- Tiens un petit Schubert aujourd'hui M'sieur Claude ? On entend cette
douce musique dans Barry Lyndon de Kubrick, il me semble ?
- En effet ma chère Sonia, notamment pendant la "soirée casino", un
superbe anachronisme d'ailleurs, mais tant pis…
- Ah bon ? J'attends vos explications. Un enregistrement de légende je
suppose, vous connaissant ?
- Bien entendu, Isaac Stern dont je n'ai jamais parlé, en complicité avec
Leonard Rose au violoncelle et Eugene Istomin au piano…
- Difficile à trouver ?
- Non pas du tout, même si j'ai choisi la jaquette d'une édition qui
n'est plus disponible. Les plus récentes sont moches…
Pour savourer ce disque culte, il est nécessaire de commencer non pas en
parlant de Schubert, mais en présentant le violoniste
Isaac Stern
et surtout le légendaire trio qu'il créa pour servir le grand répertoire
pour cette formation, dont les trios de
Schubert, un must absolu du genre.
Comme son prénom le suggère
Isaac Stern
voit le jour dans une famille juive, en Ukraine, en
1920. La famille fuit le régime
totalitaire et antisémite qui va faire trembler l'URSS du XXème siècle (ça
continue d'ailleurs), et s'installe à San Francisco alors que le
futur virtuose n'est encore qu'un bébé de un an… Après quelques leçons de
musique auprès de sa mère, c'est au conservatoire de la métropole
californienne qu'il révèle rapidement ses dons exceptionnels.
Isaac Stern
est ainsi le premier artiste émigré russe à avoir suivi tout son
apprentissage aux USA a contrario d'un
Horowitz
également ukrainien et israélite.
Stern
donne son premier concert public à 16 ans, à
San Francisco
dont l'orchestre renaît de ses cendres sous la houlette de
Pierre Monteux. Au programme : le
3ème concerto
de
Camille Saint-Saëns.
Mais c'est la rencontre avec
Pablo Casals
en 1950 qui va donner à sa carrière un virage déterminant pour son
avenir : celui de la musique de chambre.
Isaac Stern
va fonder en 1960 un trio avec
le violoncelliste
Leonard Rose
et le pianiste
Eugene Istomin. Cette complicité va durer 20 ans et nous offrir une collection
d'enregistrements mythiques. La liste des réussites est longue :
Schubert, bien sur,
Brahms
et
Beethoven
dont je réserve une chronique pour un fantasmagorique
trio des Esprits… Et bien d'autres…
Isaac Stern
poursuivra une carrière internationale et médiatique, en URSS et même en
Chine lors de la guerre froide et de l'après révolution culturelle. Il
n'acceptera de jouer qu'au crépuscule de sa vie en Allemagne, pays qu'il
boycottait depuis l'indicible shoah. Isaac Stern
est mort en 2001.
Élève de
Rudolf Serkin,
Eugene Istomin
(1925-2003) est surtout connu pour son appartenance au
trio Stern. Formé au Curtis Institute de Philadelphie, sa carrière ne l'a pas éloigné
pour autant de la scène comme soliste. Il fit même ses débuts avec l'Orchestre de Philadelphie
accompagné par l'indétrônable
Eugene Ormandy.
Presque du même âge qu'Isaac Stern,
Leonard Rose
(1918-1984) connaîtra aussi l'enseignement du Curtis Institute et sera
remarqué par
Toscanini
comme l'un des violoncellistes américains les plus talentueux de sa
génération. Sa carrière sera hélas écourtée par une disparition précoce en
1984 à 66 ans. Il fut le
professeur de Yo-Yo Ma à la Julliard School.
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Oui, donc je parlais d'anachronisme avec Sonia à propos de l'utilisation de
l'andante de ce trio dans
Barry Lyndon, le chef d'œuvre
de Stanley Kubrick. En effet,
l'histoire tragique contée par le film se déroule vers les années
1750 alors que le trio date de
1827, le début de l'époque
romantique. Qu'à cela ne tienne ! L'idée est musicalement lumineuse : le
rythme obsédant du mouvement et sa nostalgie illustrent parfaitement cette
soirée de jeu, son ambiance étouffante et mondaine, les affres de la jeune
lady dont le regard croise furtivement celui du jeune Barry. On ne pourra
nier au cinéaste l'habileté dans ses choix de pièces classiques pour ses
films. (j'ai ajouté l'extrait du film en complément.)
