lundi 26 janvier 2015

David OÏSTRAKH & Eugene ORMANDY – Concertos de SIBELIUS et de TCHAIKOVSKI – Par Claude Toon



- Mais M'sieur Claude, je viens de faire le point… Vous nous avez déjà parlé de ces deux concertos sous les doigts de la charmante Hilary Hahn… pourquoi ce remake ?
- Il a deux semaines Sonia, dans la chronique consacrée à la 2ème symphonie de Rachmaninov, j'avais promis de rédiger un article en hommage à Eugene Ormandy, et là coup double…
- C’est-à-dire ?
- Cet article va mettre en valeur également l'un des plus grands violonistes du XXème siècle : David Oïstrakh… Sans oublier l'orchestre de Philadelphie de la grande époque.
- Oui je vois, vous vous concentrez plus sur des artistes mythiques que sur les œuvres, si je puis dire… Deux concertos qui n'ont plus rien à prouver…
- Tout à fait mon petit… Je vais quand même revenir sur ces deux concertos majeurs du répertoire. Un disque à emmener sur l'île déserte…

David Oistrakh (1908-1974)
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Chaque siècle depuis l'époque de Antonio Stradivari a apporté son lot de virtuoses de l'archet dont la notoriété a traversé l'histoire. Du XIXème siècle, on se souvient de Paganini, Eugène Ysaÿe, Joseph Joachim. Au XXème, la radio, le disque vont faire connaître au grand public Yehudi Menuhin, Ginette Neveu(*), Jascha Heifetz, Christian Ferras, David Oïstrakh et, à cheval sur les deux siècles, Fritz Kreisler… Je ne cite que ceux qui nous ont quittés.
(*) Disparue à 30 ans dans le crash de l'avion qui transportait aussi Marcel Cerdan.
Menuhin et Oïstrakh sont entrés dans la légende et restent connus même des moins mélomanes.
Né en 1908, David Oïstrakh va grandir et se former dans les années troublées qui précèdent et suivent la révolution russe. Enfant précoce, il joue de son premier violon dès 5 ans. Il va suivre l'enseignement du professeur Stoliarski. Ce pédagogue étonnant et visionnaire fonde sa pédagogie sur le jeu pour stimuler la motivation de ses jeunes élèves. La révolution bolchévique perturbe la progression du jeune homme. Les Oïstrakh tirent le diable par la queue, c'est la grande disette de 1919. En 1920 au profit d'une nouvelle stabilité, David va pouvoir préparer son premier concert prévu pour 1923. Il voyage peu, juste pour participer aux inévitables concours. En 1935, Il se place second derrière Ginette Neveu à Varsovie.
Pendant la seconde guerre mondiale, il se lie d'amitié avec Prokofiev et Chostakovitch. De ce dernier, il crée en 1955 le premier concerto écrit vers 1947 mais dont la noirceur devait attendre le léger dégel apporté par Khrouchtchev, l'arrêt des purges et autocritiques imposées aux artistes pas Staline et Jdanov. Oïstrakh récidivera en 1967 pour le second concerto dont il est également le dédicataire. Épargné par le régime, il connaît une carrière internationale après le conflit mondial. Soufrant de troubles cardiaques dès 1964, il décède à 66 ans en 1974. Gidon Kremer fut l'un de ses élèves.
Mais avant tout, David Oïstrakh obtenait un son de ses huit stradivarius à nul autre pareil que nous allons écouter…
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Eugene Ormandy (1899-1985)
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Eugene Ormandy, Georg Solti, Antal Dorati : trois figures illustres de la direction d'orchestre, de la même génération, et qui ont un point en commun : avoir fuit leur pays. Pour échapper au régime dictatorial et antisémite du Régent Horthy ? Si cette décision est assez évidente pour Solti et Dorati, on peut dire que Eugene Ormandy est plutôt parti en 1921 (il a 22 ans) pour tenter de faire une grande carrière outre atlantique.
Jusqu'en 1931, il sera déçu car il vivotera de piges comme violoniste dans un orchestre qui interprétait la B.O. dans les salles du temps du cinéma muet. Tournant du destin. Il devient vers 1926 chef de cet orchestre et, qui plus est, il prend la nationalité américaine. Tout s'accélère. En 1929, il remplace au pied levé Arturo Toscanini à la tête du philharmonique de New-York. En 1930, il se distingue en dirigeant l'orchestre de Minneapolis. (Actuel Orchestre du Minnesota, un orchestre important aux USA, on en reparlera encore.)
1931-1936 : Eugene Ormandy nommé directeur va diriger un programme d'enfer avec cet orchestre phare du Minnesota. Et alors que le pays connaît la dépression, RCA peut retransmettre à la radio et graver des 78 tours gratuitement ! Ormandy n'hésite pas à inscrire au répertoire des œuvres encore très peu jouées à l'époque comme la 7ème symphonie de Bruckner ou la 2ème symphonie de Mahler. Sans compter Bartók, Kodaly et même Arnold Schoenberg. Cette période va voir se nouer l'amitié entre Rachmaninov et le chef qui sait si bien rattraper les "trous de mémoire" du pianiste et compositeur russe (Clic).
