lundi 17 novembre 2014

Joseph HAYDN - La Création – Herbert Von KARAJAN (1969) - Par Claude Toon



- B'jour M'sieur Claude, vous ne parlez pas souvent de Haydn dans ce blog me semble-t-il ?
- Pas faux Sonia, quelques symphonies dont trois "londoniennes" en presque 4 ans, c'est maigre, en effet…
- Je crois savoir qu'il a beaucoup composé et a vécu assez vieux, mais peut-être est-ce un musicien secondaire ?
- Ô là ! Que nenni, il a traversé le siècle de Mozart, a débuté à l'époque du baroque tardif pour atteindre les prémices du romantisme…
- Une œuvre religieuse cette création ?
- Plutôt un oratorio mêlant textes bibliques et poésie, et dans une interprétation un peu ancienne, certes, mais un must de Karajan avec des chanteurs d'exception !

Second article dédié exclusivement à Joseph Haydn. Nous avions écouté 3 symphonies londoniennes il y a deux ans sous la baguette facétieuse de Sir Thomas Beecham et détaillé la biographie du compositeur qui, avec Mozart et Beethoven, appartient à ce que l'on nomme la trinité viennoise. (Clic). Ce n'est pas facile de partager 77 ans d'histoire de la musique confronté à deux génies aussi célèbres. Né en 1732, Haydn a 18 ans lors de la mort de Bach et apprend la musique à l'époque du déclin du style baroque. Jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, l'Europe et l'Autriche n'a d'yeux (et d'oreilles) que pour Mozart. Quant à Beethoven, il sera un élève indiscipliné de Haydn, sans doute parce que le vieux maître n'est pas en accord avec les idées audacieuses de celui qui deviendra le premier romantique. Mozart et Beethoven ont-ils fait de l'ombre préjudiciable à la postérité de Haydn ? Vaste sujet…
Le XVIIIème siècle est friand d'opéras. Haendel en Angleterre, Mozart en Autriche et Rameau en France sans oublier Gluck… et quelques autres. Haydn ne brillera pas dans ce répertoire et sa quinzaine d'opéras ne sera jouée qu'à la cour du Prince Esterhazy avant de sombrer dans l'oubli (belle musique mais livret indigent). À ma connaissance, seul Antal Dorati en a enregistré un certain nombre dans les années 70. Pourtant Haydn ne dédaigne pas la musique vocale et compose plusieurs messes dont les six dernières présentent un grand intérêt. Et c'est en entendant les oratorios de Haendel à Londres : Israël en Egypte, Solomon et bien entendu le Messie que va lui venir l'idée de composer en fin de carrière un oratorio qu'il voudra monumental, le couronnement d'une vie de musicien…
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Vienne, 1796-1798. Jamais Haydn ne va consacrer autant de temps à l'écriture d'une œuvre. Le bonhomme était capable de composer une symphonie dans la journée… Lorsqu'il quitte Londres murissant déjà son projet, l'organisateur des concerts sacrés qui ont fasciné Haydn lui propose un livret boursouflé pour un oratorio de quatre heures !! Haydn, aidé du baron van Swieten, amateur d'art et mécène, va l'alléger et le traduire en allemand. Comme le fera Mendelssohn, quelques décennies plus tard, le livret ainsi rédigé sera traduit de nouveau en anglais pour s'adapter aux deux publics. L'oratorio dure ainsi deux petites heures. Pour résumer, le texte se nourrit d'extraits de la Genèse, des psaumes et du poème Le paradis perdu de John Milton (1608-1674). Deux nouveautés vont permettre à La Création de marquer l'apogée de l'art classique et les héritages du baroque.
1 - Comme dans un opéra et les passions de Bach, les chanteurs se voient attribuer des rôles précis. Les deux premières parties mettent en scènes 3 anges : Gabriel chanté par une soprano, Uriel par un ténor et Raphaël par une basse. Dans la dernière partie décrivant le paradis, deux autres personnages clés : Adam, rôle confié à un baryton et Eve chantée par une soprano qui peut être mise à contribution pour l'ange Gabriel. Les airs sont précédés de récitatifs chantés par les solistes. Le chœur mixte est imposant.
2 - Par ailleurs, l'orchestre prévu est gigantesque pour l'époque. (On peut aligner 120 instrumentistes sur scène sans dénaturer l'esprit classique de l'œuvre). (De base : 3/2/2/2, contrebasson, 2 cors, 2 trompettes, 3 trombones, timbales et bien entendu cordes à profusion, clavecin pour le continuo des récitatifs). Un tel effectif annonce Beethoven et l'orchestre romantique.
