samedi 29 novembre 2014

Jessye NORMAN & Kurt MASUR – 4 "derniers" Lieder de Richard STRAUSS – Par Claude Toon



- Pourquoi uniquement ces quatre derniers Lieder M'sieur Claude ? Vous commencez par la fin ?
- En fait Sonia, ce drôle de titre a été attribué à un cycle de 4 chants pour soprano et orchestre, écrit à la fin de sa vie, par le compositeur bavarois.
- Ah, donc ce Strauss là n'est pas celui des valses de Vienne, je confonds souvent ?
- En effet, Richard Strauss n'est ni autrichien ni un parent plus ou moins proche des rois  de la valse du 1er janvier à Vienne. C'est le Strauss d'Ainsi parla Zarathoustra…
- Cette belle et nocturne introduction me rappelle un film voire plusieurs…
- Et oui Sonia, un leitmotiv de Sailor et Lula de David Lynch et peut-être d'autres films, un passage émouvant souvent utilisé…

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1948 : Richard Strauss a 84 ans. Il écrit ce qui sera son chant du cygne : les quatre dernier Lieder pour soprano et orchestre. Ce chef-d'œuvre, résolument postromantique. dans un temps où la musique se tourne vers l'avant-garde, où triomphe le sérialisme de l'école de Vienne et de son chef de fil : Arnold Schoenberg, ce style a-t-il encore sa place 3 ans après la fin de la guerre meurtrière et les atrocités qui ont marqué l'Allemagne pendant la folie nazie ?
J'avais déjà évoqué l'ambiguïté des relations entre Strauss et le régime qui faillit conduire une Allemagne chérie par le compositeur à l'extinction. Il y a le Strauss qui envoyait des fleurs au führer pour son anniversaire (par courtoisie et respect de l'ordre établi, quel qu'il soit, il faisait de même lors de la république de Weimar). Et il y avait le monstre sacré de la musique allemande qui envoyait c**r Goebbels qui demandait qu'on enlève le nom du librettiste juif Stephan Zweig sur les affiches de l'opéra La Femme silencieuse, sinon Hitler ne viendrait pas. Strauss ne cèdera pas ! Au plus fort de l'horreur en 1944, il se rend à l'entrée d'un camp de concentration pour "exiger" la libération d'une amie qui vient d'être internée parce qu'israélite. Il se fera jeter… bien évidement…
C'est surtout après l'apocalypse criminelle du bombardement de Dresde par les alliés, la capitale de l'interprétation de ses opéras, que l'homme va commencer à se murer dans l'amertume. Il va composer un nouveau monument de son répertoire : les métamorphoses pour 23 cordes, œuvre gorgée de citations de Beethoven et Wagner, témoignage d'une apogée culturelle germanique qui a disparue dans les décombres (Clic). Vont suivre ces quatre derniers lieder, 3 sur des poèmes de Hermann Hesse, écrivain et pamphlétaire farouche opposant au nazisme, qui avait dû se réfugier en Suisse, et un quatrième mettant en musique un court texte de Joseph von Eichendorff, poète du XIXème siècle.
Une biographie plus large est disponible dans l'article consacré à Ainsi parla Zarathoustra, le célèbre poème symphonique utilisé par Kubrick dans 2001 Odyssée de l'espace (Clic). Il me semblait important de restituer des faits historiques, car affirmer la compromission active de Strauss avec le régime inique est plus que discutable. Certes, il n'est pas faux de dire que, comme trop de génie adulé de leur vivant, Richard Strauss n'avait que mépris pour les politiciens ; l'orgueil de l'artiste qui se croit hors du temps.
Bon, après ces préambules, venons-en aux quatre belles mélodies et parlons d'un enregistrement d'exception dû à deux immenses artistes.
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Ah les divas de légende : la Callas, Elisabeth Schwarzkopf, La Castafiore, (Heuu, je n'ai pas de disque à commenter) Lucia Popp, Rita Streich pour citer quelques grandes sopranos du XXème siècle…
C'est bizarre ! Les sopranos semblent plus marquer la mémoire des mélomanes "classique" que les altos, et il me semble qu'à l'inverse les voix graves fascinent les amateurs de jazz et de blues : de Billie Holiday à Mahalia Jackson et bien d'autres… La cantatrice afro-américaine Jessye Norman avec sa tessiture exceptionnelle joue sur les deux tableaux.
Née en 1945 en Géorgie, Jessye Norman parvient, dans l'Amérique ségrégationniste, à étudier le chant dans plusieurs universités des états du nord (Washington, Baltimore et Détroit). Elle se fait remarquer en Europe lors de concours et commence sa carrière sur le vieux continent. La chanteuse est dotée d'une voix de soprano dramatique, donc elle possède une tessiture large et beaucoup de puissance. Elle excelle dans deux langues : l'allemand et le français et pourra ainsi triompher à Covent Garden dans les troyens de Berlioz au début des années 70. Pendant des décennies, on peut l'entendre à la fois sur la scène lyrique mais également en concert pour des récitals de lieder avec orchestre ou accompagnée au piano. Je me rappelle d'un concert mémorable des années 70 : les Gurrelieder de Schoenberg, avec Ozawa tenant la baguette au palais des congrès de Paris. Elle a d'ailleurs enregistré ce cycle du compositeur viennois avec le même chef et le symphonique de Boston pour le label Philips. Un disque toujours disponible.
Et comme toutes les sopranos, Jessye Norman a chanté les innombrables mélodies de Richard Strauss et notamment cet ultime cycle des quatre derniers lieder, passage obligé de toute diva. Ah, je parle de diva… Comme toutes ces dames, Jessye Norman alterne caprices et fantaisies et ne dédaigne pas mettre sa voix au service d'événements divers et variés. Je la revois chanter la marseillaise pour le bicentenaire de la Révolution dans une robe géante bleu blanc rouge… Un peu kitch, mais quelle voix ! Enfin, origine oblige, Jessye Norman côtoie aussi l'univers du gospel, du blues et du jazz...

