samedi 6 février 2016

Dmitri CHOSTAKOVITCH – Quatuor N°8 – EMERSON Quartet – Par Claude Toon


Formation 1976-2013 - Photo Lisa-Marie Mazzucco

- Ah ! Retour du compositeur russe M'sieur Claude… 8ème quatuor ? Mais ce n'était par la 8ème symphonie lors de la dernière chronique ?
- Oui Sonia, un hasard… Chostakovitch espérait écrire 24 symphonies et 24 quatuors d'ailleurs…
- Heuuuu… Pourquoi 24 ? C'était son chiffre porte-bonheur ?
- Non pas du tout, il voulait utiliser dans les deux séries les douze degrés chromatiques majeurs et autant en mineur… Do, do dièse, ré, mi bémol, etc. Un clin d’œil à Bach
- Et sa mort précoce ne lui en pas donné la possibilité !  Il est difficile à écouter ce quatuor ??
- Et bien pas du tout, écrit en 3 jours, une vingtaine de minutes, il est un peu son premier testament musical. Dmitri souhaitait qu'on le joue à ses funérailles… Prévoyant !

Nouvelle facette de l'art du compositeur russe dans cette chronique : les quatuors à cordes. Les billets consacrés à plusieurs de ses symphonies et aux concertos nous ont permis de découvrir cet homme profondément sensible et humaniste survivant dans l'enfer stalinien. Adulé ou critiqué sévèrement par les autorités. À certaines périodes, celles des purges ou de la chasse aux artistes franchissant la ligne jaune du "Réalisme socialiste", du "Jdanovisme artistique", Chostakovitch risquait à tout moment un voyage tous frais payés en Sibérie. Un combat pour une liberté d'expression, son imagination pour truffer ses partitions de pièges destinés à donner le change aux gardiens de l'orthodoxie révolutionnaire : des prises de risques qui l'ont usé avant l'âge. Un portait déjà bien brossé dans les articles précédents. Voir l'Index.
Chostakovitch a abordé l'art du quatuor assez tardivement. Après un bref essai en 1938, le second quatuor date de 1944. L'ouvrage est, musicalement parlant, beaucoup plus élaboré et son écriture plus moderne que le premier. En cette période de succès militaires soviétiques qui vont conduire à l'écroulement du IIIème Reich à l'est, une détente très limitée permet au compositeur des 7ème symphonie "Leningrad" et 8ème symphonie "Stalingrad" (Clic) de s'aventurer dans un langage moins conventionnel. Quinze quatuors vont voir le jour entre 1938 et la mort du compositeur en 1975.
La forme quatuor est difficile à maîtriser : faire chanter de concert quatre instruments aux timbres similaires n'est pas chose évidente. Les quatuors de grandes envergures psychologiques ont vu le jour avec Mozart, les œuvres ultimes de Beethoven ou Schubert, ou encore les meilleurs opus de Brahms, Schumann, Dvoràk ou Bartók. Sinon ce sont des ouvrages isolés (Ravel, Fauré). Le répertoire du genre à haut niveau est plutôt réduit. Fasciné par le clavier bien tempéré de Bach*, Chostakovitch souhaite composer, comme pour ses symphonies, 24 quatuors dans les 24 tonalités chromatiques (sans ordre imposé).
* En 1950-51, Chostakovitch écrira un recueil de 24 Préludes et Fugues inspiré du Clavier bien tempéré (op. 87).

