samedi 20 septembre 2014

SCHUBERT – Trio N° 2 – Isaac STERN, L. ROSE, E. ISTOMIN – par Claude Toon



- Tiens un petit Schubert aujourd'hui M'sieur Claude ? On entend cette douce musique dans Barry Lyndon de Kubrick, il me semble ?
- En effet ma chère Sonia, notamment pendant la "soirée casino", un superbe anachronisme d'ailleurs, mais tant pis…
- Ah bon ? J'attends vos explications. Un enregistrement de légende je suppose, vous connaissant ?
- Bien entendu, Isaac Stern dont je n'ai jamais parlé, en complicité avec Leonard Rose au violoncelle et Eugene Istomin au piano…
- Difficile à trouver ?
- Non pas du tout, même si j'ai choisi la jaquette d'une édition qui n'est plus disponible. Les plus récentes sont moches…

Pour savourer ce disque culte, il est nécessaire de commencer non pas en parlant de Schubert, mais en présentant le violoniste Isaac Stern et surtout le légendaire trio qu'il créa pour servir le grand répertoire pour cette formation, dont les trios de Schubert, un must absolu du genre.
Comme son prénom le suggère Isaac Stern voit le jour dans une famille juive, en Ukraine, en 1920. La famille fuit le régime totalitaire et antisémite qui va faire trembler l'URSS du XXème siècle (ça continue d'ailleurs), et s'installe à San Francisco alors que le futur virtuose n'est encore qu'un bébé de un an… Après quelques leçons de musique auprès de sa mère, c'est au conservatoire de la métropole californienne qu'il révèle rapidement ses dons exceptionnels. Isaac Stern est ainsi le premier artiste émigré russe à avoir suivi tout son apprentissage aux USA a contrario d'un Horowitz également ukrainien et israélite.
Stern donne son premier concert public à 16 ans, à San Francisco dont l'orchestre renaît de ses cendres sous la houlette de Pierre Monteux. Au programme : le 3ème concerto de Camille Saint-Saëns. Mais c'est la rencontre avec Pablo Casals en 1950 qui va donner à sa carrière un virage déterminant pour son avenir : celui de la musique de chambre. Isaac Stern va fonder en 1960 un trio avec le violoncelliste Leonard Rose et le pianiste Eugene Istomin. Cette complicité va durer 20 ans et nous offrir une collection d'enregistrements mythiques. La liste des réussites est longue : Schubert, bien sur, Brahms et Beethoven dont je réserve une chronique pour un fantasmagorique trio des Esprits… Et bien d'autres…
Isaac Stern poursuivra une carrière internationale et médiatique, en URSS et même en Chine lors de la guerre froide et de l'après révolution culturelle. Il n'acceptera de jouer qu'au crépuscule de sa vie en Allemagne, pays qu'il boycottait depuis l'indicible shoah. Isaac Stern est mort en 2001.

Élève de Rudolf Serkin, Eugene Istomin (1925-2003) est surtout connu pour son appartenance au trio Stern. Formé au Curtis Institute de Philadelphie, sa carrière ne l'a pas éloigné pour autant de la scène comme soliste. Il fit même ses débuts avec l'Orchestre de Philadelphie accompagné par l'indétrônable Eugene Ormandy.
Presque du même âge qu'Isaac Stern, Leonard Rose (1918-1984) connaîtra aussi l'enseignement du Curtis Institute et sera remarqué par Toscanini comme l'un des violoncellistes américains les plus talentueux de sa génération. Sa carrière sera hélas écourtée par une disparition précoce en 1984 à 66 ans. Il fut le professeur de Yo-Yo Ma à la Julliard School.
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Oui, donc je parlais d'anachronisme avec Sonia à propos de l'utilisation de l'andante de ce trio dans Barry Lyndon, le chef d'œuvre de  Stanley Kubrick. En effet, l'histoire tragique contée par le film se déroule vers les années 1750 alors que le trio date de 1827, le début de l'époque romantique. Qu'à cela ne tienne ! L'idée est musicalement lumineuse : le rythme obsédant du mouvement et sa nostalgie illustrent parfaitement cette soirée de jeu, son ambiance étouffante et mondaine, les affres de la jeune lady dont le regard croise furtivement celui du jeune Barry. On ne pourra nier au cinéaste l'habileté dans ses choix de pièces classiques pour ses films. (j'ai ajouté l'extrait du film en complément.)
Exceptionnellement, on connaît avec précision la date de composition du second Trio D 929 : novembre 1827. Il reste donc à Franz Schubert un an à vivre. Comme les derniers quatuors ou le quintette avec deux violoncelles (clic), son inventivité défie l'imagination. Sa durée est imposante : 45 minutes pour quatre mouvements. Bon, il y a une tonalité officieuse, celle de mi bémol majeur a priori allègre. Mais comme nous l'avions vu dans le second mouvement du quatuor La Jeune Fille et la Mort (clic), Schubert est un magicien des jeux de tonalités, appliquant, si je puis dire, un chromatisme à quelques mesures là où un Wagner l'appliquera aux notes. Et par cette pratique qui permet aux ouvrages de la maturité de Schubert des voyages merveilleux et sans limite dans les climats et les émotions les plus diverses et opposées, le compositeur s'avère un orfèvre à l'instar d'un Bach confronté à l'art de la fugue… L'ouvrage est techniquement et formellement plus ardu que son petit frère D 898 (écrit quelques mois avant).  Il ne sera publié qu'en 1836 et bouleversera Robert Schumann, musicien hypersensible, qui y voyait toute la détresse et l'espoir déçu d'un homme se sachant au bout de sa vie, et ne cherchant même plus une simplicité qui lui aurait permis d'être joué par quiconque… Ce trio est écrit pour des musiciens professionnels pointus, pas pour des amateurs de salons, même motivés.