Ah ! Voilà près de quatre ans que je chronique le petit monde des maestros et voici enfin l'occasion de parler de l'un des grands chefs historiques qui me sont les plus sympathiques. D'abord une anecdote. 25 mars 2010 : Théâtre des Champs Élysées, Kurt Masur a 83 ans. C'est un géant à la barbe de prophète. Les deux suites de Roméo et Juliette de Prokofiev ont été programmées. On constate que le gaillard a les mains qui tremblent au bout de ses bras ballants ! On comprend vite : Parkinson, mais on écoute. Le chef allemand dirige l'Orchestre National de France avec les épaules et le regard. Une interprétation de rêve ! Leçon de talent et de courage…
Né en 1927 en Silésie, Kurt Masur y suit ses études musicales et enchaîne une longue période de sa carrière dans l'ex Allemagne de l'est. Il va conduire à partir de 1955 divers orchestres allemands de prestige et, de 1970 à 1996, il va ainsi assurer la direction du Gewandhaus de Leipzig. Son style s'affirme déjà : une grande fidélité au texte, de la précision, de l'humour. La plupart de ses concerts proposent des créations, des opportunités données à de jeunes compositeurs ou artistes, mais pas des "prises de têtes" du gotha officiel de la musique savante. Encore une soirée mémorable au TCE le 23 mars 2007 : la "Suite pour guitare à sept cordes et Orchestre" de Yamandu Costa, un jeune compositeur-interprète et un instrument typique brésiliens. Je rouspète souvent sur les programmes "formatés" des concerts pour signaler ces initiatives sympathiques...
Kurt Masur fait partie pendant les années 80 du groupe d'intellectuels qui va s'opposer au maintien de l'Allemagne de l'Est sous domination soviétique, militer pour la destruction du mur de Berlin et la réunification. En 1991 il devient le patron de l'Orchestre Philarmonique de New-York succédant à Zubin Mehta. Passage à Londres de 2000 à 2007 et comme si tout cela ne suffisait pas, il conduit l'Orchestre National de France de 2002 à 2008. À 81 ans, il commence alors en pente douce sa retraite en restant directeur musical honoraire de la grande phalange française.
Quant à sa discographie, elle est immense et de qualité dans des domaines peu fréquentés comme les poèmes symphonique de Liszt ou les symphonies de Max Bruch et… il y a cette fabuleuse gravure Strauss !
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StraussNormanMasur : un trio gagnant qu'il est bien difficile de commenter. Comme je l'écrivais plus haut, il y a presque autant d'enregistrements de ce cycle que de sopranos de renom (souvent plusieurs versions). Cette gravure fait partie d'un peloton de tête et c'est celle que je préfère (émotionnellement parlant) dans la demi-douzaine de disques présents dans mes rayonnages.
Richard Strauss a composé les quatre mélodies sans définir un ordre précis. L'éditeur choisira un enchaînement assez logique, du printemps (la naissance) au crépuscule et sa symbolique de la mort.
- Frühling ("Printemps") - allegretto
- September ("Septembre") - andante
- Beim Schlafengehen ("En allant se coucher") - andante
- Im Abendrot ("Au soleil couchant") - andante
Le choix de quatre tempos lents indique une inspiration guidée par la nostalgie et la sérénité liées au grand âge.
L'orchestre est riche mais les percussions sont absentes hormis les timbales. Nous sommes décidément bien face à un testament de l'âge d'or classique et romantique.
La création a lieu après la mort de Strauss en mai 1950 avec la soprano suédoise au registre wagnérien Kirsten Flagstad et le Philharmonia dirigé par Wilhelm Furtwängler.



