Des bagnes de Mao à Bach – épisode 1
- Mais
M'sieur Claude, quand je suis passée hier, vous commenciez un article sur le
Clavier bien tempéré de Bach interprété par cette dame !?
- Oui Sonia,
je pensais parler de la destinée hors du commun de Zhu Xiao-Mei en utilisant
son livre pour dresser une simple biographie de l'artiste…
- Et vous
avez pensé que M'sieurs Luc et Rockin trouveraient votre article trop long…
- Non, Luc et
Rockin n'organisent pas des séances quotidiennes de dénonciation et autocritique
maoïstes. Mais l'hallucinant récit de l'artiste mérite un article unique.
- Ah ce point
là ?
- Oui, bien
plus qu'un récit à la première personne, ce document témoigne de la folie
gagnant tout un peuple, et ainsi je pourrai parler de Bach en centrant le sujet
sur l'œuvre dans un autre billet.
J'avoue ne pas trop savoir comment partager mes
émotions à la fin de la lecture de cette autobiographie poignante. Un simple
résumé scolaire ne refléterait qu'une infime dimension du témoignage sur les
terribles événements vécus par la pianiste chinoise, la pianiste mais aussi la
fillette, l'adolescente et la femme. Attention à ne pas se laisser influencer
par mon dialogue avec Sonia. Zhu Xiao-Mei
n'a pas connu un avant et un après "révolution
culturelle" idylliques, loin de là. Son existence a été un
combat permanent. Si son parcours débute avec sa naissance en chine en 1949 à la fin de la guerre civile - ses
années les plus douloureuses coïncidant avec le chaos maoïste - Zhu Xiao-Mei va se battre pendant 60 ans avec
courage, même en occident, contre moult embûches pour pouvoir vivre son art et
son amour pour la musique, et pas uniquement celle de Bach.
Mao Zedong et son épouse diabolique Jiang Qing XXX |
Certes avec le recul, Zhu
Xiao-Mei dresse un bilan terrifiant du régime maoïste, mais avec
objectivité, s'étant laissée piéger elle-même en partie par le système.
En 1949, la
chine sort d'une longue guerre contre le Japon puis d'une autre guerre civile
entre communistes maoïstes et nationalistes dirigés par Tchang Kaï-Chek réfugié à Taiwan. Le père de Xiao-Mei
est médecin et son épouse, lettrée et artiste, possède même un piano. Ce sont
donc des bourgeois intellectuels, des chushen buhao
ou "êtres de mauvaise origine"
dans la rhétorique du Grand Timonier. Par ailleurs, la famille n'a pas de fils
mais cinq filles, une malédiction dans une chine qui sort d'une dictature
féodale pour entrer dans une tyrannie marxiste. Cette situation va conduire la
famille de Xiao-Mei vers l'enfer par
étapes. Départ de Shanghai pour Pékin alors que la petite fille n'a que trois
ans. Le décor pour la terreur ubuesque est en place.
En 1957, Mao lance l'opération "les cents fleurs" à laquelle la
famille de Xiao-Mei, prudente et
méfiante, ne prend pas part. Mao
invite les chinois à exprimer leurs doléances sur l'état anarchique de le Chine
Populaire naissante. Beaucoup y croient, s'expriment, écrivent… Autant acheter
la corde pour se prendre. Ainsi auto-identifiés, les contestataires paieront le
prix fort. Même Brejnev trouvera le
procédé cynique, c'est tout dire.
1955-1960 : c'est
le "grand bond en avant".
Depuis l'accession au pouvoir, Mao
est de plus en plus contesté, la Chine vit au jour le jour. Idée stupide propre
aux grands dictateurs : vider les campagnes d'un grand nombre de paysans pour
doper l'industrie. Conclusion : les cultures pourrissent faute de main d'œuvre,
l'industrie ne décolle pas avec des ouvriers non qualifiés. La famine sévit pendant
cinq ans et fait 20 millions de morts environ.
Pendant cette période, Xiao-Mei
a découvert le piano grâce à sa mère qui lui joue Schumann,
sans doute le compositeur le plus redoutable à saisir par la culture chinoise.