1 – Allegro : Jeux de tonalités ai-je écrit ? Schubert dans cet allegro va en utiliser une douzaine !!! Soit la moitié de toutes les gammes chromatiques. Le génie autrichien ne songeait pas à votre humble déblocnoteur qui souhaitera presque deux siècles plus tard commenter son œuvre… Essayons d'en distinguer les traits essentiels.
Un premier thème farouche est scandé par les trois instruments à l'unisson et se conclut par trois facétieux pizzicati. 12 mesures en tout et pour tout avant d'enchaîner sur un second thème plus serein soutenu par la chaude gravité du violoncelle. Tiens, la tonalité est devenue mineure… Çà n'a pas traîné… Après une telle entrée en matière, Schubert continue de développer une troisième idée. La liberté de ton et la variété du discours prend le pas sur la complexité de l'écriture. Schubert semble vouloir nous éviter toute redite académique de la forme sonate. La musique s'écoule, brillante, avec son leitmotiv mutin égaillé par le jeu gracile d'Isaac Stern qui suggère une abeille qui butine. Côté piano, la frappe délicate et sans pathos souligne avec pudeur les traits des cordes. Eugene Istomin nous rappelle que cette partition a été écrite pour un piano forte, pas un puissant Steinway moderne. Aucune note n'échappe cependant à sa volonté d'humilité. Quant à Leonard Rose, son jeu chaleureux, sans vibrato, sans épaisseur, transfigure la ligne de chant du violoncelle vers une sonorité veloutée. La clarté prédomine dans le jeu des trois artistes et souligne ainsi les mille et une facettes de ce mouvement. Les instrumentistes galopent avec allégresse dans ce courant tantôt interrogatif, tantôt volubile. Malgré un tempo relativement retenu, notamment dans le mélancolique développement central, le trio de virtuoses insuffle une vie poignante et une poésie attendrissante qui explique sa position au top de la discographie. En dire plus serait inutile…

2 – Andante con moto : En mars 1827, Schubert avait sans doute assisté aux funérailles de Beethoven qu'il avait rencontré pour la première fois peu de temps avant. Beethoven avait regretté ne pas avoir connu le jeune talent plus tôt. Ce tragique moment va-t-il influer sur le rythme un peu funèbre de l'andante ? C'est l'une de mes interrogations : un hommage posthume à l'auteur de la marche funèbre de la symphonie héroïque ?
Le rythme implacable des accords du piano de l'introduction accompagne le chant du cygne du violoncelle. Cette pulsation est reprise par les cordes pour laisser le piano dérouler sa propre mélodie. Ce rythme obsédant qui parcourt le morceau explique à mon sens la popularité de cet élégiaque andante, une musique douloureuse si souvent utilisée au cinéma et pas simplement par Kubrick. Le chant parait simple, sinueux et mélancolique. Les artistes ne font qu'un, une fois de plus. Les solos n'existent pratiquement pas en tant que tels dans ce trio. Comme dans l'allegro, Schubert, bien entendu, manipule les tonalités avec ici une dominante du sombre Ut mineur. Un voyage intérieur dans l'âme tourmentée du compositeur.