Dresde en 1960
1960 : Staline et Jdanov, son éminence grise pour la culture, sont morts depuis six et douze ans. C'est en cette année que vont naître les quatuors N°7 et N°8. Quelle ambiance dans l'URSS de cette année-là ? L'ère Khrouchtchev, sans être paradisiaque, permet aux artistes d'aborder une période créatrice plus originale.
Ainsi, en 1962, Dmitri pourra écrire sa 13ème symphonie "Babi Yar" du nom du lieu maudit en Ukraine où des massacres de juifs ou d'"indésirables" ont été perpétués par les SS et… peut-être avec des complicités russes. Dans l'URSS antisémite, une telle œuvre aurait été impensable sept ans plus tôt, en pleine période de la chasse aux médecins juifs (Complot des blouses blanches).
Chostakovitch n'acceptera jamais l'intolérance, la violence de masse, la dictature et ses atrocités, nationaliste ou communiste. La douleur et l'incompréhension hanteront la majeure partie de sa production à partir de 1935. Pour avoir enfin les coudées franches, le compositeur prend en 1960 sa carte au parti (pas vraiment avec enthousiasme) et écrit en 1961 sa 12ème symphonie "1917" destinée à célébrer la révolution, mais le tissu musical fanfaronnant et sarcastique pose question quant à ses intentions profondes de fêter sincèrement et patriotiquement l'événement…
En 1959, Chostakovitch contracte la poliomyélite, certes limitée, mais qui va imposer un voyage à Dresde pour des soins. Officiellement, le but du déplacement est la composition d'une musique de film…
Le compositeur est atterré par les séquelles du terrible bombardement par les alliés en février 1945. Dans une chronique consacrée à Metamorphosen pour 23 cordes de Richard Strauss, j'avais déjà évoqué cette destruction aux motivations stratégiques bien discutables. Un cyclone de feu anéantissant la capitale de la Prusse (100 000 morts ?). Le compositeur ne peut qu'être bouleversé par les palissades qui isolent encore des monceaux de gravats qui ne seront dégagés qu'au bout de 30 ans voire plus. Impressionné, Chostakovitch compose en trois jours ce huitième quatuor que l'on pense par tradition dédié "aux victimes de la guerre et du fascisme"… Le compositeur s'en défendra en soulignant qu'il a puisé de nombreux motifs d'œuvres antérieures sans aucun rapport avec cette idée : les 1ère et 5ème symphonies, le trio ou encore son opéra très critiqué par les autorités : Lady Macbeth de Minsk.
Rostropovich, Oistrakh, Benjamin Britten et Chostakovich en 1960
xxxx
 ré    mi♭    do    si
Ces citations, et l'emploi d'une anagramme des initiales de son nom en allemand D SCH, transposé sous forme d'un motif de quatre notes : ré, mi bémol, do, si, motif structurant entre autres la fugue introductive, montrent que l'idée de Chostakovitch est bien de composer un autoportrait musical, premier testament de 30 ans de carrière.
C'est l'une des œuvres les plus concises, accessibles donc populaires de Chostakovitch. Le chef et ami Rudolf Barchaï en établira une transcription sous forme d'une symphonie de chambre.
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En 1976, quatre étudiants de la Julliard School créent à New-York le Quatuor Emerson. Les quatre membres se nomment : Eugene Drucker et Philip Setzer, 1er et 2nd violons, Lawrence Dutton, alto et David Finckel, violoncelle. Ce dernier a cédé sa place à Paul Watkins à la fin de la saison 2012/2013.
Cet ensemble constitué depuis 40 ans présente l'originalité de voir le premier et le second violon inverser leur rôle suivant les œuvres. Petit jeu de chaises musicales… Autre spécificité : depuis 2002, les musiciens jouent fréquemment debout, sauf le violoncelliste qui a besoin d'une chaise posée sur une petite estrade… Retour aux sources baroques pour améliorer la spatialisation du son ? Possible, mais en tout cas, c'est physiquement très courageux pour des artistes qui affichent la soixantaine ! Les derniers quatuors de Schubert atteignent voire dépassent des durées de 45 minutes…
Ce quatuor de renommée mondiale s'est constitué un répertoire immense avec notamment de nombreuses intégrales qui ont été gravées largement. Il a également créé quatre œuvres de compositeurs de notre temps. Leur discographie comporte moult albums isolés et les corpus complets de Beethoven, Mendelssohn, Brahms, Bartók et bien entendu les 15 quatuors de Chostakovitch captés en 2000 et qui ont été salués par la critique. Les enregistrements de haut niveau de ce cycle sont rares, j'en reparlerai plus loin.
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Marc Chagall et la musique juive et slave
Le quatuor échappe en grande partie aux formes sonates classiques. Il comporte cinq mouvements enchaînés sans pause. Sa durée est d'une petite vingtaine de minutes. La tonalité dominante est celle mélancolique de do mineur. La création eut lieu en 1960 par le Quatuor Beethoven.

1 – Largo : L'univers sonore et dramatique typique de Chostakovitch se révèle dès les premières mesures. Le motif DSCH cité plus haut est introduit avec un écart de deux mesures par : le violoncelle, l'alto, le second violon et enfin le premier violon. Je ne fais pas un dessin, c'est le début d'une fugue à quatre voix qui s'élance vague par vague. Un climat sombre et méditatif, un tempo lancinant. Combien de fois n'a-t-on pas déjà frissonné à l'écoute de telles mélodies ténébreuses dans les œuvres du musicien russe ? Des ruines fracassées de Dresde oo des charniers glacés de la mère patrie s'élève cette pathétique mélopée. La beauté plastique du son des cordes du quatuor Emerson souligne sans pathos ni chagrin la nostalgie de ces pages.

2 - Allegro molto : [4:36] Sans transition : de la méditation surgit la furie : des notes syncopées scandées frénétiquement par un staccato proche d'effets percussionnistes. Le compositeur se veut rageur. [5:32] Au sein de cette folie  se fait entendre le pittoresque et villageois thème juif déjà entendu dans le trio de 1944. Ceux qui ont vu le film "la tourneuse de pages" ont entendu la peu sympathique pianiste incarnée par Catherine Frot et ses comparses se débattre avec ce thème. Une citation en mémoire des victimes de la Shoah ? Un pied de nez aux autorités ? Un peu de fantaisie dans cette œuvre grave ? Tout est possible. Le quatuor Emerson fait virevolter ces notes percutantes et chorégraphiques avec virtuosité. L'équilibre entre les quatre pupitres est idéal de par son jeu vivifiant et élégiaque et grâce à une belle prise de son moderne.