La petite semble douée. On l'inscrit dans un conservatoire. Un jeune professeur, Maître Pan, formé à l'école
russe, lui enseigne les fondamentaux. On analyse la partition, on l'apprend par cœur,
on la joue avec tout son corps et avec esprit, mais sans trahir le compositeur. Xiao-Mei découvre Chopin,
Mozart (le 23ème concerto commenté
il y a quelques semaines), et même Liszt
malgré ses petites mains. Mais les chinois ont des mains très souples…
Je donne
ici quelques repères : lire le récit de la pianiste est essentiel pour découvrir
les mille rouages d'un univers où tout est surveillé, où les cours peuvent se
mêler aux premières séances de dénonciation et d'autocritique. Xiao-Mei, fille de chushen buhao ne peut pas être une bonne révolutionnaire, concept
étrangement eugénique ; sauf à renier ses parents. Xiao-Mei
sera dénoncée comme ayant tenté de se suicider. (Elle prenait simplement le
frais avec d'autres ados sur un toit en regardant les étoiles, oui mais c'est
interdit !) On l'enferme pour rédiger son autocritique. Maître Pan l'abandonne, non par lâcheté, mais parce que le système
l'a déjà perverti. Serait-il persuadé qu'il ne peut ou ne doit pas enseigner à
une chushen buhao ? Le pire
est à venir…
Duo de piano clandestin en 1973... XXXX |
Jian Qing, Mme Mao,
se charge de la rééducation culturelle, à savoir : on brule les livres et les
partitions. Les professeurs sont humiliés, frappés voire assassinés. Le
conservatoire est un champ de ruines où s'agitent des
étudiants désœuvrés ou endoctrinés. On rédige des Dazibao, des critiques haineuses placardées
partout, jusque sur la porte des Zhu,
les chushen
buhao. Jian Qing invente
les camps ruraux de rééducation. Saut dans le temps. En 1968, Xiao-Mei part pour quelques
mois planter des choux, du riz. Elle semble heureuse de pouvoir découvrir les
courageux prolétaires. Il y a des photos émouvantes en milieu de volume. L'une
d'elle montre Xiao-Mei souriante sur un
cheval arrivant dans son premier camp, imaginant trouver une auberge de
jeunesse en un peu plus rude ! Elle va rester cinq ans dans un univers
concentrationnaire…
Or, un camp de rééducation, comme tout bagne, peut se
décrire par une suite de mots-clés : faim, malnutrition, travail harassant,
maladie avec soins à minima, froid, peur et bien entendu pour Xiao-Mei : lecture du petit livre rouge,
dénonciation et autocritique journalière, en boucle, encore et encore. Mais à
la persuasion de devenir une révolutionnaire succède le doute semé par
l'absurdité, la prise de conscience. Et puis la privation de musique est le Crève-cœur qui sera la révélation… Xiao-Mei
s'échappera deux fois pour voir sa mère. Des autocritiques et quelques mois de
détention de plus. Xiao-Mei trouvera un
accordéon pour jouer du Chopin
transposé… Plus fort, imaginative et opiniâtre, elle ferra envoyer en secret
par sa mère son piano au camp de Zhangjiako
perdu en Mongolie. Un petit groupe de résistance musicale s'organise (photo de
1973). En 1969, Mao a mis un frein à la folie de Madame. Xiao-Mei
pourra parfois sortir du camp pour jouer uniquement des Yanbangxi,
pièces et opéras patriotiques au sujet convenu, mais curieusement bien composés,
comme "Le
détachement féminin rouge", tout un programme !
Gabriel Chodos de nos jour |
Les années vont passer, le pays se détendre… Zhu Xiao-Mei a pris beaucoup de retard dans sa formation de pianiste. Elle n'a pas de poste ni d'espoir de carrière. Elle va assister, en se glissant dans le public avec un faux billet à un concert de l'Orchestre de Philadelphie dirigé par le maestro Eugene Ormandy, une révélation. Elle décide de partir en occident. Un mirage, mais qui ne deviendra pas un miracle immédiat. Ô non…
Enfin l'autorisation de sortir de Chine est obtenue malgré
les tracasseries de l'ambassade américaine. Xiao-Mei
n'a plus peur de rien, rendez-vous avec l'ambassadeur US qui lui donne l'ultime
sésame-visa. Départ de Pékin pour Hong Kong le 1er février 1980. Puis Los Angeles, comme femme de ménage ne parlant
pas anglais. Un cul de sac, encore… Puis Boston
et une petite bourse au Conservatory grâce au grand Gabriel
Chodos qui l'oblige à tout reprendre à zéro… Xiao-Mei squatte chez Dominique, une amie flutiste
plus ou moins anorexique. Xiao-Mei
a de nouveau faim mais se débrouille pour agrémenter l'ordinaire sans oublier
le chien de la maison qui lui aussi crève la dalle, Xiao-Mei
généreuse. Pour ne pas être expulsée : un mariage organisé en deux jours avec
le premier ami venu pour obtenir la green card US. Des petits boulots, mais son
diplôme à 33 ans et l'achat de sa première poupée à 4$.