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J'ai entendu deux fois La Création jouée en concert. En 1994, dirigée par Franz Brüggen (Clic) et en 2006 sous la baguette de Paul McCreesh. Deux interprétations avec des musiciens jouant sur instruments d'époque. Excellent dans les deux cas, mais c'est pourtant l'enregistrement culte de Herbert von Karajan de 1966-1969 que je présente ce jour. Le maestro autrichien a gravé plusieurs fois ce chef-d'œuvre, mais en cette fin des sixties, le chef a apporté à sa philharmonie de Berlin une plasticité sonore qu'il ne retrouvera pas toujours à travers la sophistication exagérée des prises de son ultérieures. Et puis, il va réunir un plateau de chanteurs exceptionnels. Là encore, je ne suis pas certain que cette génération de solistes de l'après guerre ait connu une réelle concurrence dans les décennies suivantes (quoique...).
Karajan réunit initialement 4 chanteurs principaux plus une alto pour un aria. Il suit en cela la formule souhaitée par Haydn.  Le destin va changer la donne. Ils seront six lors de la publication finale.
Né en 1930, Fritz Wunderlich se voit confier le rôle d'Uriel. C'est l'un des meilleurs ténors de son époque et même du siècle, statut qu'il partagera avec Pavarotti et Domingo… Chose rare, il est aussi talentueux pour chanter en allemand qu'en italien. Tous les airs d'Uriel sont enregistrés quand, à 36 ans, le chanteur fait une chute mortelle dans un escalier.
Karajan était un dénicheur de jeunes talents, s'asseyant incognito dans le fond des salles de concert pour faire "du repérage". Il fait ainsi appel à un ancien membre des petits chanteurs de Vienne qui n'a que 25 ans : Werner Krenn. Le jeune homme assume les récitatifs manquants avec une aisance qui équilibre parfaitement la qualité de l'ensemble. Certes le projet prend deux ans de retard, mais le résultat méritait la patience.
Dans les années 60, Karajan aimait travailler avec une équipe de chanteurs fidèle. Premier exemple avec Gundula Janowitz (née en 1937). La jeune diva aux aigus cristallins et même séraphiques avait déjà participé aux gravures du Requiem Allemand de Brahms (Clic), de la 9ème de Beethoven et chantera les quatre derniers lieder de Strauss en 1974. Elle tient les deux rôles de Gabriel et Eve.
On retrouve au coté de la cantatrice et du chef la basse Walter Berry dans le rôle de Raphaël. Encore un habitué des gravures historiques de cette période, notamment une Missa Solemnis de Beethoven qui n'a pas pris une ride. Apprécié de Klemperer et Karajan, on lui doit des grandes interprétations dans les passions de Bach ou des opéras majeurs de Wagner comme Parsifal ou Tristan. (1927-2000).
Pour Adam, le chef choisit Dietrich Fischer-Dieskau. Le baryton déjà expérimenté apporte sa voix chaude et velouté qui sied au rôle d'un jeune homme, une créature divine mais juvénile et non un prophète à la voix de stentor. (Clic) (1925-2012).
Christa Ludwig, Madame Walter Berry à la ville à cette époque, est invitée pour l'aria n°34 qui conclut l'ouvrage. C'est peu pour l'une des plus grandes voix du XXème siècle. Mais si Me Karajan exigeait une alto dans ce passage, il voulait aussi la meilleure, même pour quelques minutes ! On ne se refait pas.
Quand au guide suprême de ces disques, on ne le présente plus. La coqueluche des amateurs de musiques orchestrales pendant 40 ans a bénéficié d'un portrait détaillé, et même people, dans la chronique consacrée au Requiem allemand de BrahmsKarajan, la légende… Son génie et son ego...
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Marc Chagall : La création de l'homme
La création de La Création (elle est bien bonne) a lieu le 30 avril 1798. Haydn disposait d'un grand effectif. Le palais Schwarzenberg était bondé de tout ce que l'Europe comptait de nobles cultivés, de musiciens et d'intellectuels influents qui attendaient l'évènement. Les moins fortunés se pressaient dans la rue espérant entendre quelques bribes. Le public devra attendre un an et s'arracher à prix d'or les billets lors des quarante représentations données dans les temps qui précèdent la mort de Haydn en 1809.
L'ouvrage est découpé en trois parties :
- Chaos et création de la terre et de la lumière, des astres, des eaux et des plantes. (Jours 1-4)
- Création des animaux, de tout ce qui vit sur terre et dans la mer et d'Adam. (Jours 5-6).
- Le repos de Dieu et le bonheur d'Adam et Eve (7ème jour).
L'ensemble comprend 34 sinfonias, récitatifs, airs et chœurs et leurs combinaisons. (33 vidéos dans la playlist, les N° 26 à 28  sont fusionnés dans la vidéos 27).  Écoutons quelques passages  :

