samedi 13 décembre 2014

Sabine DEVIEILHE chante RAMEAU - "Le Grand Théâtre de l'amour" (2013) – Par Claude Toon


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- Bigre M'sieur Claude ? Qui est cette jolie femme blonde et sexy sur la jaquette d'un CD classique ? Pas une jaquette horrible cette fois-ci !!
- Sabine Devieilhe (vous ferez attention au "h" dans son nom Sonia), est l'une des sopranos françaises parmi les plus prometteuses, surtout en musique baroque…
- Je ne me souviens pas que vous ayez parlé de ce Rameau en quatre ans : ce compositeur  dans le blog ? un oubli ou une trouvaille de la dernière heure ?
- Un oubli grave. Rameau est l'un des plus grands composteurs français, à la charnière du baroque et du classique, l'équivalent de Bach et Haendel chez nous !
- J'ai l'impression de connaître la petite marche enlevée entendue en entrant tout à l'heure…
- Ah oui, "la danse des sauvages" des "indes galantes", un air populaire de sa comédie-ballet la plus célèbre…

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Écrire une biographie même simplifiée de Jean-Philippe Rameau lors l'une seule chronique est illusoire. À mon sens, il existe cinq compositeurs majeurs qui ont jeté des bases novatrices dans la musique française : Rameau, Berlioz, Debussy, Varèse et Messiaen (ce dernier aura sa chronique pour Noël). Mes raisons subjectives : ce sont des compositeurs visionnaires qui, en plus d'écrire de fort belles partitions, ont révolutionné le langage musical, et explorer la nature du son et de l'harmonie.
Il y a deux personnalités "Rameau" : le compositeur et le théoricien de la musique, de l'harmonie en particulier. Parlons du second.
Jusqu'au XVIIIème siècle, tous les musiciens et facteurs d'instruments savent que dans une gamme de do majeur, il est nécessaire de prévoir un demi ton entre le mi et le fa, ainsi qu'entre le si et le do, d'où cette dysmétrie des claviers avec leurs touches blanches et noires par groupe de 2 ou 3. Toutes les autres paires de notes sont séparées d'un ton et on peut intercaler des notes altérées d'un demi ton. Les 24 gammes chromatiques sont connues et Bach a écrit le clavier bien tempéré en exploitant ces principes. Donc, à l'époque, on sait fabriquer les instruments et les accorder en conséquence pour que le résultat soit HARMONIEUX. Sinon, ça sonne faux et désagréablement. Pourquoi cette répartition insolite des tons et altérations ? Personne n'en sait rien ! Rameau va se pencher sur le problème et le résoudre via les mathématiques en travaillant avec d'Alembert dans un premier temps. Plus tard, il fait de l'ombre à Jean-Jacques Rousseau qui se pique de musicologie et de science (voir "l'affaire des bouffons" ci-après). Le philosophe et humaniste, un soupçon jaloux de l'activité stupéfiante du compositeur septuagénaire, va torpiller sa collaboration avec les encyclopédistes !!! Rameau se tourne alors vers les physiciens suisses Bernoulli et Euler, rien que ça ! Il va écrire de 1722 à 1750 quatre traités d'harmonie qui sont les bases de l'harmonie moderne.
Et nous avons aussi le compositeur prolifique, notamment dans l'art lyrique et la musique pour clavier. Né en 1683 à Dijon, le garçon sera précoce. On connait mal cette époque faute de documents. Il erre de ville en ville mais n'approchera jamais Versailles et la cour du Roi soleil. C'est un mécène : Alexandre Le Riche de La Pouplinière, qui lui apportera sa protection et une situation stable. L'homme est richissime et grand amateur d'art. Rameau joue de l'orgue, travaille sur ses théories harmoniques et compose… La reconnaissance ne surviendra que la cinquantaine venue (presque un vieillard pour l'époque) avec l'opéra Hippolyte et Aricie. Rameau met en musique des livrets en français, ce qui ne va pas être du goût de tout le monde.