- Frühling : Sombre introduction pour le printemps ! Rien de surprenant à la lecture des deux premiers vers de Hesse ("Dans de sombre caveaux / j'ai longtemps rêvé… "). La mélodie va se déployer sans transition marquée, délaissant ces sombres mesures pour la joie suscitée par la belle saison. Tout le génie de Strauss est là : enchaîner les vagues des cordes, exprimer le passage de la torpeur à une volupté quasi hypnotique, émailler de notes ténues des bois et cors le tissu orchestral. On imagine des rais de lumières qui illuminent un sous bois en jaillissant entre les jeunes pousses. Jessye Norman chante le texte avec sa voix chaude et sensuelle. L'élocution est ductile au-delà du possible. L'accent allemand du texte de Hesse est-il malmené par rapport à ce qu'offrait Elisabeth Schwarzkopf ? Peu importe, la volupté de la chanteuse américaine transcende à merveille la ligne mélodique érotisante voulue par Strauss. L'orchestre du Gewandhaus joue la carte de l'immensité, s'épanouit avec légèreté dans tout l'espace sonore de cette rêverie. Kurt Masur joue la carte du tendre, délie cette orchestration diaphane aux antipodes de celle d'un Zarathoustra
- September : De nouveau un premier vers douloureux débute le poème ("Le jardin est en deuil…"). Magnifique poème allégorique sur le crépuscule de la vie et qui se termine sur un vers très explicite ("Il ferme lentement ses grands yeux las"). Curieusement, le lied commence par un kaléidoscope orchestral aux couleurs automnales. Le style mélodique adopte celui d'une promenade. La tessiture très large exigée (comme dans chaque lied) permet à la diva d'articuler sans difficulté émoi et murmure en accentuant avec délicatesse le texte du poète ("L'été frissonne en silence"…"Dans le rêve mourant du jardin"). Enfin Kurt Masur baigne le chant dans un écrin aux sonorités contrastées à la fluidité émouvante grâce à un legato d'une précision extrême. Sans doute un des plus subtils accompagnements de l'histoire discographique de ces lieder. En s'effaçant avec une telle pudeur pour laisser respirer le lyrisme sublimé de la partition, Kurt Masur démontre une intelligence hors du commun dans sa lecture de Strauss.
- Beim Schlafengehen : Encore un texte qui évoque le soir, la lassitude, le sommeil ("La journée m'a rendu las"). Les cordes graves introduisent ce climat de fatigue, d'attente d'une nuit étoilée où les rêves apporteront le repos. Les qualités interprétatives demeurent, je ne me répète pas. Ce lied comporte un solo de violon d'une déchirante nostalgie après le vers "Plonger dans le sommeil" et avant "Et mon âme veut prendre son vol". Jessye Norman dédaigne un lyrisme opératique, chante sans vibrato, transcendant par ses aigus puissants mais sans fioriture cette nocturne complainte.
- Im Abendrot : Composé le premier, cet ultime lied sur un texte de Eichendorff voit sa durée portée à près de dix minutes par les deux artistes (7-8 en général). Lent ? Et bien non ! Bouleversant de tendresse, oui. Un trait des cordes, un appel lointain de cors puis cet entrelacs envoutant des violons dans une longue introduction, la mélodie si célèbre que l'on rencontre dans les B.O. de films dont Sailor et Lula. "Dans la joie et dans la peine / nous avons marché main dans la main". Jamais une musique ne s'est drapée de couleurs orchestrales aussi crépusculaires et sensuelles, dorées et pourpres. Sensuel ? Oui, même si l'ambiguïté des deux derniers vers "Comme nous sommes las d'errer / Serait-ce déjà la mort ?") n'a pas échappée au vieux compositeur qui vit sa dernière année. La voix de Jessye Norman paraît détachée et immatérielle ; un voyage astral. Kurt Masur n'accélère pas, laisse la musique s'élever vers le firmament. Quelques trémolos du picolo illuminent une onde éthérée des cordes et concluent le lied.
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Pas facile de proposer d'autres belles interprétations. Bien entendu, le disque d'Elisabeth Schwarzkopf (en stéréo) accompagnée par George Szell qui connut Strauss reste l'une des références. Le phrasé est parfait, l'Orchestre de la Radio de Berlin distille chaque note de l'orchestration. C'est plus lyrique au sens opéra que Norman mais à ce niveau, on ne s'en plaint pas, évidement. (EMI1966 – 6/6).
Coup de Cœur pour Gundula Janowitz et Karajan, habitués à travailler ensemble notamment pour cette gravure de 1974 rééditée dans un album comportant deux autres must de Strauss : Métamorphosen et Mort et transfiguration. Un témoignage de l'art du chef autrichien dans ce répertoire et de la voix séraphique de la soprano (Dgg1974 – 5/6).
Enfin, malgré une discographie historique pléthorique, le disque de Renée Fleming accompagnée par Christian Thielemann dirigeant l'orchestre de Munich (LE chef Straussien de sa génération, actuel directeur de la Staatskapelle de Dresde, le temple du compositeur) paru en 2008 montre l'intérêt et le succès de l'ouvrage rencontrés encore de nos jours. (DECCA2008 – 5/6)