1936-1980 : sans équivalent dans l'histoire de la musique symphonique, Eugene Ormandy dirigera pendant 44 ans d'affilée l'un des meilleurs orchestres de la côte est : l'Orchestre de Philadelphie. Un record absolu dont il est difficile d'établir une synthèse. Son travail va aboutir à donner à cet orchestre un son transparent et nerveux. Il va devenir avec sa phalange l'un des accompagnateurs les plus estimés de solistes comme Robert Casadesus, Emil Gilels, Arthur Rubinstein, Rudolf Serkin, David Oistrakh, Itzhak Perlman, Isaac Stern, Leonard Rose… N'en jetez plus !
Sans doute doté d'une mémoire eidétique, Ormandy connaissait par cœur des milliers de partitions qui, annotées, occupent des centaines de cartons. Il a été l'un des premiers à enregistrer la version initiale exécutable de la 10ème symphonie de Mahler. Il assurera la création américaine de plusieurs symphonies de Chostakovitch.
En 1980, il quitte son poste pour continuer à diriger pour le plaisir. Il est emporté par une pneumonie en 1985.
On trouve bien réédités ses meilleurs disques pour CBS ou RCA
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Adolf Brodsky (1851-1929)
Concerto pour violon opus 35 en ré majeur de Tchaïkovski
Ce concerto date de 1878. Des éléments biographiques du compositeur russe ont été déjà donnés dans les nombreuses chroniques précédentes accessibles à partir de l'index. (Clic) Après plusieurs refus de virtuoses qui trouvent le concerto injouable de par ses difficultés techniques, il est créé à Moscou en 1881 par le jeune Adolf Brodsky. Ces difficultés n'existent pas pour David Oistrakh à l'évidence…
L'œuvre épouse la forme habituelle en trois mouvements et l'orchestration est des plus classiques pour un concerto romantique (2/2/2/2, 4 cors, 2 trompettes, timbales et cordes).
Une longue phrase soyeuse des cordes, une scansion martiale des contrebasses, quelques notes brillantes des bois. La régularité du tempo assagit ce crescendo introductif. Un développement orchestral traité en orfèvre (la musique de Tchaïkovski se prête trop souvent à un liquoreux legato.) La beauté plastique de l'orchestre de Philadelphie en 1959 est incomparable, cordes à l'unisson, équilibre subtile avec l'harmonie. Le tempo semble assez lent mais, Seigneur, quel sens du détail par Ormandy ! Dès l'entrée du violon, l'orchestre conserve cette présence colorée, n'écrase pas le soliste, non il le porte avec légèreté et discrétion. L'entrée du violon est très immédiate. Une mélodie suave et dansante qui se déploie avec tendresse. Le style Oïstrakh est là : une sonorité virile, en accord avec la carrure de l'artiste, un legato parfait, un vibrato charnel jamais brouillon ou hédonisme. Les timbres restent cohérents sur toutes les cordes (il devait savoir les choisir habilement). Le mouvement noté allegro moderato respecte ce moderato (d'où la subjective impression de retenue) pour nous offrir ce climat du romantisme slave dans lequel se côtoient toujours poésie et nostalgie. L'aisance du violoniste subjugue. Dire que le virtuose disposait de moyens techniques stupéfiants est une chose, entendre la pureté dans les gammes descendantes de la cadence révèle d'une expérience unique pour tout mélomane.
L'introduction de la canzonetta est confiée à un échange ludique des bois. Là encore le violon intervient après quelques mesures. Il rejoint les bois plus qu'il ne les remplace. Les cordes, immenses et élégiaques interviennent plus tardivement. Ormandy et Oïstrakh montrent que ce concerto n'est en rien une compétition soliste-orchestre mais une osmose. La mélodie berce quelques motifs des clarinettes hautbois, flûtes… qui surviennent ici et là pour illuminer cet andante nocturne et tendre. Toutes les qualités interprétatives décrites pour l'allegro restent bien entendu de mise.
Deux thématiques jouées au violon alternent dans le début du final noté allegro vivacissimo : une danse allègre puis une marche un peu plus grave mais très courte et qui s'échappe rapidement vers une douce folie. Le jeu vigoureux et précis de Oïstrakh met en valeur chaque note et laisse à penser que Tchaïkovski pouvait avoir de l'humour. Cette opposition entre solennité et gaîté se répète comme à l'infini, le violon se perdant dans des extrêmes aigus qui ne heurtent jamais l'audition. Comme dans les premiers mouvements l'orchestre et notamment les bois occupent les places qui leur reviennent. Les deux artistes ne jouent que la carte Tchaïkovski sans chercher à briller (pour le violoniste, c'est naturellement brillant) ni imposer une conception (Ormandy s'efface devant Tchaïkovski).