Arrive la fameuse affaire dite de la "Querelle des bouffons", du nom d'une troupe de passage à Paris qui joue des "bouffonneries" en italien. Les intellectuels du siècle des lumières, galvanisés par Jean-Jacques Rousseau vont lancer la mode de l'opéra bouffe en italien en réaction au style français traditionnel cher à Rameau. C'est la guéguerre, la brouille entre les deux hommes… Nous sommes en 1752. Malgré cela Rameau continuera jusqu'à sa mort en 1764 à écrire des opéras majeurs et une œuvre pour clavier considérable. Héritier de l'art de Bach, Rameau s'inscrit pourtant comme un moderniste du courant classique, et même un des premiers impressionnistes 150 ans avant l'heure. Je faisais écouter à ma tendre Maggy Toon, une pièce (L'enharmonique) de Rameau interprétée par Alexandre Tharaud suivi de la question qui tue : c'est de qui ? Réponse : on pense à Ravel enfin pas tout à fait… Fin de l'histoire… À noter que l'album en question se termine par une pièce de Debussy intitulée Hommage à Rameau
Jean-Jacques Rousseau reste un personnage incontournable du génie français malgré ses querelles musicologiques avec Rameau. Pour l'anecdote, Rousseau a composé un opéra en un acte "Le devin de village" joué à Versailles. Par rapport aux œuvres de Rameau son intérêt est mince ! En plus c'est écrit en français, alors qu'en 1752, Rousseau abhorrait cette langue pour l'opéra, à peine contradictoire J.J. !
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La jeune et jolie soprano colorature Sabine Devieilhe a vu le jour en Normandie. Elle a eu 29 ans hier, un petit détail que l'on omet en général pour les dames mais qui permet de mettre en avant un parcours remarquable pour une artiste aussi jeune.
Colorature indique que Sabine chante dans le registre féminin le plus aigu, mais en principe le moins puissant. Sa performance sur cet album Rameau relativise grandement cette seconde règle.
La chanteuse fréquente les conservatoires de Ifs et de Caen, puis de Rennes après le Bac, établissements où elle étudie le violoncelle et la musicologie. En 2008, apprentissage du chant au conservatoire supérieur de Paris dans la classe de Pierre Mervant. Sortie en 2011, récompensée par un premier prix. En 2013 : Victoire de la musique pour la révélation d'un artiste lyrique.
Sa carrière est lancée et Sabine Devieilhe se forge rapidement une solide réputation dans le répertoire baroque et classique : La Reine de la nuit de la flûte enchantée, Mélisande du Pelléas de Debussy pour citer deux rôles connus et difficiles parmi beaucoup d'autres (Lakmé, Orphée et Eurydice, L'enfant et les sortilèges de Ravel, Dialogues des carmélites de Poulenc, etc.)
Cet album Rameau est son premier disque soliste paru en 2013. Sans anticiper, il est jubilatoire et a remporté des récompenses dont un Diapason d'or et un Grand Prix de l’Académie Charles Cros !! Elle avait participé à un enregistrement de la "Köthener Trauermusik" de Bach avec l'ensemble Pygmalion, une cantate funèbre peu connue car reconstituée au mieux par les musicologues après la perte de la partition originale. Intéressant néanmoins d'entendre la voix séraphique de Sabine.
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Les Ambassadeurs et Sabine Devieilhe (Alexis Kossenko à la flûte)
Sabine Devieilhe et son éditeur Erato ont imaginé un concept amusant pour cet album. La chanteuse parcourt des rôles d'héroïnes à travers des airs et passages divers et variés extraits de différents opéras de Rameau. Des opéras choisis parmi les plus attachants, ce qui ne manque pas. Les personnages les plus étonnants se succèdent : Zima : la fille d'un chef indien dans Les Indes Galantes, une humble bergère dans Naïs, Nérine : une servante dans la comédie-ballet Les paladins, Chloé : une jeune jouvencelle amoureuse dans Anacréon, etc…
Bien entendu, Sabine Devieilhe ne chante pas seule dans cette aventure mais se voit accompagnée par l'ensemble Les Ambassadeurs créé et dirigé par Alexis Kossenko. Un orchestre baroque de plus, allez-vous dire ? Et bien oui et non ! Certes, Alexis Kossenko ne néglige pas les acquis du jeu sur instruments d'époque devenu incontournable depuis la fin des années 50, mais il réfute les dogmes rigides de certains de ses aînés en faveur d'une totale liberté de sonorité et de style. Cette ouverture d'esprit lui permet de proposer un répertoire d'œuvres d'une période très large : des baroques historiques comme le jeune Bach jusqu'à Debussy et même Stravinsky
Complice de Sabine Devieilhe dès ses débuts, Les Ambassadeurs ont proposé en 2012 dans la salle du Concertgebouw d'Amsterdam un récital d'airs de concert de Mozart
La discographie d'Alexis Kossenko est abondante, l'artiste étant en contrat avec le label α spécialiste des gravures baroques haut de gamme.