3 – Allegretto : [7:14] Place à la drôlerie ambiguë et aux sarcasmes chers au compositeur. La musique sautille, la rythmique se désarticule, la mélodie se perd dans des extrêmes aigus goguenards. [10:42] Le thème initial du premier concerto pour violoncelle dédié à Rostropovitch, écrit en 1959, se fait entendre quasiment in extenso : évocation de cette période féconde des années précédentes et de l'amitié profonde avec le violoncelliste tout aussi rebelle que lui.

4 – Largo : [11:19] Des accords syncopés, violents et désespérés ouvrent le largo. C'est au violoncelle qu'est confié un premier solo tragique. Les sévères accords initiaux marquent les frontières avec d'autres solos, celui de l'alto accompagné par une déploraison funèbre. Depuis les adagios des symphonies 7 et 8, la prière, les fantômes des âmes souffrantes de la folie sont omniprésents dans les partitions de Chostakovitch. Il n'est que trop logique de les retrouver dans cette œuvre testamentaire. Dans ce largo extrêmement bien construit, le premier violon assure le dernier solo. Du grave à l'aigu, le compositeur espère le retour vers la lumière… Quelques pizzicati concluent cette page.

5 – Largo : [16:05] L'ultime largo tente de détendre l'oppression du précédent. Aux accords brutaux et staccatos font place des phrases mélodieuses qui se lovent dans un climat serein. Le motif du largo initial DSCH fait son retour, moins lugubre. Chostakovitch qui souhaitait que ce quatuor soit joué à ses funérailles songeait-il à une forme de requiem qui se termine toujours par une rédemption ? Les timbres du Quatuor Emerson se font plus veloutés et chaleureux, comme pour donner raison au compositeur.
Une excellente interprétation, sans férocité dans l'allegro ou l'allegretto. Des excès parfois rencontrés dans certaines interprétations moins inspirées.
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L'enregistrement par le Quatuor Beethoven existe (les créateurs en 1960), et je propose en seconde vidéo la captation de la première mondiale. Le son issu d'une bande de radio est maigre, mais l'interprétation tire des larmes et exprime avec fougue la passion slave de cette partition majeure. C'est une réussite absolue et la prise de son bien laide n'entache en rien un discours un peu fou et pathétique (Consonance – 6/6). Dans les années 60, le Quatuor Borodine, autre ensemble familier de cette musique, enregistrera les 13 premiers quatuors (14ème et 15ème n'étant pas encore composés). Le flot sonore et d'une grande précision, le chant est slave donc émouvant, mais plus sage que celui des Beethoven. (Chandos – 5/6). Des interprétations plus modernes du Quatuor Borodine possèdent les mêmes qualités. Dernier conseil discographique : le premier enregistrement d'une intégrale en occident est due au Quatuor anglais Fitzwilliam, toujours disponible et fulgurant, d'une sauvagerie en totale communion avec l'esprit tourmenté du compositeur (Decca – 6/6).



La vidéo du Quatuor Emerson est en playlist !!! Pour l'histoire, Le live du Quatuor Beethoven retourne les tripes ! Je vous propose e prime le concert de 1960 du Quatuor Borodine:






5 commentaires:

  1. Bon, je suis une buse en classique, comme déjà signalé. Mais à propos du compositeur, les rares fois où j'en entends parler, c'est un coup Kosta..., un coup Chosta. Le jugement du spécialiste?

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    1. Grave question, ami Shuffle, en cette période de bouleversement orthographique…

      C'est simple :
      - En français : Dmitri Chostakovitch – Donc un "C" et surtout pas Dimitri comme je le vois par ci par là…
      - En Anglo-Saxon : Dmitri Shostakovitch – avec un "S"
      Dans mon article sauf erreur de ma part, on lit Chostakovitch, sauf sur les pochettes de disques de labels internationaux qui imposent Shostakovitch.

      Pour être exhaustif :
      En Russe et avec le prénom complet : Дмитрий Дмитриевич Шостакович
      En japonais : ドミートリイ・ショスタコーヴィチ
      En arabe : دمیتری شوستاکوویچ (si le compositeur est à la mode…)

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    2. Tu as oublié en Hébreu : דמיטרי צ'וסטאקוויטכה !!! :D

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  2. Ma question concernait la prononciation. Donc Ch (comme chirurgien ) et pas K (comme chirographaire).

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  3. Ah désolé, je n’avais pas compris...
    Oui : cho comme chocolat :o)
    C'est bizarre ces prononciations différentes : chorégraphie vs Chostakovitch...
    Je poserai la question sur le pourquoi du comment de la chose à ma belle-sœur experte sur le sujet...
    J'aurais appris un mot : chirographaire. Ma chère et tendre qui a fait du droit connaissait... Je crains de l'oublier trop vite ! Pas facile à caser dans une chronique.

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