Ormandy (debout) rencontre Sibelius en 1951 (assis, 86 ans)
Concerto pour violon opus 47 en ré mineur de Sibelius
Comme celui de Tchaïkovski, cette œuvre, la seule du genre du maître finlandais, fait partie des quelques concertos majeurs du répertoire. Il a été créé en 1905. L'orchestration est identique à celle du concerto de Tchaïkovski à laquelle s'ajoutent trois trombones.
Ahhh les délicats trémolos des violons qui baignent d'une lumière nordique les premières mesures. Le violon prolonge d'arpèges aigus cette aurore orchestrale. Un thème poignant que reprend la clarinette… Quelques mesures d'une pureté rare dans l'histoire discographique de ce concerto. David Oïstrakh illumine la mélodie par des attaques sur toute la longueur de l'archet, pas de vibrato langoureux, mais tout au contraire une volontaire froideur qui sied à cet allegro moderato qui pourrait symboliser une aube hivernale. Je prête des intentions descriptives là où Sibelius n'écrivait peut-être que musique pure. Interprétation libre pour chacun. Eugene Ormandy, violoniste de formation, avait accompli un travail avec les cordes de Philadelphie tel que la qualité de celles-ci pouvait rivaliser avec les meilleurs ensembles européens. Le climat se veut ténébreux, évoquant les légendes tragiques du kalevala chères à Sibelius. Le mouvement s'anime entre poésie et violence. La facilité évidente avec laquelle Oïstrakh aborde la cadence centrale d'une diabolique difficulté surprendra de nouveau et, même impression quand Ormandy reprend la main pour la coda, bois par bois, vague par vague des cordes. Un enchaînement qui rappelle que Sibelius voulait donner un rôle égal au soliste et à son orchestre. Les deux artistes montrent que ce concerto ouvrait la porte à la modernité.
Enfin, on ne peut que frissonner en écoutant le chant grave et sans pathos du violon dans l'adagio. Grave mais jamais triste grâce à la tonalité de si bémol majeur élégiaque choisie pour cette infinie complainte. L'orchestre assure une discrète pulsation rythmique et quelques climax qui accentuent le climat pathétique du mouvement.
Le final avec son introduction au rythme obsédant des cordes graves et de la timbale termine en panache cet ouvrage essentiel, dans une interprétation où se déclinent énergie et sens inouï du détail, de la précision, des couleurs, des forêts et lacs finnois.
D'autres versions concurrentes ? Oui évidement : Ferras-Karajan ou Heifetz-Barbirolli-Beecham par exemple. Mais ce paragraphe n'a pas réellement de sens pour cet article exclusivement consacré aux génies de deux artistes. Je n'ai guère envie d'être plus dithyrambique, c'est déjà le cas dans ce qui précède, écoutons les vidéos de bonne qualité, tout simplement. Juste un dernier mot. La prise de son, notamment dans Sibelius, est d'une transparence absolue et d'une spatialisation réaliste pour ce disque de 1959 (présence du basson, timbre mâle des violoncelles). J'aimerais entendre plus souvent cela de nos jours…
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7 commentaires:

  1. "il vivotera de piges comme violoniste dans un orchestre qui simulait la B.O. dans les salles du temps du cinéma muet"...

    Je ne pige pas. Simuler la BO. L'orchestre ne jouait pas, mimait seulement ?

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    1. Ok Ok, fous-toi de moi. Le verbe est ambigu, je le remplace par "interprétait". ça te va ?

      Justement, petit malin, un chef d'orchestre illustre apprenait à ses élèves à diriger... sans orchestre, en mimant uniquement les gestes face à la partition.... Principe pédagogique : avoir la musique dans la tête et le corps sans être influencé par l'orchestre surtout si celui-ci est chevronné. QUI ?
      Une bonne bouteille si bonne réponse :o)

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  2. Ce n'était pas une pique, mais une vraie question !! On peut imaginer qu'on mettait des musiciens en play back sur le disque de la musique, pour augmenter le prix des places, ou déplacer plus de spectateurs, faisant valoir la présence d'un orchestre...

    le chef d'orchestre... euh... Toscanini ?

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    1. Pas de lézard dans le sens où l'on a aussi ergoté en relisant avec Maggy. On a laissé faute de mieux, comprendre : "simulation" par de vrais musiciens de ce que l'on trouvera sur les premières "pistes optiques" à partir de 1927 (le chanteur de jazz des frères Warner, je crois). Tiré par les cheveux cette formulation je l'accorde…

      Non, l'orchestre n'était pas là pour faire semblant. Toutes les salles n'étaient pas aussi riches d'ailleurs, il y avait souvent un simple piano, voire rien.
      Impossible de faire des disques. Comme tu le précises dans ton article de samedi, 3 minutes par face vers 1920, quel bordel pour les changements (ex : Intolérance de D. W. Griffith (3h15)). Quant à la puissance des amplis de l'époque… que des tubes… on aurait fait cramer le public.

      C'est rigolo, Maggy a pensé tout de suite aussi à Toscanini… Non c'était Hermann Scherchen dont j'ai parlé dans ma première contribution consacrée à Bach. Je viens de voir que Pat connaît :o)

      Et puis la bouteille, on la partagera dès que possible avec Pat…

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    2. Pour Scherchen, je n'etais pas sur au départ j'ai faillis nommer Otto Klemperer, mais par déduction, j'ai pensé "diriger sans orchestre" donc un chef qui dirige sans baguette et il n'y en a pas 36, Boulez, Mitropoulos ou Stokowski ne voyant pas les trois cité faire cette exercice, Scherchen restait une évidence (Tu vas trouver peut être que j'ai une logique un peut tordue, mais je fonctionne comme ça ! )

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  3. Hermann Scherchen le créateur de "L'histoire du soldat" D'Igor Stravinsky je crois !

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