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Frühling [0'0"] - September [3'50"] - Beim Schlafengehen [9'15"] - Im Abendrot [15'25"]


3 commentaires:

  1. Les Lieders de Strauss, lieder qui ce traduit par : chanson dans la langue de Goethe. Les quatre dernière chansons de Richard Strauss. Traduit en français, tu as l'impression d'avoir son dernier 45 tour du top 50 ( Pareille pour Mozart, Schubert et Malher). Vaut mieux donc laisser cette superbe oeuvre dans son titre original, même si les agnostiques de la musique classique trouveront ça un peut hermétique. (que de hic ! )
    Que dire d'autre sur cette oeuvre majestueuse et de la voix de la diva Jessye Norman ? Rien ! Juste qu'elle est l'une des dernières avec Hendricks et Berganza (On regrette que Montserrat Caballé ait du s'arrêter à cause d'un accident vasculaire cérébral en 2012), les petites jeunes (Même si certaine commence aussi à prendre de la bouteille comme Angela Gheorghiu) pousse les anciennes a la retraite.
    Pour la photo de Kurt Masur, j'ai cru au départ que c'était Hubert Reeves ! La maladie de Parkinson dis tu ? Cela peut-il servir pour diriger certaines oeuvre comme le vol du bourdon de Rimsky Korsakov ? Non je déconne !
    Pour Richard Strauss, je me souviens d'avoir entendus il y a longtemps une version de "Elektra" avec Dietrich Fischer Dieskau sous la baguette de Bohm et ça m'avais marqué au point d'aimer les oeuvres de Strauss.

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  2. Merci Pat pour ce long com
    Attention "chanson" dans la langue de Goethe, mais "mélodie" dans le vocabulaire musical français… Exemple : "La bonne "chanson" de Fauré, un cycle 9 "Mélodies" sur des poèmes de Verlaine.

    Pour Strauss, les textes supportent bien la traduction. Hermann Hesse a été lauréat d'un certain prix Nobel de littérature…

    Toutes les divas que tu cites méritent leur article. Je pense à Tosca avec Montserrat Caballé aveec Coli Davis. J'ai du pain sur la planche :o) La version d'Elektra de Böhm avec Inge Borkh dans le rôle titre est un monument du disque est une claque, comme celle de Solti avec Birgit Nilson.
    Il faut dire que Strauss ne choisissait pas des écrivaillons pour ses livrets : Oscar Wilde pour Salomé (traduit mot à mot) ; Hugo von Hofmannsthal pour Elektra, Ariane à Naxos, et plusieurs autres dont le Chevalier à la Rose, Stefan Zweig … etc..

    J'ai en projet un Salomé bien gore en DVD…

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  3. Une version gore se salomé ?? L'histoire par elle même l'est déja, une nana qui danse si bien qu'Hérode lui accorde ce qu'elle veut, et l'autre lui demande la tête de Jean Batiste sur un plateau tel une tête de veau sauce gribiche ! Et en fond musical ? "Salomé" l'opéra de Richard Strauss ??

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