…
Dernière demeure de Schubert |
4 – Allegretto : [29:40] Le
rondo final laisse de nouveau en arrière la tristesse profonde mais conserve
une couleur diaphane crépusculaire. Avec ses trois thèmes, le mouvement
conclusif des sonates prend un essor nouveau. La variété de l'écriture
contredit l'idée d'un Schubert
en manque d'inspiration pour achever ses œuvres. La musique chante beaucoup. Ce
lyrisme contraste intensément avec la gravité des deux grands mouvements
initiaux. Le développement central avec sa propre thématique tourbillonnante est
une innovation de plus. Schubert bouscule les conventions à travers un morceau
d'une intense inventivité pour un final dans une sonate de forme classique. Le
jeu vigoureux de Rudolf Serkin donne une
transparence rarissime à ce flot impétueux.
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Inutile
de préciser que la discographie de ce chef-d'œuvre (ben oui, c'est le cas) est
pléthorique mais pas toujours au top. Interpréter Schubert
dans ces grandes sonates demande bien plus que la virtuosité mais une
introspection dans l'âme tourmentée du compositeur au crépuscule de sa vie. Je
propose une petite sélection pour ceux qui trouverait le style Serkin un peu rugueux (c'est tout à fait
possible d'avoir ce ressenti).
Avant
l'invention du microsillon, Schubert
et ses œuvres de grandes dimensions ne passionnaient guère. Il existe une
reprise d'un disque de 1937 où Artur
Schnabel nous livre en totale liberté un Schubert aérien.
La
première intégrale apparait à l'aube de la stéréo sous les doigts de Wilhelm Kempff. L'intelligence et la
finesse du pianiste font merveille dans cette musique. L'intégrale n'a jamais
quitté le catalogue depuis 50 ans ! (7 CD - Dgg).
Au
début de l'ère numérique, le pianiste italien Maurizio
Pollini grave l'un des meilleurs opus de sa carrière. Sa
conception des trois dernières sonates est à l'opposé de celle de Serkin : une totale intimité avec Schubert pour ne pas parler d'effacement
face au génie autrichien. Une délicatesse, une sensibilité et une fluidité
rarement égalées. (2 CD - Dgg) Serkin me bluffe mais Pollini
me remue les tripes (c'est perso, bien entendu).
Enfin,
impossible de conclure sans parler d'Alfred Brendel
dans ce répertoire. Les mélomanes se chamaillent pour établir un palmarès de ses
enregistrements. Pourquoi pas ? C'est sans danger ! Tant les gravures des
années 70 que celles de l'époque numérique passionnent. À noter que le pianiste
autrichien a étudié de longues années ces sonates, montrant l'influence de
leur écriture chromatique dans la musique de Schoenberg
! Son jeu est racé, articulé, moins poétique que Pollini
donc plus hardi…
On
pourrait citer Radu Lupu, plus récemment Leif Ove Andsnes…
Toutes
ces gravures méritent 6/6.
Rafraîchissant un Schubert le matin avec un café chaud, et quelle interprétation ! Je connais cette sonate par Pollini (Comme tu en parle !) avec un andantino qui m'avait laissé sur le carreau. Schubert avec, hormis la symphonie n°8 "inachevée", je découvrirai au fur et à mesure avec entre autre le trio opus 100 (Merci Stanley Kubrick et "Barry Lyndon")
RépondreSupprimerAh oui, au petit matin, je partage... C'est rigolo ce concept du café "chaud" pour se "rafraîchir" :o)
RépondreSupprimerPour info générale, voir le trio 2 opus 100 (mais D 929 pour asticoter Luc et joué dans Barry Lyndon 60 ans avant qu'il ne soit composé, hi hi) dans l'article de 2014 :
http://ledeblocnot.blogspot.fr/2014/09/schubert-trio-n-2-isaac-stern-l-rose-e.html