Marian Rybicki |
Retour à Boston
! Nouvelle galère, sans travail, hébergée chez une amie qui ne supporte guère
le piano sauf… Les
variations Goldberg qui la détendent. Xiao-Mei
devient la "Goldberg" de sa logeuse, l'ouvrage magique de Bach vient à sa rencontre et
réciproquement. Elle l'interprétera plus de 200 fois en concert plus tard. Enfin,
l'obtention du passeport Yankee et le retour à Paris, après serveuse,
boulangère, baby-sitter à Washington. Xiao-Mei : mère courage.
1988 : le
premier succès, à 40 ans, un concert gratuit en l'Église Saint-Julien le pauvre. Une seule œuvre : Les variations
Goldberg bien évidement… Enfin !
"Les chinois
considèrent que la vie commence à 40 ans". 1989 : la carrière de Xiao-Mei prend tout son envol… Le
musicologue Remy Stricker et le
pianiste Alexandre Tharaud, alors un
jeunot de 23 ans, ventent les talents de la pianiste après avoir écouté son
interprétation des variations Goldberg… Je vous parlerai de la suite de
l'épopée épique de cette femme extraordinaire dans l'article consacré au clavier bien
tempéré.
Mon article est bien plus long que prévu. Vous
comprendrez pourquoi je l'ai isolé de celui qui sera consacré à Bach.
Il n'y a pas un mot de trop dans ce récit pathétique
et pourtant plein d'amour envers la famille, les amis, les professeurs. Le
style est simple, direct, à l'image de la personnalité de son auteur. Xiao-Mei partage son itinéraire sans philosopher.
Une belle prose sans haine mais qui condamne l'infamie, un aveu lucide sur un
système auquel elle faillit croire et qui l'a brisée, meurtrie à jamais,
apeurée à vie à force d'avoir pratiqué l'autocritique et subi les dénonciations.
Quelques paragraphes sont dédiés à sa réflexion sur la spiritualité dans Bach en regard de la pensée d'un Lao Tseu. Là encore de manière élégante
et fluide, sans didactisme.
Lors d'un passage chez Bernard Pivot, le journaliste lui posa la question de Proust rituelle : "Si Dieu existe, qu'aimeriez-vous qu'il vous dise ?"
Xiao-Mei répondit "Tu as été assez courageuse. Viens je vais te
présenter Bach".
Le théâtre du Chatelet a donné l'opéra Le détachement féminin rouge en 2013. Très
pittoresque comme programmation, musique militarisée et chorégraphie mécanique, je vous laisse juger. (Je me demande qui est allé voir cela ?) Puis l'aria et quelques passages des Variations Goldberg de Bach par Zhu
Xiao-Mei lors des folles journées de Nantes en 2009.
Une notation pour ce récit n'a pas de sens. Laissons cela aux œuvres de fictions
...vendent les talents ou vantent les talents, il faut choisir ;-)
RépondreSupprimerTrès belle version au demeurant, pour une oeuvre qui supporte assez facilement de nombreuses visions complémentaires -une seule version ne suffit pas, de loin, pour l'épuiser, ni un seul instrument d'ailleurs-.
Dans le genre musiciens lésés par un régime, on trouve aussi Cziffra ou Ugorski.
"une seule version ne suffit pas" Tout à fait d'accord...
RépondreSupprimerDans la chronique à venir, on trouvera comme toujours des versions alternatives comme celle de Richter malgré le son suranné, Gould pour les aficionados :). Une à fuir à mon humble avis : Keith Jarett au clavecin ou au piano, l'humilité et la spiritualité subliminale chez Bach, ce n'est pas son truc...
Je suis preneur de tes suggestions. (J'ai déjà prévu Hantaï au clavecin)
Parmi la quizaine de versions dans ma discothèque, j'écoute le plus souvent :
RépondreSupprimer• Au piano :
- les 3 Gould si tu aimes le pianiste, et au moins la dernière sinon;
- Tureck en 1988 (VAI) et en 1999 (DGG)
- Dinnerstein, vraiment très bien ! (Telarc)
- Gavrilov, très personnel mais souvent passionnant (DGG)
• Au clavecin :
- Hewitt, très bien enregistrée (Hyperion)
- Pinnock, égal à lui-même (Archiv) et très polyphonique
- Kirkpatrick, visionnaire en son temps (Archiv)
- Hantaï
Je partage la fuite devant Jarrett : c'est gris et soporifique !
Édifiant Claude... Édifiant !
RépondreSupprimerOn pourrait presque intituler ton article comme ceci: "L'homme dans toute sa bêtise. L'homme dans tout son génie". Ou quelque chose de cet ordre là.