A noter la participation du ténor Samuel Boden, du baryton Aimery Lefèvre et du Jeune Chœur de Paris dans quelques airs.
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Partons en voyage… (En partie, le CD dure 80' !)
Les Indes Galantes est l'un des opéras les plus singuliers et pittoresques du répertoire français. C'est un opéra-ballet composé d'une ouverture imposante et de quatre ballets agrémentés de parties vocales. Rameau, très imaginatif met en scène quatre "entrées" : les Turcs, les Incas du Pérou, une fête persane et enfin "les sauvages", comprendre les indiens d'Amérique. Évidement c'est une vision peu "ethnologique" de ces cultures, mais l'œuvre permet encore de nos jours de proposer des mises en scène et chorégraphies bariolées et kitchissimes dans le bon sens du terme. Le disque retient divers scènes choisies parmi les quatre "entrées".
La danse du calumet de la paix introduit le programme : un air connu, rythmé par un petit tambour. Fraîcheur d'un exotisme sonore qui lorgne vers le cinéma tel que l'on aurait pu l'entendre dans les premiers Tarzan des années 30 avec Johnny Weissmuller, en plus guilleret et en infiniment mieux composé. Alexis Kossenko scande avec jubilation cette fantaisie musicale sans appuyer le trait. Cette page de 1736 donne la part belle à l'harmonie et aux percussions. Les couleurs musicales sont chamarrées, la direction trépidante. En cela, Rameau propose une instrumentation bien plus séduisante que celle d'un Haendel souvent limitée aux cordes avec d'éventuels bois. On retrouve plutôt la fantaisie des Brandebourgeois de Bach ou les concertos pour diverses formations de Vivaldi. Le siècle des lumières et le règne de Louis XV sont ceux du plaisir…
Sabine Devieilhe, Aimery Lefèvre et enfin le chœur interviennent dans cette fête indienne aux accents galants et versaillais pour chanter l'air "Forêts paisibles, jamais en vain désir ne trouble ici nos cœurs". Émotions et tendresse amoureuse s'épanchent avec ardeur. La soprano accentue la féminité de son rôle par ses vocalises sensuelles et mutines… Une voix souple, aux aigus déliés mais aucunement perçants. Plus qu'assurer une performance lyrique, Sabine Devieilhe épouse un personnage de fille de chef influent dans cette tribu amérindienne perdue dans les ors d'une scène baroque.
Pymalion (Chorégraphie de Trisha Brown)
L'ouverture de Pygmalion (Plage 3) et ses chassées-croisés de flûtes, hautbois et bassons avec les cordes confirment les talents d'orchestrateur de Rameau. Par ailleurs, le discours virevoltant ne présente (volontairement ?) aucune dissonances. Rameau n'était-il pas passé maître des lois de l’harmonie ? On retrouve ce goût de tourner le dos au principe "tout corde" dans la contredanse déchainée de "les fêtes de l'hymen et de l'amour" (Plage 5) dans lequel un tambourin illumine un orchestre déjà rutilant. Rameau privilégie la fantaisie débridée à toute métaphysique dans sa musique. Le programme se poursuit avec un air de Phani, princesse inca du ballet Les Indes Galantes "Viens hymen...". Écoutons la vidéo n° 2. L'écoute confirme cette alacrité de la ligne de chant de Sabine Devieilhe, sans oublier la jeunesse dans l'expression dramatique qui donne tant de sincérité aux personnages de jeunes donzelles retenus pour cet enregistrement.
En continuant l'écoute, Rameau enchante par l'osmose qu'il imagine entre l'orchestration et les bruitages attendus dans les mises en scène, mais réalisés à partir des instruments et non de gadgets : grosse caisse, percussions diverses. Rameau invente le spectacle total comme en rêvera Scriabine au tournant de l'année 1900. Ce disque est un Best of du génie du compositeur et du talent de Sabine Devieilhe.
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