1 - Prélude : la représentation du Chaos (Playlist 1) : Un tutti orchestral appuyé par la timbale symbolise le bigbang originel. L'esprit de Dieu flotte dans le vide. Pour peindre le chaos, Haydn développe une magnifique complainte au style apparemment anarchique. Le tempo est adagio. Cordes, bois et cuivres se bousculent, hésitent, suivent une ligne mélodique sinueuse. Haydn abuse volontairement des syncopes. L'une des plus belles pages orchestrales de l'auteur de 104 symphonies, une des plus modernes aussi : une forme sonate avec ses motifs contrastés mais sans les cadences qui briseraient la beauté immatérielle et intemporelle du passage.
(Playlist 2) : C'est Raphael (basse) qui chante les premiers vers : la création de la terre, informe et sombre. Le chœur rappel dans un murmure que l'Esprit de Dieu flotte au dessus de l'abîme. Haydn fait jaillir du chœur la phrase "Et la lumière fut". C'est théâtral, mais à l'époque cela surprit par son audace, presque un cluster. Walter Berry joue de son timbre baryton-basse avec subtilité pour narrer ce récit de la genèse et non le déclamer. Il intervient seul ou en duo avec le chœur et là, de remarquer, prise de son aidant, la ductilité et la clarté de la mise en place de l'ensemble par Karajan. La puissance divine est présente tant dans le jeu des musiciens que dans l'expression, mais Karajan évite emphase.

(Playlist 5) : Chant de reconnaissance : Gundula Janowitz illumine de sa voix raphaélique cet hymne chanté en duo avec le chœur. La force de cette artiste dans les extrêmes aigus m'a toujours fasciné. Elle tient ici le rôle de l'ange Gabriel qui loue le Créateur.

(Playlist 14) : Fin de la première partie. C'est un trio des 3 anges avec en alternance des interventions du chœur. Au N° 12, une somptueuse et élégiaque phrase aux cordes en forme de marche triomphale (pas trop) annonçait la conclusion de la première partie. Puis, un récitatif assuré par Fritz Wunderlich résume la création de la lumière et des astres, surtout du soleil. Quelle voix ! Virile et sans débordement. Fritz Wunderlich ne force jamais le trait. On retrouve ensuite les trois solistes d'exception en duo avec le chœur final baigné par les belles couleurs de la Philharmonie de Berlin au son très articulé grâce à la maîtrise de son chef. Une limpidité pas toujours présente dans ces grandes œuvres chorales.

(Playlist 31-33 : Duo d'Adam et Eve et Chœur final : La musique s'écoule sur un tempo andante. Haydn imagine une mélodie pastorale et diaphane pour accompagner nos deux ancêtres qui vivent le parfait bonheur avant une sombre histoire de pomme maléfique… Il y a toujours un truc pourri pour gâcher la fête, mais cela Haydn n'en parlera pas ! Masculin mais jouvenceau, Dietrich Fischer-Dieskau campe un Adam attentionné et poète à ses heures. Sa voix velouté se marrie à merveille avec l'aigu sensuel d'Eve chanté par Gundula Janowitz. Sans doute le plus humain des couples originels de toute la discographie. La ligne de chant se veut fluide, sans maniérisme. Nous ne sommes pas à l'opéra ; pas de vocalises. Flûtes, cors et bassons chantonnent dans les ramures du paradis terrestre en écho aux deux voix d'exception. Herbert von Karajan dirige le chœur final avec spiritualité, obtenant un équilibre parfait entre le niveau sonore du chœur et les interventions des solistes. Un chant de louange d'une étonnante légèreté et spontanéité. Oui ! Sans doute l'une des plus belles versions sur instruments modernes.

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Également avec la Philharmonie de Berlin, Igor Margevitch a réalisé dans les années 50 une Création qui a ses adeptes, essentiellement chez les allergiques à Karajan… par principe snob. Le plateau ne comprend que trois chanteurs : Irmgard Seefried (Soprano), Richard Holm (Ténor), Kim Borg (basse). Des grands chanteurs hormis Richard Holm qui se croit dans une Passion de Bach et gomme toute l'imagerie colorée voulue par Haydn. Quant au duo Eve-Adam, le grave magnifique mais sévère de Kim Borg donne l'impression d'un Adam patriarcal ayant épousé Eve - Irmgard Seefried en 4ème noce. Reste la direction enjouée de Markevtich malgré le son ingrat. (Dgg – 4/6)
Sur instruments d'époques mais débarrassées du style baroque hors de propos, deux belles versions sont disponibles sans se concurrencer. William Christie avec son ensemble Les Arts Florissants a apporté un regard neuf avec des couleurs franches et une lisibilité exceptionnelle (Le Chaos est une merveille). Le duo Adam et Eve chanté par Markus Werba et Sophie Karthäuser est d'une touchante tendresse (Erato – 6/6).
Enfin, une curiosité du chef anglais Paul McCreesh dont nous avions salué la réalisation du Messie de Haendel dans le blog (Clic). Avec 100 chanteurs et 120 musiciens, le maestro a enregistré la version anglaise de La Création. C'est majestueux, jamais massif, le duo Adam et Eve bien chanté sans affectation mais j'aurais aimé un peu plus de tendresse comme chantait Brel… Heuuu dans un tout autre sujet ! (Archiv – 5/6).

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Pour ceux qui souhaiterait découvrir une interprétation en vidéo : un concert de Leonard Bernstein donné en 1986 avec l'orchestre de la Radiodiffusion Bavaroise.


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