vendredi 14 novembre 2014

L'INCONNU DU LAC de Alain Guiraudie (2013) par Luc B.


C’est un film de pure mise en scène. Avec des partis pris formels assez radicaux. Le réalisateur définit dès le départ trois espaces, et il n’en sortira pas : le parking, la plage, les bois. Et trois types de scènes, qui se répètent : des hommes qui arrivent en voiture, des hommes qui discutent, des hommes qui baisent. Et la Nature. Le film est tourné au bord du lac de Sainte Croix, dans le Var.

L’histoire est celle de Franck, qui vient régulièrement se baigner dans un lieu de drague homosexuelle. Pour taper la discussion, il se rapproche d’Henri, quinqua bedonnant, désabusé, revenu de ses années de partouzard, largué par sa femme, et qui passe ses vacances assis à regarder le lac, à l’écart des autres. Pour la baise, Franck repère Michel, un beau brun, excellent nageur. Un soir, planqué dans les hauteurs boisées qui dominent le lac, Franck surprend un couple à l’eau. Il pourrait penser à deux amants qui s’amusent, mais au bout d’un moment, plus de doute. Il assiste à un meurtre. Problème, le criminel est justement ce beau brun sur lequel il a jeté son dévolu. L’attirance qu’il ressent est plus forte que la peur, et Franck noue une liaison avec Michel 

Franck et Henri
La mise en scène d’Alain Guiraudie s’appuie donc sur des scènes répétitives. Ce qui peut agacer à la longue, sauf que rien n’est laissé au hasard. Le plan d’ensemble sur le parking, à chaque fois que Franck arrive en R25, par le même chemin, est intéressant si on regarde bien les voitures qui y sont garées. Et notamment une 205 rouge, qui les premières fois change de place, puis reste à la même : la voiture de la victime, qui logiquement, après le meurtre, ne bougera plus. Détail qui n’échappe pas au flic du film, qui s’emporte : vous vous connaissez tous ici, c’est une petite communauté, une voiture reste trois jours sans bouger, et personne ne s’inquiète, ne donne l’alerte !    

Il y a aussi le trajet pour se rendre du parking à la plage, long, à travers les bois, les buissons. La plage est donc hors de vue du parking (idéal pour tuer quelqu'un). Là, par contre, Guiraudie aurait pu s’abstenir de répéter le plan à chaque fois, on avait pigé dès le début. Quand Franck arrive sur la plage, tous les regards se tournent vers lui. Libidineux, curieux, ou simplement polis. Mais ça joue sur l’ambiance légèrement angoissante du film.

Franck et Michel
Il y a les rencontres entre Henri et Franck. Assis, sur les galets, ils font connaissance. Aucune attirance, juste du temps consacré à l’autre. Les dialogues sont simples, mais en disent beaucoup. Beaucoup de silence aussi, de gêne, de pudeur. Henri est là pour être seul, mais il apprécie de plus en plus la compagnie. Dès le début, avec cette histoire de silure (un poisson géant que l’on soupçonne d’avoir englouti plusieurs nageurs) Henri jette un froid. Ce lac paradisiaque serait le lieu de plusieurs noyades. C’est inquiétant.

Les scènes entre Henri et Franck sont parmi les plus réussies, les deux comédiens sont excellents, surtout Patrick D’Assumçao (Henri). Cadrés toujours de la même manière, de face, leurs discussions recèlent de vrais moments de vérité. Le film est rythmé par des plans de nature, arbres, feuillages, nuages, magnifiquement filmés. Des respirations.

Et puis, il y a dans les bois, dans chaque recoin de buissons, des hommes qui baisent. Les scènes de sexe sont explicites. L’endroit est une plage naturiste, et les acteurs sont la plupart du temps nus. Guiraudie les filme comme le ferait n’importe quel réalisateur, à l’exception des maillots de bain ! Et c’est toujours magnifiquement filmé, cadré. Les mateurs planqués dans l’ombre, les corps entrelacés, presque invisibles, unions clandestines. Le travail sur le son est remarquable, le frissonnement des feuilles dans le vent, qui participe pleinement au suspens, voix off, clapotis de l’eau, bruits de pneus, chaussures sur les galets.

On a beaucoup glosé sur l’éjaculation en gros plan. Ce qui me gêne n’est pas l’acte en soi, mais le plan. C’est un insert, donc rajouté au montage. Alors qu’il aurait été logique, vu le parti pris pour les plans séquences, de filmer en continu, Guiraudie insère ce plan pour une raison simple : les comédiens sont doublés dans les scènes hard. Dommage, car c’est une vieille technique de film porno à deux balles, et il est regrettable que Guiraudie use d’un tel artifice, alors que les détracteurs hurlaient (à tort) à la pornographie.

L’aspect thriller s’immisce lentement. On questionne, on cherche, on soupçonne. D’autant que beaucoup d’hommes sont là clandestinement. On préfère ne pas trop se faire interroger par la police. Michel, après le meurtre, repère une R25 sur le parking. Il y avait donc encore quelqu’un sur place ? Un témoin ? Plus tard, il raccompagne Franck à sa voiture, et constate : c’est la tienne ? On devine alors qu’il sait. On est donc dans le registre hitchcockien du suspens. Le spectateur à les informations en main, le témoin sait qui est le tueur, le tueur sait qu’il y a eu un témoin. C’est d’autant plus glaçant que Michel (l’acteur Christophe Paou, excellent) a une voix très douce, calme. Trop de sang-froid pour être honnête.

Sur la fin, le film ne tient plus ses promesses. Alain Guiraudie traite le polar dans les mêmes termes que le reste : minimaliste. Son flic évoque davantage Monsieur Hulot que Philip Marlowe ! On n’y croit plus trop, à ces allers-venues, à fouiner, en touriste (vous imaginez un James Bond filmé par Eric Rohmer ?). L’étau se resserre, Michel se sait traqué, la nuit tombe, Franck est seul, il a peur, mais Guiraudie rate une scène capitale, et tout s’effondre. On sent que ce n'est pas ce qui l'intéresse. Un peu bâclé. Dommage.

L’INCONNU DU LAC est donc un film très singulier, une réussite formelle, sur l’image et le son, les partis pris. Et il n’est pas dénué d’humour. Mais à force de ne traiter que l’atmosphère, et moins ses personnages, Guiraudie nous perd un peu en route. Un film sans doute pas aussi exceptionnel qu’on a pu l’entendre ici ou là.

Vous aurez deviné que ce film est (comme il est d’usage de le dire) réservé à un public averti. Mais pas forcément inverti ! Il serait réducteur de n’y voir qu’un étendard gay, comme ses détracteurs l’ont vite catalogué. Pour être complet, lorsque je l’ai vu l’autre soir, il y avait dans la salle de petits groupes de soixantenaires très chics et emperlousés, venus visiblement voir l’objet du scandale. Ça s’est traduit par des gloussements incessants (et gênés ?), des commentaires de bons goût (« Ooooh, c’est très instructif… ha ha ha ») des rires sur toute la dernière demi-heure. Un cauchemar…  Filez-moi ma kalachnikov que je leur rappelle quelques règles de vie élémentaires…



L'INCONNU DU LAC (2013) couleurs - 1h40 - format scope

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