Exceptionnellement, on connaît avec précision la date de composition du
second Trio D 929
: novembre 1827. Il reste donc
à
Franz Schubert
un an à vivre. Comme les
derniers quatuors
ou le
quintette avec deux violoncelles (clic), son inventivité défie l'imagination. Sa durée est imposante : 45 minutes
pour quatre mouvements. Bon, il y a une tonalité officieuse, celle de mi
bémol majeur a priori allègre. Mais comme nous l'avions vu dans le second
mouvement du quatuor
La Jeune Fille et la Mort (clic),
Schubert
est un magicien des jeux de tonalités, appliquant, si je puis dire, un
chromatisme à quelques mesures là où un
Wagner
l'appliquera aux notes. Et par cette pratique qui permet aux ouvrages de la
maturité de
Schubert
des voyages merveilleux et sans limite dans les climats et les émotions les
plus diverses et opposées, le compositeur s'avère un orfèvre à l'instar d'un
Bach
confronté à l'art de la fugue… L'ouvrage est techniquement et formellement
plus ardu que son petit frère
D 898
(écrit quelques mois avant). Il ne sera publié qu'en
1836 et bouleversera
Robert Schumann, musicien hypersensible, qui y voyait toute la détresse et l'espoir déçu
d'un homme se sachant au bout de sa vie, et ne cherchant même plus une
simplicité qui lui aurait permis d'être joué par quiconque… Ce trio est
écrit pour des musiciens professionnels pointus, pas pour des amateurs de
salons, même motivés.
1 –
Allegro : Jeux de tonalités ai-je écrit ?
Schubert
dans cet allegro va en utiliser une douzaine !!! Soit la moitié de toutes
les gammes chromatiques. Le génie autrichien ne songeait pas à votre humble
déblocnoteur qui souhaitera presque deux siècles plus tard commenter son
œuvre… Essayons d'en distinguer les traits essentiels.
Un premier thème farouche est scandé par les trois instruments à l'unisson
et se conclut par trois facétieux pizzicati. 12 mesures en tout et pour tout
avant d'enchaîner sur un second thème plus serein soutenu par la chaude
gravité du violoncelle. Tiens, la tonalité est devenue mineure… Çà n'a pas
traîné… Après une telle entrée en matière,
Schubert
continue de développer une troisième idée. La liberté de ton et la variété
du discours prend le pas sur la complexité de l'écriture.
Schubert
semble vouloir nous éviter toute redite académique de la forme sonate. La
musique s'écoule, brillante, avec son leitmotiv mutin égaillé par le jeu gracile
d'Isaac Stern
qui suggère une abeille qui butine. Côté piano, la frappe délicate et sans pathos
souligne avec pudeur les traits des cordes.
Eugene Istomin
nous rappelle que cette partition a été écrite pour un piano forte, pas un
puissant Steinway moderne. Aucune note n'échappe cependant à sa volonté
d'humilité. Quant à
Leonard Rose, son jeu chaleureux, sans vibrato, sans épaisseur, transfigure la ligne de
chant du violoncelle vers une sonorité veloutée. La clarté prédomine dans le
jeu des trois artistes et souligne ainsi les mille et une facettes de ce
mouvement. Les instrumentistes galopent avec allégresse dans ce courant
tantôt interrogatif, tantôt volubile. Malgré un tempo relativement retenu,
notamment dans le mélancolique développement central, le trio de virtuoses
insuffle une vie poignante et une poésie attendrissante qui explique sa
position au top de la discographie. En dire plus serait inutile…
2 – Andante con moto
: En mars 1827,
Schubert
avait sans doute assisté aux funérailles de
Beethoven
qu'il avait rencontré pour la première fois peu de temps avant.
Beethoven avait regretté ne pas avoir connu le jeune talent plus tôt. Ce tragique
moment va-t-il influer sur le rythme un peu funèbre de l'andante ? C'est
l'une de mes interrogations : un hommage posthume à l'auteur de la marche
funèbre de la
symphonie héroïque
?
Le rythme implacable des accords du piano de l'introduction accompagne le
chant du cygne du violoncelle. Cette pulsation est reprise par les cordes
pour laisser le piano dérouler sa propre mélodie. Ce rythme obsédant qui
parcourt le morceau explique à mon sens la popularité de cet élégiaque
andante, une musique douloureuse si souvent utilisée au cinéma et pas
simplement par Kubrick. Le chant parait simple, sinueux et
mélancolique. Les artistes ne font qu'un, une fois de plus. Les solos
n'existent pratiquement pas en tant que tels dans ce trio. Comme dans
l'allegro,
Schubert, bien entendu, manipule les tonalités avec ici une dominante du sombre Ut
mineur. Un voyage intérieur dans l'âme tourmentée du compositeur.
