samedi 17 janvier 2015

Carl Philipp Emanuel BACH – Concertos pour violoncelle – Ophélie GAILLARD – par Claude Toon



- Quand j'entre dans votre bureau M'sieur Claude… Un pti't air de musique baroque virevolte tel un gazouillis d'oiseaux flirtant avec des papillons…
- Eh bien !! Vous versifiez ce matin ma chère Sonia ???!!! Il faudra me travailler tout cela, affiner… Cela dit ce n'est pas du tout de la musique baroque !!!!
- Ben ? Je lis Bach, c'est quoi alors ?
- Oui, mais il s'agit du plus doué des fistons du grand Jean-Sébastien, contemporain de Haydn et même de Mozart à la fin de sa vie. Donc c'est ? … c'est ? … duuu claaassique !
- J'espère que vous allez nous éclairer sur ces subtilités : car si le baroque n'est plus de la musique classique mais un peu quand même, il me faudra un doliprane…
- Oh, juste un peu de précision sur le vocabulaire. L'important est d'écouter la musique de CPE (non, pas Conseiller Principal d'Éducation) qui n'a rien à envier à celle de son illustre père…

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Essayons d'éclairer la lanterne de Sonia et peut-être celle de quelques lecteurs parfois interloqués par l'adjectif "classique" appliqué au mot "musique", celle du passé, ce qui peut se comprendre, mais aussi apposé à des musiques contemporaines, ce qui peut dérouter !
En pratique, on devrait parler de musique "savante". Mais avouons que le terme conjugue un peu snobisme et élitisme. Ce que nous appelons de façon générique "musique classique" réunit des œuvres de tous les styles écrites par des compositeurs pointus depuis les mérovingiens jusqu'à nos jours. Des œuvres faisant appel à des règles de composition de plus en plus complexes au fil du temps : isorythmie, tonalité, contrepoint, sérialisme, polyrythmie, et patati et patata. On peut établir un parallèle avec la littérature "classique" immortalisée par le Lagarde et Michard, et où l'on trouve des pages choisies allant de Villon à Camus en passant par Racine (tragédies classiques), Victor Hugo et Flaubert
En musique, l'époque classique commence à la fin de la vie de Bach (1750) qui est un baroque tardif et se termine avec la 3ème symphonie de Beethoven en 1805 (Clic) pour laisser la place au romantisme. Les compositeurs les plus représentatifs de cette époque du siècle des lumières seront Rameau en France, Joseph Haydn, Mozart et Beethoven première manière en Autriche. De grandes figures auxquelles on peut ajouter d'autres personnalités musicales comme les fils de Bach et notamment Carl  Philipp Emanuel.  
Apprenons à nous adapter à cette double définition proche de l'abus sémantique officiel. La musique classique est tout simplement celle qui traverse l'histoire, résiste au temps, voire resurgit de la traversée du désert (plusieurs chroniques l'an passé ont évoqué des compositeurs oubliés à tord). Pour conclure : l'époque baroque commence vers 1600 sous l'impulsion de Claudio Monteverdi. Une aventure musicale qui va perdurer pendant 150 ans…
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Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)
C.P.E. Bach naît à Leipzig en 1714. Second fils survivant dans une famille qui comptera 20 enfants (dix mourront en bas âge), sa mère est Maria Barbara, la première épouse du Cantor. Il est sans doute le plus talentueux des quatre fils qui reprendront le flambeau paternel comme compositeur. Telemann est son parrain. J.S. Bach assure les premiers enseignements à un garçon qui, à l'évidence, a hérité des gênes musicaux de son père. Très tôt, il pratique et domine l'orgue, le violon et le violoncelle, comme papa. En 1730, âgé seulement de 16 ans, il compose avec aisance et, dès 1733 il occupe un poste d'organiste officiel. Anecdote : en parallèle, son père le contraint (comme ses autres fils) à suivre des études juridiques. Bach père s'est toujours senti considéré comme un saltimbanque. Il faut dire qu'à l'époque, composer est une activité, soit au service de l’Église, soit pour satisfaire les besoins de divertissements dans les cours princières, les salons mondains, les cafés pour intellectuels… C'est à peine un métier. Il souhaite plus de notoriété pour ses enfants.
1738 : C.P.E. Bach rejoint la cour du futur roi Frédéric II de Prusse où il va tenir le poste de claveciniste et composer pendant 26 ans. À la mort de son père en 1750, il hérite des partitions et manuscrits et fera jouer nombre de ces œuvres dans toute l'Allemagne. Il tentera de succéder en vain à son père comme Cantor de Leipzig. Jusqu'en 1768, le roi saura le conserver à son service par ses largesses financières !
1768 : Lassé de la routine prussienne, C.P.E. Bach part s'établir à Hambourg. Il travaille de manière acharnée jusqu'à sa mort brutale en 1788. Il modernise l'oratorio tout en promouvant la musique de Haendel. Il compose Passions et pièces instrumentales (symphonies et concertos), et surtout sort définitivement du style baroque. La durée, la complexité et l'orchestration des ouvrages s'élargissent. En 1768, Haydn a 36 ans et a déjà révolutionné l'âge classique chez le prince Esterhazy. Mozart n'a que douze ans, mais le petit génie est déjà à pied d'œuvre. Il mourra trois ans après C.P.E. Bach. Autant dire que les carrières des trois hommes se déroulent en parallèle. Le jeune Beethoven sera l'un des ses fans.