3 – Scherzo (Allegro moderato) : À l'atmosphère crépusculaire de l'andante, Schubert oppose ici un allegro reprenant le jovial mi bémol majeur initial. On ressent une ambiance populaire et guillerette dans cette jolie page, même si le trio bascule vers un ton mineur. C'est fou ces jeux de tonalités qui égaillent de tant de verve et réservent tant de surprises. Toute la magie de Schubert repose sur cette imagination débridée.

4 – Allegro moderato : Le trio s'achève sur un virevoltant allegro. C'est joyeux et bon enfant. Schubert assure des répétitions des thèmes des mouvements précédents dont une grande partie du sombre andante, mais en lui insufflant une nouvelle vitalité, une nervosité ironique qui semble vouloir faire oublier sa tristesse. Schubert retourne vers la vie. On admire au passage le touché facétieux d'Istomin, les traits de violon robustes de Stern et ceux tout aussi agrestes de Rose. Les trois hommes vivent avec amusement ce final de génie (tant de compositeurs semblent manquer d'idée pour achever les œuvres de cette forme classique en quatre mouvements). La coda s'organise sur une péroraison du thème martial de l'andante. L'architecture de ce trio est un rêve !
Une seule question s'impose : quel ange s'est penché sur le berceau de Schubert pour lui offrir l'art d'écrire un trio de 45 minutes sans une seule mesure ennuyeuse ou surabondante ? Un mystère absolu…

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Petit coup d'œil (ou d'oreille) vers quelques disques passionnants…
Les mélomanes passionnés par ce trio se réfèrent parfois à l'enregistrement de 1941 du Trio – Rubinstein, Heifetz et Piatigorsky. Des caprices des égos des trois virtuoses (comme déplacer les micros pour se mettre en avant) est née une curiosité : 31 minutes ! Entre les coupures, les tempi frénétiques et les gratouillis du 78 tours, je suis réservé. Oui, le témoignage d'une époque qui oublie un peu Schubert.
Au top, le Beaux Arts Trio a évidement signé une référence dans les années 60. Perfection du son, élégance du phrasé, tempi un peu plus vifs que le Trio Stern mais sans confusion. Cet enregistrement est proposé dans un double album avec tous les trios de Schubert, notamment ceux pour cordes (Philips – 6/6).
Dans la nouvelle génération, le Trio Wanderer déjà rencontré dans Brahms (clic) a gravé les deux trios de Schubert en 2008. La beauté plastique du son, la fidélité au texte et la claire sensibilité en font la référence moderne. (Harmonia Mundi – 6/6).

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2 Vidéos : L'andante pour les non abonnés à Deezer, puis la longue scène du film Barry Lyndon avec un andante interprété pour le film par Ralph Holmes (violon), Moray Welsh (violoncelle), Anthony Goldstone (piano).



3 commentaires:

  1. Zut !! Tu m'as coupé l'herbe sous le pied en parlant de la version Heifetz, Rubinstein et Gregor Piatigorsky. Isaac Stern et ses potes la version de référence? Possible ! Laversion de la bande original du film a un tempo un peut trop rapide à mon goût. Pour les anachronismes, ,tu trouves aussi la danse Allemande N°1 en do majeur du même Schubert et comme l'action ce passe vers 1750, il y a aussi un extrait du Barbier de Séville de Paisiello (1740-1816) monter par Haydn en 1790;

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  2. Rapide dans Kubrick ? Curieusement, c'est le Trio Stern qui joue assez sereinement. D'ailleurs c'est la seule interprétation des 2 trios qui ne tient pas sur un seul CD de 80'... Le tempo est noté Andante "con moto" (con moto = "enlevé"). Schubert aurait ainsi pu noté aussi allegretto....
    J'espère que ma chronique n'érige pas ce disque culte en version dite "référence absolue" !!! Expression que je déteste. Elle fiat partie certes d'un peloton de tête des réussites de la discographie avec au moins les 3 mentionnées à la fin.

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  3. Très très beau texte sur le trio en mi bémol! Pourquoi ne pas vouloir ériger la version Istomin, Stern et Rose en référence absolue? C'en est une! Jamais entendu une telle osmose, en musique de chambre, entre les instrumentistes; et jamais une telle osmose avec l'oeuvre, sauf Régine Crespin dans les Nuits d'Eté de Berlioz, les deux enregistrements que j'emporterais sur la fameuse "île déserte"... Mais bon, pour ne pas mourir idiot, je m'en vais écouter les Beaux-Arts et les Wanderer: ma passion pour cet enregistrement m'avait fermé à toute nouvelle expérience, je m'en rends compte... Merci infiniment pour votre éclairage!

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