3 – Scherzo (Allegro moderato)
: À l'atmosphère crépusculaire de l'andante,
Schubert
oppose ici un allegro reprenant le jovial mi bémol majeur initial. On
ressent une ambiance populaire et guillerette dans cette jolie page, même si
le trio bascule vers un ton mineur. C'est fou ces jeux de tonalités qui
égaillent de tant de verve et réservent tant de surprises. Toute la magie de
Schubert repose sur cette imagination débridée.
4 – Allegro moderato
: Le trio s'achève sur un virevoltant allegro. C'est joyeux et bon enfant.
Schubert
assure des répétitions des thèmes des mouvements précédents dont une grande
partie du sombre andante, mais en lui insufflant une nouvelle vitalité, une
nervosité ironique qui semble vouloir faire oublier sa tristesse.
Schubert retourne vers la vie. On admire au passage le touché facétieux d'Istomin, les traits de violon robustes de
Stern
et ceux tout aussi agrestes de
Rose. Les trois hommes vivent avec amusement ce final de génie (tant de
compositeurs semblent manquer d'idée pour achever les œuvres de cette forme
classique en quatre mouvements). La coda s'organise sur une péroraison du
thème martial de l'andante. L'architecture de ce trio est un rêve !
Une seule question s'impose : quel ange s'est penché sur le berceau de
Schubert
pour lui offrir l'art d'écrire un trio de 45 minutes sans une seule mesure
ennuyeuse ou surabondante ? Un mystère absolu…
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Petit coup d'œil (ou d'oreille) vers quelques disques passionnants…
Les mélomanes passionnés par ce trio se réfèrent parfois à l'enregistrement
de 1941 du
Trio – Rubinstein, Heifetz et Piatigorsky. Des caprices des égos des trois virtuoses (comme déplacer les micros pour
se mettre en avant) est née une curiosité : 31 minutes ! Entre les coupures,
les tempi frénétiques et les gratouillis du 78 tours, je suis réservé. Oui,
le témoignage d'une époque qui oublie un peu
Schubert.
Au top, le
Beaux Arts Trio
a évidement signé une référence dans les années 60. Perfection du son,
élégance du phrasé, tempi un peu plus vifs que le
Trio Stern mais sans confusion. Cet enregistrement est proposé dans un double album
avec tous les trios de
Schubert, notamment ceux pour cordes (Philips
– 6/6).
Dans la nouvelle génération, le
Trio Wanderer
déjà rencontré dans
Brahms
(clic) a gravé les deux trios de
Schubert
en 2008. La beauté plastique du son, la fidélité au texte et la
claire sensibilité en font la référence moderne. (Harmonia Mundi
– 6/6).
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2 Vidéos
: L'andante pour les non abonnés à Deezer, puis la longue scène du film
Barry Lyndon avec un andante
interprété pour le film par
Ralph Holmes
(violon),
Moray Welsh
(violoncelle),
Anthony Goldstone
(piano).
Zut !! Tu m'as coupé l'herbe sous le pied en parlant de la version Heifetz, Rubinstein et Gregor Piatigorsky. Isaac Stern et ses potes la version de référence? Possible ! Laversion de la bande original du film a un tempo un peut trop rapide à mon goût. Pour les anachronismes, ,tu trouves aussi la danse Allemande N°1 en do majeur du même Schubert et comme l'action ce passe vers 1750, il y a aussi un extrait du Barbier de Séville de Paisiello (1740-1816) monter par Haydn en 1790;
RépondreSupprimerRapide dans Kubrick ? Curieusement, c'est le Trio Stern qui joue assez sereinement. D'ailleurs c'est la seule interprétation des 2 trios qui ne tient pas sur un seul CD de 80'... Le tempo est noté Andante "con moto" (con moto = "enlevé"). Schubert aurait ainsi pu noté aussi allegretto....
RépondreSupprimerJ'espère que ma chronique n'érige pas ce disque culte en version dite "référence absolue" !!! Expression que je déteste. Elle fiat partie certes d'un peloton de tête des réussites de la discographie avec au moins les 3 mentionnées à la fin.
Très très beau texte sur le trio en mi bémol! Pourquoi ne pas vouloir ériger la version Istomin, Stern et Rose en référence absolue? C'en est une! Jamais entendu une telle osmose, en musique de chambre, entre les instrumentistes; et jamais une telle osmose avec l'oeuvre, sauf Régine Crespin dans les Nuits d'Eté de Berlioz, les deux enregistrements que j'emporterais sur la fameuse "île déserte"... Mais bon, pour ne pas mourir idiot, je m'en vais écouter les Beaux-Arts et les Wanderer: ma passion pour cet enregistrement m'avait fermé à toute nouvelle expérience, je m'en rends compte... Merci infiniment pour votre éclairage!
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