La discographie de C.P.E. Bach est assez riche mais sans plus. Longtemps absent du catalogue sur instruments modernes, ce sont les ensembles, habituellement étiquetés de baroqueux, qui ont redonné sa place à un compositeur à ne négliger en aucune manière. Le disque d'Ophélie Gaillard est une aubaine pour aller à sa découverte…
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Ensemble Pulcinella
Ophélie Gaillard, née en 1974, fait partie  de la jeune génération des virtuoses de l'école de violoncelle français, en compagnie de Bruno Cocset, Gautier Capuçon ou encore Anne Gastinel… Et comme Bruno Cocset (Clic) et Gautier Capuçon (Clic) Ophélie gaillard n'a pas hésité à se confronter au répertoire baroque en jouant sur instruments d'époque. Elle a travaillé cette spécialité au conservatoire de Paris avec Christophe Coin, pionnier du renouveau de la viole de gambe.
Ophélie Gaillard a également étudié la musicologie à la Sorbonne et a fondé un ensemble de musique baroque et classique : Pulcinella. Ses compétences à multiple facettes lui ont permis d'aborder avec pertinence le style musical de C.P.E. Bach. Elle nous montre ainsi à travers le très beau disque commenté ce jour que jouer la musique de Bach fils à la manière de celle de Bach père serait une erreur. À noter que son expérience de la musique baroque s'est forgée auprès des grands spécialistes du sujet : Christophe Rousset, Emmanuelle Haïm (Clic) ou John Eliot Gardiner.
Ophélie Gaillard a remporté une Victoire de la musique dans la catégorie "révélation soliste instrumentale" en 2003. Sa carrière a pris un tournant international avec un large répertoire allant de Bach à Fauré et Janacek. Ophélie a, bien entendu, gravé une intégrale des suites de Bach fort réussie…
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Copie d'un clavicorde Hubert de 1784
Concerto pour violoncelle Wq. 170 en la mineur
Ce concerto est composé en 1750, l'année de la mort de Bach père. Il annonce la couleur "classique" par sa durée : près de 25 minutes et par la virtuosité exigée de l'instrument soliste. Du baroque, il conserve le plan en trois mouvements à l'identique des concertos pour clavier(s) ou violon du Cantor.
Le concerto attaque en force par un allegro assai survolté. L'introduction est développée et dure 1'05". Une ouverture riche et volubile, une sinfonia à elle seule. On rencontrera jusqu'à nos jours cette importante entrée en matière orchestrale dans les concertos, même si des compositeurs comme Brahms ou Beethoven donneront parfois la parole initiale au piano soliste. Les cordes se pourchassent avec en arrière plan un piano-forte ! C.P.E. Bach raffolait d'un instrument dont l'origine remontait au moyen-âge, voire à la Grèce antique : le clavicorde. C'est un instrument rudimentaire à cordes frappées qui précède l'invention du piano forte puis du piano moderne. L'instrument, petit, assez clinquant et pas assez puissant pour être utilisé en dehors d'un salon, avait trouvé son maître grâce à C.P.E. Bach qui l'utilisait en lieu et place du clavecin dans le continuo. Pour l'enregistrement, un piano forte joué par Francesco Corti a été utilisé.
La dynamique et la rythmique vigoureuse sont bluffantes dans ce concerto. Ophélie Gaillard fait chanter une mélodie virevoltante et très accentuée. Il y a une énergie dionysiaque dans la ligne mélodique et le jeu de l'artiste. En terme d'accentuation, de pp à ff voire plus, il faudra attendre Beethoven pour entendre de nouveau une telle férocité dramatique. Ophélie Gaillard adopte un phrasé dru, expansif, sans aucune fioriture issue du style baroque. On entendra chez Mozart plus de sophistication et d'intimité, mais rarement un tel déferlement instrumental… À noter, la furie de la cadence, elle aussi très étendue pour cette époque. C.P.E. Bach musicien révolutionnaire en ce milieu du siècle des lumières ?
L'andante oppose un rythme obstiné des cordes à divers éléments mélodiques dont une mélopée nostalgique du violoncelle. La transition de la musique pure du passé à une musique plus émotionnelle est patente. C.P.E. Bach musicien romantique ? Seconde question pertinente car cet andante fait incontestablement écho aux passages intimistes des ultimes concertos pour piano de Mozart qui préfigurent eux-mêmes les interrogations existentielles au cœur des grands concertos romantiques.
Le final, allegro assai, donne libre court à l'allégresse. Les ruptures de rythme et les variations abruptes de nuance dominent ce mouvement conclusif. Le jeu du violoncelle fait appel à un staccato viril et forcené. Ophélie Gaillard et Pulcinella offre une énergie folle à ce kaléidoscope de motifs variés et carrés qui s'enchaînent sans la moindre pause. L'incroyable vitalité de cette musique est bien servie par une prise de son d'une transparence et d'une dynamique exceptionnelles.
Ophélie Gaillard joue sur un violoncelle vénitien de 1737 du luthier Francesco Goffriller (photo).

Concerto pour violoncelle Wq. 172 en la majeur
Composé en 1753, ce concerto demeure dans la veine de celui en la mineur : une musique extravertie. L'allegro introductif, bien que très vivant et coloré, laisse poindre dans les solos du violoncelle des sonorités plus graves, légèrement nostalgiques. Cette ambiguïté du propos démontre une fois de plus le souci de C.P.E. Bach d'explorer de nouveaux modes expressifs, moins démonstratifs, plus psychologiques. Ophélie Gaillard domine totalement la partie de violoncelle, très virtuose, d'une extrême alacrité. La violoncelliste influe une réponse tout aussi claire et énergique à son ensemble orchestral. Une musique qui brille de mille feux…
Le mouvement central noté Largo débute sur de longues phrases élégiaques, exprimant regrets voire chagrins. L'entrée plaintive du violoncelle chantant sa tristesse dans son registre aigu accentue cette ambiance mélancolique. L'émotion se fait poignante. Le contraste est saisissant avec l'esprit joyeux de l'allegro initial. Le jeu d'Ophélie Gaillard n'accorde aucune concession pour donner un caractère divertissant à ce passage pathétique. Le vibrato minimaliste donne à chaque note de la longue mélopée de la cadence une force passionnelle.
L'allegro assai final redonne une couleur plus festive au discours musical après le dramatique largo. La musique jaillit avec une rare vitalité juste interrompue par quelques syncopes qui laissent place à des interrogations sans réponses. Elles assurent un lien avec la gravité perçue dans l'allegro et manifeste dans le largo. Une interprétation d'une vitalité rageuse…
L'album est complété par une sinfonia et une touchante sonate pour violoncelle et deux violons.
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4 commentaires:

  1. De façon intuitive j'ai adoré cet album, plus qu'à le réécouter avec ton éclairage.
    bien aimé aussi son interprétation des suite de Bach, une artiste qui communique une belle passion energique aux oeuvres qu'elle interprete.

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    1. Merci Cat. Mon article, assez long, peut de résumer par cette simple phrase :
      "Une musique qui file la pêche !" (6 mots) :o)

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  2. Très brillant. CPE BACH est effectivement un classique,
    mais l'interprétation est celle d'une "baroqueuse" dans le rythme et les sonorités.
    La prise de son y est aussi pour beaucoup.
    Une belle découverte pour notre bergerie du Chablais;
    A écouter en sirotant un vin chaud, devant la cheminée, avec la nuit qui tombe sur la neige.
    signé : Bidule, mouton mélomane

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  3. le 22/01/2015
    commentaire qui n'a rien a voir avec CPE BACH , mais je decouvre votre blog , avec votre analyse du Concerto For Orchestra de Bela Bartok . la version par Ivan Fischer est disponible dans la collection Critics' Choice Philips . (superbe CD) Acheté recemment sur internet : 17.75 Euros a www.rarewaves.com (England)

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